14. Liam
La première fois qu'il avait parlé à Elena, il avait dix-sept ans. Elle quatorze. Seulement une gamine qui avait grandi trop vite. Une fille qui, lors d'une soirée que les responsables du centre avaient organisé pour les adolescents, l'avait pris par la main et tiré dans le petit bois de la résidence. Il n'avait pas compris pourquoi elle faisait ça, eux qui ne s'étaient pas même parlé auparavant. Les cigales, en cette nuit d'été, chantaient sous la blancheur de la nuit. Elena l'avait entraîné sous les arbres, sans prononcer un seul mot. Alors il s'était laissé guider. À cette époque-là, il évitait de se poser trop de questions. Les questions voulaient des réponses. Et il n'aimait pas les réponses.
Il avait très vite aperçu des petites lumières vivent qui tournoyaient sous les feuilles. On aurai dit des étoiles que quelqu'un avait décroché et qui flottaient là, dans le vide, en attendant qu'une main les rattrape. Elena s'était alors arrêtée, sa main toujours dans la sienne et avait levé la tête vers ces éclats jaunes. Mais Liam, ce soir là, n'avait pas regardé les lucioles. Il avait préféré le reflet qu'avaient les petites bêtes dans ses pupilles. La manière dont, ce regard qu'il avait surpris si souvent voilé et triste s'allumait face à la nature.
— C'est beau, n'est-ce pas ? avait-elle demandé.
Il n'avait pas répondu. Elle avait alors tourné la tête pour le surprendre dans son observation. Mais encore une fois, il n'avait pas bougé. Voir son visage s'éveiller lui conférait plus de bien-être qu'il n'avait jamais connu depuis son intégration dans le centre. Il ne pensait plus au visage blafard de son père. Ni aux hurlements hystériques de sa mère. Ni même aux années passées dans les gangs, à essayer de survivre dans un monde de poudre blanche. Non, il ne pensait plus à tout ça. Seulement à son regard brillant levé vers le ciel. Comme s'il subsistait encore un espoir.
— Pourquoi tu m'as emmené ici ? avait-il fini par demander.
— Je te vois souvent triste. Je voulais savoir pourquoi.
— Moi ? Triste ?
Si seulement toutes ses émotions pouvaient se résumer à ça.
— Oui. Alors ? Pourquoi ?
Parce qu'il avait vu un homme mourir sous ses yeux quand il avait quatorze ans. Parce que le père de sa maison de famille hurlait tous les soirs, et qu'il frappait aussi, parce qu'il avait contemplé le désespoir de l'être humain, il avait plongé dans la cruauté des âmes s'entretuant sans pitié. Parce qu'il avait tenu une arme, parce qu'il avait tiré, parce qu'à ce moment là, les cris de rage de cet homme l'avait énervé et qu'il en avait eu marre. Et parce qu'après ça, sa vie s'était transformée en cauchemar.
— Ce n'est pas une histoire qu'une gamine aimerait entendre.
Elle avait retiré sa main puis affiché une mine vexée.
— Une gamine, hein ?
— Excuse-moi.
Il avait reculé. Puis il était parti. Dans le fond, il avait su ce geste raisonnable. Il ne devait laisser personne s'approcher. Encore moins une jeune fille aussi porteuse de lumière comme elle. Mais il s'était rendu compte dans les jours suivants que la lumière n'était arrivée dans ses yeux que grâce aux lucioles. Il n'y en avait aucune à l'intérieur d'elle. Elena était aussi vide que lui. Une carcasse à qui on avait retiré son âme, qu'on avait projeté dans les ténèbres sans jamais chercher à la sortir de là. Il avait écouté le triste récit de sa vie. L'histoire d'une petite fille survivante d'un incendie, qu'elle avait elle-même causé en jouant à la poupée près de la cheminée. Puis de son placement chez son oncle. Un oncle qui l'avait considérée comme sa propre poupée. Elle était parvenue à fuir et accuser son relatif de viol. Elle lui avait raconté ça d'une traite, sans pleurer, sans s'arrêter pour prendre une longue inspiration.
Il avait alors compris à qui il avait à faire.
Liam et Elena étaient devenus inséparables. À ses dix-huit ans, il était sorti et avait promis de la récupérer. Ce qu'il avait fait. Elle avait vécu avec lui pendant des années, était allée au lycée, avait passé son bac en le présentant aux autres comme un frère qui s'occupait d'elle. Mais quand les portes se refermaient, elle se jetait dans ses bras et l'embrassait, s'abandonnant à lui comme s'il était la dernière illusion d'un monde meilleur.
Quand elle avait appris qu'il dealait avec de la drogue, elle était partie.
