12. Madden
Plus le temps avançait, et plus sa vie plongeait droit dans un gouffre noir.
Ses partiels avaient été un désastre. Erwin ne lui parlait plus, il était parti deux jours auparavant chez ses parents sans prévenir. Son père l'envoyait presque tous les soirs chez quelqu'un, prétextant avoir encore besoin d'argent. Noël était dans trois jours. Il faudrait endurer les dîners, les conversations, les galas. Son monde s'écroulait. Mais elle devait sourire.
Élodie se gara face à une immense bâtisse de style néoclassique. Madden sut qu'elle devait descendre. Mais rien que poser un pied au sol lui faisait mal. Plusieurs fois, l'idée de se planter un couteau dans le ventre lui avait traversé l'esprit. Erwin la considérait déjà comme une cause perdue. Elle n'était rien qu'un instrument, un vase cassé, impossible à réparer. Toutes ces nuits, toutes ces mains qui la touchaient, qui la blessaient, elle n'oublierait pas. Elle devrait vivre le restant de son existence avec le souvenir de ces hommes.
Et elle ne voulait pas.
Élodie la fixa à travers le rétroviseur. Madden se demanda si elle savait. À force de la conduire à toutes ces villas, elle avait dû deviner.
— Nous pouvons faire demi-tour si vous voulez.
C'était une immense tentation. Mais son père avait besoin de l'argent. Et elle avait besoin des jardins. Il ne lui restait qu'une chose : son avenir. Alors si on le lui arrachait, elle se planterait le couteau sans y réfléchir à deux fois.
— Non. Ça va aller.
L'air glacé de décembre lui gifla les joues. Elle ajusta son manteau de fourrure autour de ses épaules et marcha en direction de l'entrée. Des lumières blanches extérieures illuminaient les gravillons. Cela lui fit penser à de la neige. Il ne neigeait que rarement par ici. Pourtant, elle aurait voulu voir tomber des flocons. N'étaient-ils pas un symbole d'espoir ?
Son index s'écrasa sur la sonnette. Plusieurs secondes passèrent, toutes lourdes d'appréhension. Enfin, la porte s'ouvrit. Un homme d'une quarantaine d'année apparut, droit dans son costume, des cheveux bruns décorés de mèches blanches coiffés sur son crâne. De l'étonnement traversa ses pupilles avant d'esquisser un sourire qui se voulut bienveillant.
— Entrez, je vous en prie.
La demeure était spacieuse et luxueuse, comme celle de tous les hommes qu'elle servait. Sa décoration était moderne, et un air de Bach flottait entre les murs. Le sol brillait de propreté ; elle se demanda un instant si elle devait enlever les chaussures. Mais il la guida vers le salon avant qu'elle ne puisse poser de questions.
Il l'invita à s'asseoir puis lui proposa un verre de vin. Elle accepta. L'alcool la faisait oublier, alors si elle pouvait devenir ivre, elle ne se gênerait pas. La musique provenait d'un gramophone qu'elle admira intensément. Il revint avec des verres en cristal et lui en tendit un. C'était un bon cru. Malheureusement, elle était trop désespérée pour pouvoir le savourer.
— Quel est votre nom ? demanda-t-il en s'appuyant contre un de ses meubles noirs reluisants.
Le liquide faillit passer du mauvais côté de sa gorge.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ? parvint-elle à demander après avoir dégluti.
— Est-ce interdit ?
Seulement déconseillé. Son père ne donnait jamais son identité comme information, les rumeurs se propageaient bien vite dans leur univers luxueux. On s'ennuyait, alors il fallait bien quelques scandales pour pimenter les soirées.
— Je suis une femme qui se vend, n'est-ce pas suffisant ?
Son ton mauvais ne lui échappa pas.
— Une jeune femme qui n'a pas l'air de vouloir se trouver ici.
— En quoi ça vous importe ?
Il était bien le premier à tenter de lire sur son visage. Mais il n'y avait rien à voir. Qu'il lui retire sa robe, qu'il obtienne d'elle ce qu'il désirait pour qu'elle puisse partir le plus vite possible. Elle n'était pas d'humeur pour une conversation.
— Je m'attendais à voir une femme expérimentée, souriante et heureuse, pas une gamine effrayée.
Elle grimaça au mot "gamine".
— Depuis quand les prostituées sont-elles heureuses ?
— Il y a des femmes qui exercent ce métier parce qu'elles en ont envie. Parce qu'elles aiment le sexe. D'autres qui le font par nécessité et qui en ressortent détruites. La difficulté est de savoir de quelle catégorie elles appartiennent quand elles franchissent le palier de ma porte.
— Je peux sourire si vous voulez, fit-elle sur un air de défi, je paraitrai la femme la plus heureuse du monde. Est-ce que vous désirez, monsieur ?
Il resta silencieux. La mélodie de Bach se termina sur une note aiguë du violon et un silence embarrassant prit place.
— Scott, lâcha-t-il brusquement.
Elle cligna plusieurs fois des yeux.
— Pardon ?
