Le bœuf de l’amitié

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Je saisis la fourchette. Je commence à touiller doucement la purée. Je me sens gauche. Il y a des grumeaux. Allez, c’est pas la mer à boire. Et puis j’aime bien la purée, non ? J’amène la fourchette jusqu’à ma bouche en pliant mon bras tout maigrichon. Je ferme les yeux. Au moins je suis rassuré sur une chose : dans ta bouche ou dans la mienne, Rémi, la bouffe de l’hôpital, c’est toujours aussi dégueu. Le truc est tiédasse, maintenant, aucun goût. Putain, y’a intérêt que ça soit nutritif, cette saloperie !

Je prends le petit sachet de sel dans l’espoir de masquer la misère. J’en mets partout en déchirant le papier. Au point où j’en suis, ça ne changera pas grand-chose. Et le bœuf, Stan, essaye le bœuf ! Carrément, je suis sûr que c’est un délice…

J’attrape le couteau, plus pour évaluer la coordination de mes mains que par nécessité. Je ne sais même pas ce qu’il y a à manger sur ce truc qui baigne dans la sauce, à part le gras. Évidemment, vu mon épaisseur, je ne peux pas vraiment m’inquiéter pour ma ligne. Je coupe un morceau. Tchou tchou, et une fourchette pour Stan. Une fois dans la bouche, je mastique. J’essaye de ne penser à rien. Je mâche. Non, je ne dégueulerai pas… J’avale, parce qu’il n’y a plus que ça à faire et je me précipite sur le morceau de pain. C’est peut-être industriel, mais c’est probablement la meilleure chose que je mettrai dans ma bouche ce soir, depuis la madeleine du goûter.

Je bois pour faire descendre tout ça… Je recommence le cycle. Une fois, deux fois. Tu vois, je prends soin de toi, Rémi. À la troisième, je m’arrête. Je sens que l’éruption n’est pas loin.

Je fais une pause. Je regarde le portable qui me nargue sur le côté et les battements de mon cœur s’accélèrent. Si je l’allume, je sais que je risque de m’y perdre. J’essaye de retenir mes pensées, mais je ne peux m’empêcher de songer à mon téléphone, au mien, celui de Stanislas. La fameuse télécommande de nos vies…

Si c’est Rémi qui l’a, qu’est-ce qu’il y a trouvé ? Quelques centaines de photos, mes contacts, mes SMS, ma messagerie, pro, perso, mes rendez-vous, le fil d’actu de mes amis, mon historique de navigation, d’achat, et alors ? Fut un temps, j’aurais peut-être flippé à cette idée, mais à la vérité, Rémi n’y verrait que ma vie « normale », celle que je lui raconte quand on arrive à se voir. L’intimité de mes échanges, oui, et je ne supporterais pas qu’un inconnu me la viole, mais rien de véritablement embarrassant ou de compromettant pour Rémi, pas de photo ou de vidéo à poil de Nelly ni de répertoire caché avec des plans culs. Et moi, Rémi, qu’est-ce que je vais trouver, dans ton téléphone ?

Toi, Stan, tu devrais t’y trouver

Je déglutis. Pas tout de suite. Il faut que je mange encore un peu. Au moins la purée… Et merde, elle est froide, maintenant. Déjà que c’est limite quand c’est chaud. Bon. Je me rabats sur le yaourt, avec du sucre, ça passera.

J’ouvre le pot maladroitement et je mélange les grains blancs qui raclent contre le plastique. Heureusement que Rémi n’est pas allergique aux produits laitiers… J’évoque sans y réfléchir les repas que nous avons partagés ensemble. C’est bête, mais je n’arrive pas à me souvenir de lui en train de manger un yaourt. Du fromage, des pâtisseries… Est-ce que lui se souviendrait de ça, pour moi ? J’avale la crème blanche, sans réaction particulière. Est-ce que des mecs qui se disent meilleurs potes depuis plus de vingt ans ne devraient pas se rappeler si l’autre bouffe des yaourts ou non ? Est-ce que je l’ai su, un jour ? Et si j’ai oublié ? Une mélancolie pâteuse vient tapisser les bords de mon âme. Putain, Rémi, t’es où quand j’ai besoin de parler de yaourt ?

La porte s’ouvre à nouveau qui interrompt mes réflexions.

– Bonsoir, monsieur.

La même aide-soignante que tout à l’heure s’approche de moi. Elle s’appelle Claire, selon le badge accroché sur sa poitrine proéminente.

– Tout va bien ? Vous avez terminé ? demande-t-elle, timidement.

– Oui, merci... mais le bœuf n’était pas très bon, remarqué-je avec une petite grimace.

– Je sais, répond-elle en rougissant. Presque tout le monde s’est plaint ce soir, mais ça ne change pas grand-chose.

Mais pourquoi est-ce que j’ai eu besoin de lui sortir ça ? Comme si c’était de sa faute. Évidemment que ça n’est pas bon, c’est un hôpital, pas un restaurant gastronomique… Je lui demande de remplir ma carafe d’eau qu’elle pose ensuite sur la tablette à côté de moi. Puis elle descend le store de la fenêtre avant de reprendre mon plateau-repas.

Ça ne m’a pas frappé lorsqu’elle est rentrée dans la chambre tout à l’heure, mais j’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. Son visage rond derrière ses lunettes, son sourire aimable et presque gêné… Une voisine ? Une connaissance ? Ou une de ces facéties de ma mémoire de comateux ? J’ai beau chercher, je ne trouve pas. Tant pis pour ce soir.

– S’il y a quoi que ce soit, n’hésitez pas à utiliser la sonnette, monsieur. Bonne soirée.

– Oui, merci. À vous aussi.

Je soupire. Je sens que la fatigue ne va pas tarder à avoir raison de moi, mais je ne pourrai pas dormir sans savoir. Allez, Stan, prends ta paire de couilles en main et allume ce putain de portable.

T’as peur de quoi ?

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