Une part d'elle avait toujours voulu vivre normalement. Se marier, créer une famille, une existence sans tracas. Mais Liam n'était pas l'homme qu'elle avait besoin pour réaliser son rêve. Lui avait grandi dans la mort. Le sang, la violence, la drogue, il ne connaissait que ça. Et quand elle s'était évaporée dans la nature, il n'avait pas cherché à la retrouver. Parce qu'au fond, il la préférait savoir heureuse quelque part, même si c'était loin de lui.
Dix ans après, elle avait refait surface. Il n'avait jamais su où elle était passée. Ce qu'elle avait fait. Il ne lui avait pas demandé non plus. Mais après avoir passé plusieurs nuits à ses côtés, elle avait commencé à poser des questions. Et peu à peu, elle avait intégré le réseau. Peut-être que la vie lui avait appris qu'il n'existait aucun bonheur pour elle. Peut-être qu'elle avait compris que toutes ces conneries de famille et d'existence sans tracas n'étaient que mensonges. Ou peut-être qu'après dix ans loin de lui, elle s'était rendue compte qu'elle l'aimait trop pour laisser la distance les séparer. Il avait alors demandé à ses hommes de veiller sur elle. Il avait fait suivre sa position, ses contacts, ses relations. Dans l'univers de prédateurs dans lequel il vivait, il était primordial de bien définir ce qui lui appartenait. Elena était alors devenue son ombre. Il faisait un pas, elle en faisait un autre. Et ils avançaient. Vers où ? Sûrement rien. Mais ils avançaient, et c'était l'important.
Sauf que cette fois-ci, elle avait avancé trop vite. Et il n'avait pas réussi à la rattraper.
Un doigt tapota son épaule et le tira de ses pensées. Il redressa vivement sa tête, analysant les détails du visage enflé que Patrick avait sévèrement amoché. L'homme reposait mollement sur la chaise, des filets de sang pendant à ses lèvres. Ces mêmes lèvres qui avaient prononcé le nom d'Elena comme s'il s'agissait d'une traîtresse.
— On en fait quoi ? demanda Patrick, debout à ses côtés.
Liam se leva de sa chaise et tira l'arme de sa ceinture. Les yeux boursouflés de la victime parvinrent à s'écarquiller alors qu'il observait à la dérobée le pistolet pointé sur lui.
— Je...je vous jure, balbutia-t-il avec de la salive coulant sur son menton. C'est elle. C'est elle qui a l'arg...
Le bruit sourd du tir cogna les murs en béton. La tête de l'homme pendait à présent vers l'arrière, les pupilles ouvertes d'horreur et le front orné d'un trou gorgé de sang. Liam baissa son bras, prit quelques secondes pour affronter son crime. Une habitude qu'il avait prise avec le temps.
— Tu crois que c'est vraiment elle qui l'a ?
— Elle me l'aurait dit, murmura-t-il en rangeant le pistolet.
Pas si elle comptait en faire quelque chose dans son dos. Cette pensée le mit en colère. Il ne l'avait pas initié au fonctionnement du réseau pour qu'elle mijote dans son coin. Il avait été clair à son retour : tout ce qu'elle faisait, ce qu'elle disait ou ce qu'elle pensait, il voulait être au courant. C'était la condition.
Visiblement, elle n'avait pas compris.
— Débarrasse-toi du corps, ordonna-t-il d'une voix dénuée d'émotion. Je vais la retrouver.
Il sortit du hangar, laissant ses hommes s'occuper du reste. Il essaya d'appeler plusieurs fois Elena, mais elle ne répondait pas. Elle lui avait dit qu'elle se rendrait aux funérailles de Sascha Rovel, parce qu'il était son "ami". Il avait choisi de la croire après la dispute qu'ils avaient eue.
Il espérait avoir bien fait.
La radio était éteinte et le silence lui permit de penser. Il avait besoin de cet argent. Les affaires étaient en train de tourner mal et il n'aimait pas ça, pas du tout. Ce sac contenait le juste nécessaire pour rembourser une grosse dette, et il s'agissait d'une somme importante. S'il s'égarait, il était foutu. Les réseaux étaient comme les empires. Il suffisait d'un point faible pour que tout s'effondre. Il avait beau inspirer respect et posséder une réputation solide, il était comme tous ces hommes devant un canon. Dans ce monde là, il était facile de se croire être un Dieu. Mais même les Dieux finissaient pas disparaître un jour ou l'autre.
