16. Erwin
Il toqua trois fois. Un faible "oui" lui parvint depuis l'autre côté de la porte. Son père était assis devant son bureau, le nez plongé dans des documents. Son stylo plume gisait à côté de la lampe sans bouchon, une pile de dossier était entassée à côté de son coude. Une assiette de gâteaux l'attendait dans le recoin de la table. Le cuisinier ou sa mère ? Sûrement le cuisinier.
Son père ôta les lunettes de son nez et le dévisagea.
— Qu'est-ce qui me vaut cette interruption ?
— Une affaire importante.
Erwin ferma la porte derrière lui et s'assit face au bureau après que son père l'y ait invité.
— Ton stylo plume, lui indiqua-t-il juste avant. Il va sécher.
Il ne pourrait pas se concentrer sur l'importante nouvelle qu'il devait lui donner si ce détail frappait son œil. Une fois rebouché, son père posa ses coudes sur le bois et attendit qu'il parle. C'était la première fois qu'Erwin se trouvait dans une position aussi importante face à lui. D'habitude, c'était lui qui devait l'écouter, pour ensuite lui obéir.
— Henri Scott menace de ruiner le complexe.
Autant prendre le chemin le plus court.
— Henri Scott, répéta son père.
— Il a voulu le cacher en gagnant son propre argent par des moyens... disons, des moyens peu glorieux.
Il entendait encore le cri de Madden à la vue des photos. Ses tremblements incontrôlables, ses larmes, sa main qui se tendait vers lui. Chaque fois qu'il se remémorait ces moments, il sentait son coeur se déchirer un peu plus.
— Développe.
— Il a été le principal investisseur pour le Flamboyant, non ? Cet argent venait de la bourse de New York qui fonctionnait alors bien jusque là. Mais les actions ont brusquement chuté ces derniers mois. Celles qu'il a gardées ne sont pas assez puissantes face à toutes ses pertes. Les Scott sont totalement ruinés.
Son père se frotta la barbe courte grisonnante, fixant un point invisible. Peut-être avait-il déjà eu vent de certaines choses. Mais pas de l'explication entière.
— Madden te l'as dit ?
— Pas vraiment.
Il le pressa d'en dire plus.
— Il a voulu récupérer de l'argent avec ce qu'il avait. C'était soit ça, soit Voseire le rayait de l'arrangement et passait les jardins aux Rovel, ce qui priverait ses filles de tout héritage.
— Donc Voseire était au courant ?
— Je n'en sais rien. Il lui a sûrement caché une partie de l'information mais dévoilé ce qui sautait aux yeux.
— Oui. Évidemment.
Il lui fit signe de la main de continuer. Erwin n'aimait pas cette partie-là de l'histoire.
— Il... il a utilisé Madden pour gagner le plus d'argent possible. Il l'a muée dans le silence en prétendant que si elle disait quoi que ce soit à quelqu'un, elle perdrait les jardins. Alors pendant des semaines, il l'a prostituée.
Des yeux grands ouverts le fixaient. Il ne bougea pas d'un millimètre, pris de court par la nouvelle. Il portait Madden dans son coeur depuis longtemps. Erwin n'avait pas pensé que ça pourrait le blesser, mais après tout, il considérait la jeune fille comme une partie intégrante de la famille.
— Je n'ai rien su jusqu'à ce que la force du destin ne nous confronte à la révélation des faits.
Mieux valait ne pas parler des photos.
— Henri ne ferait jamais une chose pareille, souffla Charles.
— Les gens changent face à l'argent.
— Ce sont des conneries. Pas les gens qui y sont habitués depuis longtemps.
— Papa, ce que je suis en train de te raconter, c'est vrai. Madden m'a tout dit. Et je t'assure qu'elle n'invente rien, pas après l'avoir vue dans de tels états.
Il resta silencieux, un air préoccupé surplombant son expression. Les minutes défilèrent. Erwin ne sut s'il devait reprendre la parole sans un signe le lui indiquant. Il préféra attendre.
— Explique-moi donc pourquoi tu es en train de tout me dire alors que Madden devrait avoir les lèvres cousues, reprit-il d'une voix plus dure.
— Parce que j'ai eu une idée.
Ses yeux se convertirent en deux fentes suspicieuses.
— Je veux acheter les jardins, déclara-t-il. Les acheter et les mettre au nom de Madden. Ainsi, Voseire n'aura aucune emprise sur la succession et son père pourra rembourser ses dettes.
Son père se frotta les paupières en soupirant bruyamment.
— Erwin, dit-il en le fixant à nouveau, sais-tu combien coûtent des jardins de cette envergure ?
