Avenue Victor Hugo
Terrifiée, elle fuyait comme une lâche. Balthasar, magnanime, l'aurait bien laissé filer si elle n’avait pas détenu cette information cruciale, ce secret que ni les Matérialistes ni les Spirites ne devaient apprendre. Elle était condamnée.
Au loin, son amas blindé ridicule, munis d'autant de pattes que de roues, fuyait par l'un des embranchements du rond-point détruit. Sa forme semblait résistante, capable d'encaisser les coups, mais son point faible était clairement sa lenteur. Balthasar, tandis qu'il pénétrait un nouveau bâtiment, regrettait de ne pouvoir infléchir sa forme afin d'incarner ce qu'il voulait, comme ceux de la catégorie F. Il serait déjà devenu un jaguar de pierre ou un oiseau vif comme le vent. Lui demeurait cantonné aux formes humaines, voire simiesques ; c'était son lot de « Sans-corps ». Lot qui avait ses avantages, notamment en ce qui concerne la précision. Il n'y avait rien de mieux qu'un bras humain. C'est alors que, de ses mains de pierre et de briques agglomérées, il arracha le socle de la fontaine Victor Hugo. Elle va voir.
Martha pestait sur la lenteur de sa forme actuelle. En s'engouffrant dans l'avenue Victor Hugo, elle avait encore inspecté le champ environnant, sans rien trouver. Ce n'est qu'après avoir dépassé plusieurs immeubles de la longue avenue qu'elle avait soudain sentit une torsion dans son percept. Son adversaire était toujours derrière, elle avait toutes ses chances. Aussi appuya-t-elle sur la pédale d'accélérateur fictive qu'elle se figurait pour accélérer le fonctionnement de son corps de panzer.
De tonitruantes voitures de flics lui embrayèrent le pas. Pour qui se prenaient-ils avec leurs « Rangez-vous sur le bas-côté » aboyés par des haut-parleurs ridicules ? D’un rapide mouvement latéral, elle fit valser l'insupportable sirène dans une façade, avant de virer de l'autre côté pour emboutir la seconde cage à poules. Une fois débarrassé d'eux, elle ne s'occupa plus de leur pin-pon mourant et fonça, sans s'inquiéter de piétiner plusieurs véhicules embouteillés.
Elle devait coûte que coûte s'éloigner du champ sensible de l'ennemi, histoire de pouvoir s'extirper enfin de cette structure poussive et disparaitre dans la foule, anonyme.
C'est alors qu’une ombre gigantesque la dépassa. L'objet massif - presque aussi large que l'avenue - s'enfonça dans le sol à une cinquantaine de mètres d'elle, comme une météorite. Elle reconnut confusément la fontaine Victor Hugo qui, tel un frisbee monstrueux, venait interrompre sa course. Elle freina, pile. Merde !
— À nous deux, à présent ! vibra-t-il, en courant dans sa direction.
Les trottoirs de cet axe grandiose où dansaient les platanes tremblèrent sous les foulées du géant haussmannien le traversant à longues enjambées. Ses pieds de pierre fracassaient en rythme le bitume qui explosait à chacun de ses pas. Le colosse, les deux bras tendus de chaque côté de la rue, arrachait aux façades des blocs de pierre comme on récolte de la neige sur les parebrises en hiver. Tandis qu'il ravageait de sa masse les rues abominées, Balthasar balançait l'un à la suite de l'autre des blocs de pierre et de briques tassées en direction du tank humain.
Elle vit les projectiles foncer droit sur elle. Il vise rudement bien pour un monstre dégingandé, pensa-t-elle en adaptant rapidement sa forme à l'attaque, formant un bouclier de métal au-dessus du gros de son corps. Le premier bloc le percuta de plein fouet, faisant éclater une bonne partie de son blindage, tandis que le second s'abattit juste à côté. Une fois le choc passé, Martha reporta son attention sur le géant immobilier qui se précipitait sur elle mais n'eut qu'à peine le temps de le distinguer qu'un nouveau rocher s'abattait déjà sur elle, cette fois de plein fouet. N'ayant pas eu le temps d'organiser son blindage, elle perdit une bonne partie de sa matière. Une nouvelle boule amalgamée la percuta ensuite en plein visage de métal, lui faisant ressentir le choc jusqu'à son corps organique. Il faut que j'me casse !
Au détriment de toute protection, elle se tendit prestement vers le haut pour franchir les décombres de la fontaine. Avec son poids elle ne pouvait pas sauter, il lui fallait donc escalader les débris malgré sa masse. Durant quelques instants, elle s'imagina se fondre dans la fontaine, s'en servir comme d'un gigantesque bouclier, mais elle n'avait pas le temps. Il fallait monter, et puis continuer jusqu'à... Une main titanesque s'abattit sur sa forme métallisée. Le colosse, en la soulevant, la regarda comme un humain aurait regardé une pauvre musaraigne affolée qu'il tiendrait par la queue. Agatha se débattit, tenta d’entailler la masse solide, de mordre de sa carlingue ces bras impossibles.
Ils la projetèrent en l'air - malgré sa masse de plusieurs tonnes - et d'un revers, l'envoyèrent valdinguer à plusieurs pâtés de là.
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