Il y avait un grand soleil à Avignon. Un amas noir s'amassait dans un coin du cimetière, une bulle de deuil en un jour si ensoleillé. Il ne s'approcha pas, resta caché derrière les stèles mais observa. Attentivement. La famille était assise à l'avant, une femme qui semblait être la mère pleurait continuellement. Il reconnut Emma, des lunettes de soleil cachant à moitié son visage, le dos droit et la peau blanche. Elle tenait contre elle son petit frère. L'étouffait presque. Le père avait ses cheveux blonds argentés ressemblait à un fantôme. Et le cadet n'osait regarder le cercueil, peut-être par peur de voir le corps de son frère se redresser. Dans la foule, il aperçut William. Il n'écoutait pas le prêtre. Il fixait Emma.
Évidemment.
Liam avait depuis longtemps deviné son point faible. Bien sûr, il avait prétendu être en couple avec un certain Alexandre. Mais Liam, après s'ˆetre renseigné sur le personnage, avait su que ça ne durerait pas longtemps. Son cousin était comme lui. Il avait besoin d'une obscurité à ses côtés pour se rappeler que la lumière existait. Pas l'inverse.
Il parcourut son regard sur le petit groupe de Memphis. Les jumeaux Layne, si semblables dans leur costume noir. La grande Madden Scott qui avait circulé de porte en porte ces derniers mois, pour une raison qu'il ignorait. Alexandre Voseire aux reflets dorés, son regard dur et sa détermination infaillible. Puis, à quelques mètres, Elena. Il la trouva magnifique sous son menteau de fourrure noire. Il ne sut où elle avait trouvé l'argent pour se payer une telle chose, mais ça lui allait bien. Il la vit tapoter sa joue avec un mouchoir et il arqua un sourcil. Soit elle avait bien changé en dix ans, soit elle faisait son cinéma. Mais pourquoi faire semblant pour un simple ami ?
Le prêtre termina son discours, il y eut du mouvement, puis la file de condoléances commença. Emma parvint à s'échapper avec ses frères, laissant ses parents endurer l'épreuve. Alors qu'elle marchait vers la sortie, Elena s'imposa. Dans un mouvement protecteur, la jeune Rovel écarta ses frères d'elle, lui jetant un regard plus noir que sa robe.
Elena ne semblait pas vexée et parla. Liam était trop loin pour entendre ses mots. Mais plus ses lèvres s'ouvraient, et plus l'expression d'Emma s'obscurcissait. Une haine évidente les séparait. Pourtant, il n'avait jamais entendu dire que les deux filles se connaissaient assez pour se détester. Qu'elles se connaissaient tout court. Emma chercha à la contourner, Elena se tourna et son regard croisa le sien.
De la surprise. Puis de la crainte. Sa bouche s'entrouvrit pour se refermer immédiatement. Un sourire hypocrite pour Emma, accompagné de mots venimeux et elle s'éloigna. Les femmes pouvaient parfois se montrer cruelles.
— Non mais tu es malade ! s'exclama-t-elle en le poussant derrière les épais chênes. Il y a un flic dans le tas, tu le sais au moins ?
— Je peux savoir ce que tu trafiques ?
Il n'avait pas repéré le flic. Mais il s'en contrefichait. Il ne serait pas assez idiot pour tenter quoi que ce soit, sachant qu'il y avait deux de ses hommes dans la foule pour veiller sur Emma. On lui tirerait dessus à l'instant où il tenterait quelque chose.
Il pensait qu'elle savait.
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Pourquoi tu as fait semblant de pleurer ?
Il avait des questions plus urgentes, mais celle-ci titillait sa curiosité. Elle esquissa une grimace de contrariété.
— Les funérailles sont faits pour verser des larmes. Je me plie à la règle pour qu'on ne m'emmerde pas après.
Il la scruta. Il n'y avait pas que le manteau en fourrure. Il y avait aussi le collier en perle. La montre Cartier. Les escarpins Chanel. Et sous son épaisse couche de tissus, sûrement d'autres marques. Elle remarqua sa déconcertation et recula d'un pas, comme si elle espérait être assez loin pour qu'il ne puisse plus discerner les détails.
—;Je ne savais pas que tu étais riche.
Elle tira sur les pans de son manteau. Gênée.
— Liam, qu'est-ce que tu fais ici ?
Il planta son regard dans le sien. S'était-elle payée toutes ces marques avec l'argent qu'elle lui avait volé ?
— On t'a remis un sac il y a une semaine.
— Un sac ?
— Ilrinet. Trois cent milles euros. Il m'a dit qu'il t'avait remis l'argent avant que je ne lui plante une balle dans le crâne.
Ses yeux s'écarquillèrent. À quoi s'attendait-elle ? De simples discussions avec une poignée de main ? Oh, elle était assez intelligente pour savoir comment son monde fonctionnait. À moins que ça aussi, elle ne l'ait oublié.
