Week-end à Bray-Dune

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Un replis stratégique, avait affirmé le haut commandement, un replis....

Une flagrante débâcle, affirmaient les soldats qui crapahutaient sous les bombes allemandes, une déculottée sans nom.

Pourtant, ils étaient partis pour la gagner, cette guerre. Ils ne l'avaient pas vue venir, l'offensive meurtrière... Pulvérisée, la ligne Maginot. Fallait-il être con pour faire confiance à cette prétendue grande muraille de Chine à la sauce française qui n'avait pas su retenir les fridolins en 1914. Le 10 mai 1940, ils avaient remis ça !

Dix jours plus tard, les forces alliées, encerclées, n’eurent de recours que de se recroqueviller sur Dunkerque.

Acculés à la mer, harcelés de raids aériens, ramassant leurs morts, dormant dans les dunes, les masures désertées et les carcasses de véhicules, 340 000 hommes attendaient leur évacuation vers l’Angleterre. Au loin, Dunkerque flambait et de longues et sinueuses volutes de fumée noire s'élevaient dans un ciel de plomb.

Dans les cafés de l'ancienne station balnéaire, les hommes s'étendaient sur les banquettes, regardaient les débris du plafond leur tomber sur la gueule à chaque bombe.

« Que fout la RAF ? Pourquoi ne dégage-t-elle pas le ciel de ces foutus stukas ? ».

Un café, une boîte de biscuits moisis pour tout repas, les gars de la 12ème du Général Janssen attendaient leur tour, calfeutrés comme ils pouvaient dans les dunes. Des explosions secouaient la ville.

- Nos gars font sauter les réserves de carburant pour qu'elles ne tombent pas entre les mains des Fritz.

Une odeur de caoutchouc brûlé enveloppait la station balnéaire. Le long des murs se décollaient les bienheureuses affiches vantant les plaisirs des bains de mer et le bon air du littoral.

- Les vaches ! Ils vont nous laisser là. Ils en ont rien à foutre des Français. On peut bien crever, ils s’en foutent !

Basile se leva et détendit ses bras engourdis.

- Où tu vas ? demanda Raymond.

- Je vais faire un tour, voir s’il y a moyen d’embarquer.

- Tu rêves, mon vieux. Ils n’en ont rien à foutre de nous les rosbifs.

- Ça ne coûte rien d’essayer.

- Si ça t’amuse, dit Raymond, moi, je vais chercher de quoi bouffer.

- Ne vous éloignez pas, les gars, dit le lieutenant Julien Meynard, et gaffe à vos têtes !

- T'inquiète, Lieutenant !

Basile lâcha un ricanement sardonique et disparut dans les ruines calcinées, sa main soufflant l'air en un vague salut qui n'avait plus rien de réglementaire. Il tâta la poche interne de sa veste. Sa cartouche de Gauloises était bien là, personne ne la lui avait fauchée pendant qu'il pionçait. Tout ce qui ressemblait à de la gnôle avait été sifflé, restait plus que les clopes à grappiller.

Sur le sable éclaboussé de balles, de longues files de soldats attendaient leur tour. Basile se fraya un chemin entre les caisses éventrées, les cadavres et les squelettes de voiture. Le rugissement métallique d’un Bf 109 E transperça le ciel. Il se jeta sur le sable. La bombe explosa à quelques pas de lui. Une vague de sable incandescent le submergea. Il releva la tête. Le volatile aux ailes de fer s’en était allé laissant derrière lui une plaie d'un diamètre parfait. Basile en vint à se demander si les ingénieurs de la mort avaient conçu expressément la perfection des cercles que formaient les bombes. Membres arrachés, tripes à l’air, les hommes beuglaient des bulles de sang. Des secours accoururent, brassard blanc, croix rouge. Ils emmenèrent les survivants sur les brancards maculés du sang des autres.

Il serait peut-être temps que je me mette à croire en Dieu.

Embarquer, quitter cet Enfer, « l’Enfer de Dunkerque. »

L’horizon était gris de destroyers, de chalutiers, de barcasses. Tout ce qui flottait avait été réquisitionné. Hier encore, la mer était vide et tous attendaient.

« Je ne veux pas fuir la guerre, je veux vivre pour revenir me battre ! »

Négatif, la réponse monotone des anglais lui rendait odieux cet accent au relent de sauce à la menthe. Foutus Anglais ! Rien à foutre des Frenchies. Ils peuvent bien crever, les copains ont raison ! Il frappa avec rage dans une boîte de conserve vide.

Dans un jardin public, les résignés, torse nu, se prélassaient en bronzant, les dernières heures de liberté avant d'être faits prisonniers, les dernières heures de vie avant d'être pulvérisés par un obus, une bombe, un tir de mitraillette, demandez le catalogue des articles mortifères, choisissez votre mort, c'est gratuit ! Des cadavres de chevaux abattus finissaient de pourrir, découpés jusqu'à l'os par quelques couteaux bien aiguisés. Il pataugeait dans le bris de verre et les tuiles éclatées. Les maisons sursautaient au son des canons.