— Vous êtes Scott. La fille d'Henri. L'ainée ou la cadette, je n'en sais rien, mais une des deux, oui.
La situation était terrible, mais elle se permit de rire. Que pouvait-elle faire d'autre ? Rire et prendre une grande gorgée d'alcool.
— Félicitations, fit-elle en levant son verre. Vous m'avez vu sur un journal, un magazine, ou vous êtes juste doué pour reconnaître des étrangers ?
— Je connaissais votre mère, nous avons étudié ensemble à Paris. Vous avez ses yeux.
Sa mère. Sa mère qui était partie aux États-Unis quelques mois auparavant, déposant des papiers de divorce sur la table du salon en guise d'adieu. Sa mère qui aurait pu rester et la sortir de son cauchemar, mais qui avait décidé de partir. Madden ne l'avait pas appelée pour lui expliquer sa situation. Elle se servirait de ses larmes pour multiplier les raisons de haïr son mari. Un instrument, une fois de plus.
— Déjà à l'époque, reprit-il, je n'aimais pas Henri. Trop instable, trop soumis à ses pulsions. Il utilisait l'argent qu'il avait pour acheter les gens. Visiblement, rien n'a changé.
Son regard se perdit dans son vin. Aussi rouge que le sang.
— Je suis Madden, l'informa-t-elle d'une voix plus humble. L'aînée.
— Madden, répéta-t-il comme pour mémoriser son prénom. Depuis combien de temps sonnes-tu aux portes ?
Elle ferma les paupières, blessée par cette simple question.
— Deux mois, souffla-t-elle.
Et elle vida son verre. Elle aurait pu boire la bouteille entière si elle avait pu. Se saouler jusqu'à ne plus se rendre compte de rien. Mourir. Fermer les yeux, ne plus jamais les rouvrir.
— Et tu endures ça depuis deux mois. Tu n'as rien dit.
— Je ne peux pas.
Elle avait l'impression d'avoir Erwin face à elle, son visage décomposé, son regard cherchant à comprendre, à savoir pourquoi. "Je ne peux pas", c'était la réponse qu'elle servait à chaque fois. Avant il lui tenait tête. Aujourd'hui il avait abandonné.
— Est-ce que tu as un petit-ami ?
Elle hocha légèrement la tête, n'osant toujours pas l'affronter du regard.
— Et est-ce qu'il sait ?
— Pourquoi vous posez toutes ces questions ? attaqua-t-elle en osant l'affronter. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Tu sembles au bord de la faillite, Madden. Je veux juste t'aider.
Est-ce que ça se voyait tellement sur elle ? Elle échappa un sourire dédaigneux, songeant déjà à repartir au plus vide de cette villa.
— Je vais te raconter une histoire, déclara-t-il. L'histoire d'un homme qui était riche. Il a étudié, s'est trouvé un boulot qui lui a rapporté, a monté les échelons, a créé sa propre boîte, une boîte qui a merveilleusement bien fonctionné. Et il est devenu millionnaire. Les années ont passé, il a amassé tout l'argent possible. Il s'est acheté une magnifique maison, avec une grande piscine et des caves remplies de vieux crus. Cet homme était fier d'être riche, de conduire une Porsche et d'employer une femme de ménage et un cuisinier. Puis cet homme est tombé malade.
Elle le dévisagea longuement.
— Cancer du foie. Phase avancée, six mois à vivre. Alors cet homme à regardé autour de lui, et il a compris qu'en fait, il n'était pas du tout heureux.
Il posa son verre sur le meuble et prit place à côté d'elle, sur le canapé. Elle le suivit du regard tout le long, tentant de lire entre ses traits. Savoir si cet homme était une connaissance à lui ou juste... lui.
— Cet homme voulait aimer, il voulait quelqu'un à ses côtés, quelqu'un en qui il pourrait avoir confiance. Il voulait une femme, des enfants, une famille. Il voulait de l'amour. Mais tout ce qu'il avait autour de lui, c'était de l'argent. S'il y a bien une chose qui ne s'achète pas dans ce monde, ce sont les sentiments. Alors il a fait venir des femmes inconnues, il a couché avec elles pour se donner l'illusion, pendant une nuit, d'avoir la vie qu'il aurait souhaité avoir. Aujourd'hui, il lui reste quatre mois. Cet homme mourra riche, mais seul.
— Est-ce que cet homme est déjà tombé amoureux ?
Il eut un sourire léger.
— Oui. Une fois. Il a cru pouvoir l'acheter, comme on achetait une voiture ou un objet d'art. Elle lui a fait comprendre qu'elle n'était ni l'un ni l'autre, elle lui a donné une seconde chance. Mais entre l'argent et elle, il a choisi l'argent. Et ce fut la pire erreur de sa vie.
Elle eut l'impression qu'on lui enfonçait un poignard dans le cœur. Choisir entre l'argent et elle. Choisir entre les jardins et lui. Avait-elle commis une erreur, elle aussi ?
— Madden, l'appela-t-il.
Elle le regarda à nouveau. Il avait cet air sérieux sur son visage, une expression qui en disait long sur les leçons qu'il portait en lui.
