J’imagine un repas de famille, celui de demain, d’après-demain, du week-end…

Je suis assis à côté de Clarisse. En face de nous Viviane et Raymond. Les enfants sont couchés. Nous discutons. Et puis à un moment donné, je prends mon air le plus sérieux, le plus grave et je leur dis « écoutez, j’ai quelque chose à vous dire de très important ». Là, intrigués, ils se tournent vers moi. Ils pensent à une blague, ils s’inquiètent un peu, un léger malaise se répand autour de nous. Clarisse se dit déjà que j’aurais pu lui en parler avant si c’est si important. Elle s’imagine peut-être que je vais annoncer un changement de carrière ou l’envie de voyager ou quelque chose dans ce goût-là, que l’on pourrait mettre sur le compte de mon expérience traumatisante et qui aurait réveillé des envies d’ailleurs, des envies d’autrement.

Je les regarde.

« Clarisse, Viviane, Raymond… ».

J’hésite.

« Je ne sais pas comment vous dire cela et je sais que vous n’allez pas me croire, mais au moins écoutez-moi. » Le malaise s’est épaissi soudainement. Plus personne n’est sûr de rien. Ils n’ont pas envie d’en entendre plus. Tout allait si bien. Le mari, le fils était rentré de l’hôpital. La vie allait pouvoir enfin reprendre son cours.

« Vous n’avez peut-être rien vu ou vous n’avez rien voulu dire pour ne pas me brusquer, mais depuis mon réveil, j’ai changé ». « Mais oui, c’est normal, mon chéri et le docteur Frankin… », commence la mère de Rémi. « Attends, Viviane, laisse-le finir. », la coupe Raymond.

Je regarde Clarisse. C’est elle qui a perçu des différences notables depuis mon retour. À ce moment, tous les trois se mettent à penser que l’accident a finalement laissé des séquelles dans la tête de Rémi, du fils, du mari… Pragmatique, Viviane pense peut-être « psychiatre », Raymond pense « mon fils est gay ». Clarisse s’inquiète pour son couple et pour les enfants. Tous les trois suspendus à mes lèvres, retenant leur souffle. Je ne peux plus reculer. Il est trop tard pour une blague, même de très mauvais goût.

Je déglutis.

« Je sais que j’ai le corps de Rémi et la voix de Rémi, mais je ne suis plus Rémi… »

« Quoi ? ».

J’ignore leur question et leurs visages incrédules, choqués, consternés, je veux finir de leur dire. « Je suis vraiment désolé, je voulais vous le dire avant, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, je croyais que ça allait passer, mais… ». Viviane se met à pleurer. Clarisse est trop choquée pour parler.

« Mais pourquoi t’as besoin de raconter ça, Rémi ? Regarde, tu fais pleurer ta mère » me reproche Raymond d’une voix incertaine. Tous les trois me croient fou. M’espèrent fou. Autant aller jusqu’au bout, puisque l’illusion s’est déjà brisée.

« Je m’appelle Stanislas. Je suis un très bon ami de Rémi, depuis le collège. C’est pour ça que je vous connais. J’étais à son mariage… »

« Arrête, arrête ça tout de suite, Rémi, ça suffit, maintenant ! », s’énerve Raymond en se levant. « Rémi, mon chéri, ça va s’arranger », sanglote Viviane. « Et tout ce que tu m’as dit… Les enfants… », finit par lâcher Clarisse d’une voix chevrotante. Je sens leur douleur. Je sens leur colère. J’ai honte. J’ai mal. Je veux leur dire que moi aussi, j’ai des parents et une femme et que je ne sais pas où elle est et que j’en crève parce que je ne comprends rien à ce monde… Mais la scène s’étiole. Je ne trouve plus les mots. Je ne vois plus les visages. J’entends encore Raymond dire « Je t’avais dit qu’il était bizarre » et l’émotion me serre la gorge.

Pourrais-je vraiment leur faire ça ? Détruire la famille de Rémi ? Et s’il revenait juste après, est-ce qu’il arriverait à réparer les morceaux, à regagner la confiance ?

Et s’il ne revenait pas, Stan ?