« Sortez vos morts ! Sortez vos morts ! »

La charrette sillonnait la villes.

« Sortez vos morts ! Sortez vos morts ! »

Un amas de corps déchiquetés, des bras, des jambes, des yeux grands ouverts et le vrombissement des mouches qui foisonnent autour. Le petit homme poussait une voiture à bras dégorgeant de membres raides.

« Sortez vos morts ! ».

Au premier étage d’une maison, un jeune garçon regardait les avions dans le ciel. RAF ou Luftwaffe ? Les grondements de l’Apocalypse.

« Cache-toi ! Cache-toi ! » cria Basile.

Le ciel s’embrasa, la terre gronda et s'ouvrit en un nuage de cendres, de gravas, de chairs et de métal. Basile roula sur le sol, les mains sur la tête en une protection dérisoire. Une pluie de blocs de pierres, de briques et de morceaux de route retomba sur son corps. Une douleur fulgurante dans l'épaule lui arracha un cri. Il se dégagea, le visage blanc de poussière, toussa et s'assura que tous ses membres étaient en place. Une tige de métal s'était plantée dans son omoplate, il la retira en criant. La façade de la maison tenait toujours debout, un peu bancale. Le reste avait disparu. Le petit garçon à sa fenêtre ne regardait plus les avions. Il regardait le sol. Son petit corps déchiqueté n’était plus que bouillie de chair et d’os brisés. Le cadavre ténu pendait sur le rebord de la fenêtre comme du linge sur un fil. Le préposé aux morts était resté au sol lui aussi, un torrent de boyaux moussus répandu autour de son cadavre. La charrette s’était renversée et son chargement avec.

Quand l'épais nuage de fumée se fut dissipé, Basile vit émerger une étrange silhouette noire. Un homme en uniforme français, croix blanche au col, écharpe blanche au cou, avançait, tête nue poudrée de gravas, entre les cadavres et les membres tranchés. Il avait bonne mine à faire ses salamalecs ici. Le soldat aumônier s’arrêtait devant chaque cadavre, murmurait une prière et faisait un signe de croix

- Hé, le ratichon, qu’est-ce qu’il fout votre Bon Dieu !

- Gardez espoir, mon fils, ce n’est qu’une épreuve que Dieu nous envoie.

Basile désigna le gamin qui pendait à sa fenêtre.

- Pour lui aussi ce n’était qu’une épreuve ?

Il laissa le curé à ses extrêmes-onctions et continua sa route. Il pensa à Margot. Je ne dois pas mourir ici, non je ne peux pas. Il reviendrait, il le lui avait promis.

Quatre soldats aux couleurs britanniques s'étalaient devant le perron d'une maison au toit effondré, les membres broyés. L’un d’eux avait perdu sa tête. La guerre faisait des cadavres bien laids.

Basile pénétra, en quête de nourriture. Les placards étaient vides, les armoires étaient vides. Sous l’escalier, la porte de la cave branlait. Il la poussa, elle s’ouvrit en couinant. Plus de lumière. Il alluma son briquet.

- Hey, hey ! Par ici !

- Il y a quelqu’un ?

Il descendit l’escalier d'un pas hésitant, un oeil fixé au plafond qui menaçait de lui tomber sur la tête.

- Hello, my friend. Could you help me please ?

C’était un officier britannique, un de ceux qui buvaient leur thé en laissant crever les gars sur la plage. Il était assis sur un tonneau, son casque académiquement posé sur sa tête, un pan de son pantalon relevé an genou.

- Tiens, un rosbif, ça alors. Il s’est perdu l’amiral ?

- Je souis blessé à la jambe. Mes hommes sont partis chercher de l’aide. Mais ils ne reviennent pas et mon jambe me fait de plous en plous souffrir.

- Ah, c’était à vous les trois macabs. Ils n'iront plus chercher de l’aide, croyez moi.

- S’il vous plait, mon brave, pourriez-vous m’aider à rejoindre mon ounité.

- Mais ça alors, qu’est-ce que je vois. On dirait du pâté.

A côté de l'officier blessé se trouvait en effet une terrine dont le contenu fleurait sacrément bon pour un estomac affamé. Le gradé ne s'était pas privé pour taper dedans, le privilège de l'uniforme.

- De la tewine, mon cher, et elle est fameuse.

Oui, une grosse terrine de faisan comme il les faisait chez lui, en Vendée, une miche de pain entamée. Basile ouvrit la lame de son couteau et se trancha une large part. Le sol trembla à nouveau, faisant tressauter les saucissons accrochés aux solives.

Des pas dans l’escalier, le bruit d'un corps qui tombe et qui roule sur les marches. Basile sortit son arme, prêt à faire feu. Le maladroit s'écrasa de toute sa masse à ses pieds. Il se releva en chassant la poussière de sa petite croix blanche et s'assura que son nez était toujours en place.