— J'ai peut-être gâché ma vie, mais tu as encore la possibilité de la rattraper. Nous sommes tous pareils en nous pensant différents. Et nous faisons les mêmes erreurs, même si on pense être les seuls à les commettre. Ce petit-ami, il semble avoir de l'importance à tes yeux. Ne le perds pas. Pour rien au monde, tu m'entends ?
— Mais si je perds mes promesses d'avenir ? Tout ce que je dois hériter, si j'arrête, tout va m'échapper des mains.
— Tu auras une épaule sur laquelle pleurer. Tu auras quelqu'un qui cherchera à te redonner le sourire, qui te tiendra la main. Si l'amour détruit, c'est parce qu'il représente l'ultime espoir quand tout disparaît. Et quand cet espoir s'en va... boum.
Boum.
— Il ne me pardonnera jamais, souffla-t-elle.
— Tu ne sais pas. Tu ne peux pas savoir avant d'avoir essayé.
Elle le dévisagea, cet homme mourant qui venait de lui redonner vie. Il avait compris le fonctionnement de l'existence trop tard. Elle fut peinée pour lui.
— Je suis désolée pour votre cancer.
— Oh, ne le sois pas. Sans ça, je serais peut-être mort en me songeant le plus chanceux du monde. Et ça aurait été une pure tragédie.
Percevant son hésitation, il posa ses coudes sur ses genoux et l'observa intensément.
— Va le retrouver, et dis-lui. Explique-lui ce que tu ne lui as pas expliqué avant. Dis-lui que tu l'aimes. Fais ça pour moi, veux-tu ? Fais ce que je n'ai pas eu le courage de faire il y a des années.
— Alors vous ne voulez pas que...
— Va-t-en.
Ces mots habituellement si durs furent prononcés avec douceur. Il lui ouvrait la porte vers une deuxième chance. Une opportunité qu'elle s'était cachée à elle-même, un chemin qu'elle avait refusé de prendre par peur. Mais il venait de lui donner un aperçu de ce que serait sa vie si elle continuait dans la même direction. Propriétaire des jardins et seule. Parce qu'Erwin, pour si patient qu'il était, finirait par partir.
Peut-être même qu'elle l'avait déjà perdu.
— Allez, pars, insista-t-il.
— Je dois le voir maintenant ?
— Demain, il sera trop tard.
Elle prit ses mots à la lettre, son corps bouillonnant d'émotion. Il l'accompagna jusqu'à la sortie, posa lui-même son manteau sur ses épaules.
— Quand tu auras repris ta vie en main, passe me voir. Tu as quatre mois pour faire le bon choix.
— Merci, lâcha-t-elle avec sa plus grande sincérité. Merci beaucoup.
— File.
Elle courut jusqu'à la voiture, se glissa à l'arrière et, hors d'haleine, ordonna à Élodie de la conduire chez les Layne. Cette décision soudaine parut la surprendre mais elle démarra sans poser de question. La silhouette de l'homme - dont elle ne connaissait même pas le nom - rapetissa à mesure que la voiture avançait. Il la regarda partir jusqu'à ce que la distance ne les sépare. Et Madden, pour la première fois depuis deux mois, se mit à rire. Une larme coula en même temps, mais c'était une larme de joie. Quelque chose de pur, de beau. La vie lui tendait la main. Et elle la saisissait. Elle n'hésitait plus.
Elle n'était qu'à quarante-cinq minutes d'Avignon. Le grand portail en fer forgé des Layne s'ouvrit après avoir reconnu la plaque d'immatriculation. À son arrivée, Madden s'aperçut que la voiture des parents n'était pas là. En revanche, il y avait celle de Lucas. Erwin s'y trouvait forcément.
Elle sonna, attendit dix bonnes secondes. Puis la porte s'ouvrit.
— Je veux voir Erwin, annonça-t-elle précipitamment, prête à poser un pied à l'intérieur.
Lucas portait une expression noire. Il l'inspecta, demeura immobile face à elle. Puis, après un bref coup d'oeil à l'intérieur, il dit :
— Lui aussi veut te voir.
Ses mots la refroidirent. Alors qu'elle le dépassait, elle le sentit rigide. Tendu. Et quelque chose de pesant flottait dans la maison. Elle retrouva Erwin assis devant la grande table de la salle à manger. Le contour de ses yeux était irrité, son regard se noyait dans le vide face à lui. Mais ce qui attira le plus son attention, ce fut ce qui se trouvait sur la table. Elle s'approcha. Et comprit de quoi il s'agissait.
Des photos. Des centaines de photos, toutes datées, numérotées. Des clichés d'elle devant chaque villa, parfois au bras d'un homme, parfois derrière une fenêtre en train de se déshabiller. Ses yeux parcoururent les papiers en s'écarquillant d'horreur. Tout était là. Devant lui.
Et il la fixait comme si elle venait de lui arracher le cœur.
Elle voulut parler, mais elle n'y arriva pas. Les mots manquaient. Le souffle manquait. Alors elle se plia en deux et se mit à crier.
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