— Personne ne m'a rien remis.
Elle mentait. Ses chevilles menaçaient de plier au-dessus de ses talons aiguilles.
— Je vais le répéter une dernière fois. Où est l'argent ?
— Je te l'ai dit. Personne ne m'a rien remis.
Il accrocha brusquement son poignée. Elle poussa un petit cri, assez étouffé par la surprise pour que personne ne l'entende. Insensible à ses protestations, il plongea sa main dans son sac et en ressortit son téléphone. Un Iphone. Le jour où elle était revenue, il lui avait donné un Samsung.
— Pourquoi est-ce que tu l'as changé ?
— Rends-moi ça.
Elle tendit sa main mais il écarta sa prise.
— J'ai des fausses données depuis des semaines, c'est ça ?
— Liam.
— Je veux que tu me répondes.
Mais elle ne voulait pas répondre, alors la conversation s'annonçait difficile. Parce que son sang était en train de se figer, et la rage montait. Peu à peu. Silencieusement. Il prit sa main, écrasa son doigt sur l'objet malgré ses tentatives pour se dégager. Et il entra dans ses messages. Il eut le temps d'apercevoir "Patrick" en conversation récente avant qu'elle n'aplatisse ses doigts sur l'écran.
— Arrête ça tout de suite ! Ce sont mes affaires !
— De quoi est-ce que tu parles avec Patrick ?
— Lâche ça ! ordonna-t-elle en frappant son avant-bras.
Alors il en eut assez et la gifla. Il se reçut un regard noir en retour, mais n'en eut pas grand chose à faire. Garder son calme. Se maîtriser pour ne pas commettre un pire acte.
— Est-ce que tu sais pourquoi j'essayais de surveiller tes moindres mouvements ? Est-ce que tu te rends compte de la gravité de ton geste ? Des conséquences que ça peut avoir ?
Elle ne répondit pas.
— Je suis un putain de dealer, tu vas comprendre ça un jour ? Je tue des gens. J'en torture certains. Alors on veut me tuer de retour. Sauf que n'importe quel idiot sait que je suis intouchable. Et que fait-on quand on veut anéantir quelqu'un d'intouchable ? Dis-moi Elena, que fait-on ?
— On tue la personne qu'il aime, murmura-t-elle.
— Ah, tu me rassures, je pensais que tu n'avais pas encore fait le lien, ironisa-t-il.
Il fit tomber le téléphone au sol et l'écrasa d'un coup de pied. Elle sursauta quand l'écran se brisa.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, reprit-il. Je ne sais pas pourquoi tu t'habilles comme une merdeuse tout droit sortie des hôtels de luxe, ni pourquoi un de mes clients a mentionné ton nom. Mais je t'assure que quand je le découvrirai, tu ne m'échapperas pas aussi facilement.
— Je n'ai pas peur de toi, dit-elle d'un ton qui se voulut posé.
— Ne crois pas que parce que tu t'appelles Elena Togen je te réserve un traitement de faveur. Les gens obtiennent mon respect par leurs actions. L'inverse arrive aussi.
Mais elle encadra son visage de ses mains et déposa plusieurs baisers sur les os de sa mâchoire. Son parfum le recouvrit aussitôt, réchauffant ses veines. Pourtant, il demeurait stoïque. Il ne se laisserait pas attendrir. Non. S'il devait frapper, il frapperait. Oui.
— Je voulais juste me sentir libre, souffla-t-elle en frottant son nez contre sa joue. Je suis désolée mon amour.
Mais serait-il vraiment capable de lui faire du mal ?
— Je suis désolée. Je t'aime.
Sa langue trouva ses lèvres et s'insérèrent entre elles. Elle gémit sous le baiser et s'effondra presque dans ses bras. La triste vérité se trouvait devant lui : il ne serait pas capable de la blesser. Peu importait ses actes. Peu importait les conséquences de ses gestes. Il enflammerait le monde de colère s'il fallait. Mais il ne laisserait jamais une flamme la toucher.
— Je dois retourner auprès d'eux, on va s'inquiéter de mon absence, l'arrêta-t-elle en posant une main sur son torse.
— On se voit ce soir.
— Oui. Ce soir.
Mais son regard se voila de tristesse, et avant qu'il n'ait pu lui demander pourquoi, elle s'éloigna. Agacé contre lui-même pour n'avoir pas su obtenir ses réponses, il rejoignit sa voiture les mains dans les poches. La vue d'une silhouette se tenant à côté du véhicule l'arrêta dans son élan. Emma se tenait droite sur le trottoir, telle une brindille prête à se briser, ses yeux débordants de larmes. Il n'était pas la personne adéquate pour la consoler.