- Merde, c’est vous mon père ! Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous en avez déjà fini avec vos saintes simagrées ?

- La bombe, expliqua le curé en se relevant, je suis venu me mettre à l’abri. Et puis, j’ai entendu des voix.

- Et tu t’es dit qu’il y aurait peut-être un petit quelque chose à becter, curé. Regarde ça. Un vrai festin.

- Et lui ?

- Un rosbif qui voudrait rejoindre son bateau. Allez, venez donc taper un bout, mon père. C’est le contribuable qui offre.

- Colonel Edward Kinleight …

- Eh bien, ça ne se refuse pas.

- Goûtez-moi ça mon père, une terrine de faisan.

- Mmmm, délicieux, mais on dirait plutôt… du lièvre.

- S’il vous plaît, je souffre howiblement.

- Du lièvre vous croyez ? Moi je trouve que ça ressemble à du faisan.

Le curé se resservit une épaisse tranche.

- Non, non, je vous assure que c’est du lièvre.

- Lièvre, faisan, on s'en fout ! Goûtez-moi ce saucisson à l'ail.

- Je dois wetourner avec mes hommes.

- Si seulement le pain n’était pas si sec.

- Ou alors il faudrait du beurre.

- It's very important !

- Oh regardez mon fils, un jambon cru au torchon.

- Genlemen !

- Merde, il sent rudement bon !

- Please.

- Et cette cave ! Mince les habitants d’ici avaient bon goût, Pommard, Aloxe-Corton.

- Vous assez raison mon père. Allez, à la santé de nos généraux qui nous ont bien foutu dedans, dit-il en levant une bouteille à moitié pleine de Clos Vougeot 1934.

- Et à celle des Anglais qui vont nous laisser crever ici.

Basile et le curé firent tinter leurs bouteilles, assis chacun sur une caisse, la bouche pleine de pâté, entre les bombardements, les tirs de DCA et les lamentations du colonel.

- Okay, okay, gentlemen. Si vous me sortez de là, je vous donne ma parole que je vous ferai embarquer avec moi pour l’Angleterre.

- Ah, là tu nous intéresses, l’english, s’exclama Basile.

- Oh, oui, si nous avons sa parole de Gentleman.

- Tu nous promets que tu ne nous laisseras pas en rade au dernier moment ?

- I promess, gentlemen.

- Eh bien vous voyez, mon Colonel, ce n’était pas compliqué.

Le Curé aida Basile à hisser le colonel sur son dos puis ouvrit son havresac et y plongea le jambon, les saucissons et deux bouteilles de vin.

- Ben qu’est-ce que tu fous, curé ?

- Je nous prépare un petit frichti pour le voyage. La traversée va être longue.

Sur la ville rampaient de lourds nuages de fumée, de poudre et de suie. Un grondement mécanique, l’ouragan faisait rage. Basile courait en portant l’officier sur son dos.

« Laissez passer ! Laissez passer ! Officier blessé ! »

Le curé trottinait derrière eux, son havresac ballottant sur ses hanches. Basile déposa son fardeau dans une barcasse de bois.

« Grimpe, curé, grimpe ! »

La bombe tomba à quelques mètres. Une vague les submergea. La barque tangua dangereusement puis quitta le rivage dans une cohue de barques surpeuplées. Sur le pont du destroyer anglais, les hommes se chevauchaient, vomissaient les uns sur les autres. Basile et le curé se frayèrent un passage parmi le fatras humain. Le bateau roulait, tanguait, menaçait de chavirer à chaque vague. Enfin, il arrivèrent jusqu'au flan d'un cuirassé fort mal en point et saisirent l'échelle de coupée.

Du pont où ils étaient parvenus à se hisser, ils regardèrent s’éloigner la côte enfumée. De hautes volutes noires s'elevaient des bâtiments en flammes. Les bateaux subissaient le pilonnage incessant de la Luft, et les hommes assistèrent, impuissants, la rage au ventre, au naufrage d'un gros destroyer. Les survivants se débattaient dans une mer enflammée avant d'être engloutis dans une épaisse fumée noire et toxique.

Enfin, le cuirassé, malmené, pilloné, parvint à s'éloigner.

- Deuxième classe Basile Auger, du 12ème d’infanterie du Général Janssen, dit Basile en tendant une main vigoureuse à son accolyte en soutane. Je vais te dire un truc, curé. Si on s’en tire, je te jure de croire en Dieu

- Maxence Lecourtois, curé à Sainte-Marie du Mont dans le Cotentin. Si je survis à cette traversée, je me ferai un plaisir de te baptiser, car tu ne l'es pas, n'est-ce pas?

- On peut rien te cacher. Un peu de saucisson à l’ail, mon père ?

Il brandit sous son nez une tranche de saucisson suintant. Le père Lecourtois devint vert et s'arc-bouta par-dessus le bastingage. Ce n’est qu’en arrivant au port de Douvres que Basile se dit qu’il aurait dû prévenir ses copains.

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