— Tu devrais rejoindre tes amis.
— Je ne me sens pas en sécurité avec eux. Avec personne.
Il poussa un soupir. William avait du lui dire.
— Tu seras réellement en sécurité avec eux qu'avec moi.
— Non.
Il voulut ouvrir sa portière mais elle se colla contre la carrosserie, le souffle coupé. Et il eut peur de la casser s'il la touchait. Elle paraissait si maigre dans sa robe noire. Si fragile. Emma était une fleur à qui on avait enlevé une pétale chaque fois qu'on l'avait blessée.
Aujourd'hui, il ne restait plus rien. Elle n'était qu'une tige tremblante, soumise à la force du vent.
— Tu as promis de me protéger. Et je sais que tu le feras.
— Je ne peux rien faire pour toi pour l'instant. Toutes mes condoléances pour ton frère. Mais je dois m'en aller maintenant.
— Tu sais qui a fait ça ?
Ses doigts s'applatirent sur le métal. Il faudrait qu'il l'éloigne de force pour pouvoir partir.
— C'était un suicide, dit-il simplement.
Un rire sec la secoua.
— Sasha n'a jamais tenu une arme de sa vie. Et il n'aurait pas eu le courage de se tirer dessus lui-même. Pourquoi d'ailleurs ? Il n'avait aucune raison de faire ça, aucune.
— Parfois on croit connaître les gens, mais on...
— Non. Quand on m'a dit que Leila s'était jetée d'un pont, je l'ai cru parce que c'était évident. Elle était instable, et elle avait vrillé depuis longtemps. Mais Sasha ? Qu'est-ce qu'il n'avait pas ?
Il ne dit rien, parce qu'en un sens, elle avait raison. Elle vit de l'espoir dans son silence et continua.
— J'ai reçu un message ce soir-là. Je ne l'ai pas lu parce qu'on était en train de dîner, mais c'était de lui. Il... c'était un message d'adieu. Mais ce n'est pas lui qui l'a écrit. Il y avait trop de fautes d'orthographe pour ça. Et il ne signait pas de cette manière, jamais, il détestait faire ça.
Plusieurs larmes dévalèrent ses joues, mais elle les ignora.
— C'est Gabrielle qui a appelé pour annoncer le suicide. Elle était avec lui. C'est elle qui l'a tué, j'en suis certaine.
— Gabrielle ?
— Sa petite-amie.
Il nota le prénom dans la tˆete et se promit de chercher plus en profondeur. Mais pour l'instant, il n'était pas d'humeur. Il avait promis à William de veiller sur elle, pas de jouer les détectives. Il enroula doucement un bras autour de sa taille et la décala sur le côté.
— Non, s'il te plaît écoute-moi ! J'ai besoin de toi ! J'ai besoin que tu m'écoutes !
— Je ne peux rien faire pour toi.
— Si c'est une personne qui a tué mon frère, ce sera peut- être la même qui me tuera !
Sa main se suspendit au dessus de la poignée. Il revit Elena et Emma s'affronter du regard, celle-ci protégeant ses frères derrière elle. Il repensa au changement de téléphone, au fait qu'il avait été aveugle de ses mouvements pendant un long moment. Du contact de Patrick dans ses messages. À tous les regards assurés de celui-ci, lui affirmant qu'il n'y avait rien d'anormal dans les mouvements d'Elena.
À l'argent qui manquait.
— Tu aurais une photo de cette Gabrielle ?
Emma hocha activement la tête et sortit son téléphone. Elle passa un long moment à parcourir sa galerie, les sourcils froncés au-dessus de ses yeux humides. Puis, finalement, elle en repéra une. Et elle la lui montra.
À gauche, un Sasha souriant, tenant certainement le téléphone dans la main pour le selfie. Et contre lui, éclatante de lumière, avec une expression épanouie, une fille. Une fille qu'il aurait reconnu entre mille.
— Tu disais qu'elle s'appelait comment ?
— Gabrielle Torella. Une espagnole.
Il aurait presque pu en rire. Une espagnole. Oh, elle s'était bien foutue de sa gueule. Que savait-elle dire en espagnol ? Hola ? Mierda ? Ou des te quiero bien formulés, destinés à ce gosse de riche qui lui avait certainement payé sa montre Cartier ?
— J'ai une mauvaise nouvelle pour toi, Emma, déclara-t-il simplement.
Elle le dévisagea curieusement. Il détailla la photo, l'expression d'Elena, sa main posée à plat sur l'épaule du jeune homme.
— Tu as sûrement raison.
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