— On a assez d'argent pour les racheter, je le sais.
— Moi j'ai, pas toi.
— C'est pour ça que je t'en parle.
— Et donc quoi ? Les Layne achètent les jardins et les offrent gracieusement aux Scott ? Qu'est-ce que je gagne dans tout ça ?
— Ce n'est pas une question de gagner quelque chose, s'agaça-t-il. Si on ne fait rien, Henri prendra Madden par la force et la jettera dans le lit de ces hommes sans que je ne puisse rien faire pour l'en empêcher !
— Fils, je sais que tu l'aimes mais...
— Si je la détestais j'agirais de même Papa, depuis quand on prostitue sa fille pour rembourser des dettes !
Un bref silence suivit. Son père le dévisagea. Erwin ne voulait pas être vu comme le gamin capricieux voulant faire plaisir à la fille dont il était amoureux. Il avait bien réfléchi à sa décision. C'était la seule option qui se présentait s'il voulait que Madden ait un futur sans se détruire en chemin. Le seul moyen de punir Henri sans que ses filles n'en paient le prix.
— Si j'achète ces jardins, le nom Layne figurera sur les papiers.
Il avait prévu que la négociation serait difficile. Mais il devait se montrer convaincant.
— Les jardins reviennent de droit aux filles.
— Est-ce que j'ai dit que j'allais les écarter de l'achat ?
Erwin perdit des couleurs au moment où il comprit son allusion. Son père s'adossa contre le dossier de son siège en cuir, un fin sourire sur les lèvres.
— Ne fais pas cette tête. Un mariage n'est pas une condamnation. Toi et Madden êtes ensemble depuis des années, il est évident que vous le resterez.
— Mais on a seulement vingt ans, tenta-t-il, trop sidéré pour en dire plus.
— Je me suis marié à vingt-et-un ans. Suis-je mort ? Non. Ça ne changera absolument rien, excepté pour Madden qui portera un autre nom. Le mariage se fera à compte commun. Ainsi, les jardins auront trois propriétaires : toi, Madden et Louise. J'accepterai de réaliser l'achat seulement sous ces conditions.
Erwin avait cette vision d'une vingtaine libre, sans entraves ni grandes obligations. Se marier était pour lui le début d'une vie adulte qu'il ne se sentait pas prêt à entreprendre Mais avait-il seulement le choix ?
— Ce serait un mariage d'intérêt.
-Vous vous aimez. Je ne vois aucun intérêt dans votre histoire d'amour.
Il s'apprêtait à répliquer avec un "mais". Cependant, il comprit que ce que prononçait son père était en réalité ce qui convaincrait les autres sur cette union. Ils se mariaient par amour et en profitaient pour régler des affaires économiques. Pas l'inverse.
— Je ne sais pas si elle acceptera.
— Voyons Erwin, ais un peu foi en ta bien-aimée.
Tout ça lui semblait si irréel. Il voyait déjà la déception sur le visage de Lucas quand il lui révélerait la vraie raison. Oui, lui aussi se laissait corrompre. Mais c'était pour une bonne cause. Pour garder Madden loin des griffes de son père, pour lui assurer un futur stable. Parce qu'il l'aimait. Au final, s'il faisait tout ça par amour, ce mariage était authentique, non ?
Son père tira le tiroir de son bureau et en sortit une petite boîte noire, qu'il posa juste devant lui.
— J'ai gardé les bagues de fiançailles de vos grand-mères pour chacun de vous. Si je te la donne aujourd'hui, c'est parce que je sais que Madden est la femme qu'il te faut.
— Que serait devenue cette bague si je n'avais pas eu l'intention de me marier ?
-On ne vit pas seul dans ce monde. Si ce n'est pas l'amour qui lient les gens, c'est l'argent. Cette bague aurait fini par servir, crois-moi.
Et il trouva cela cruel. Être destiné à un destin décidé à l'avance, ne pas avoir le choix sur son futur. Mais il ne devrait même pas s'étonner, dans le fond. Leur fortune dépendait des héritages. Et le complexe ne survivrait dans le temps que si des générations futures se profilaient. Alors il se contenta de prendre la boite sans chercher la révolte. Tout avait une raison. Il devait juste l'accepter.
— Sois un gentleman et fais lui une belle proposition. Je réserve le restaurant le plus chic de Cannes, si tu veux. Avec une vue magnifique sur la mer.
— Tu peux peut-être m'acheter, mais pas elle, dit-il d'une voix froide en se levant.
— Comme tu voudras.
Mais la boîte était précieusement serrée contre sa paume. Au moment de sortir, son père le rappela.
— Plus vite vous vous marierez, plus vite elle sera protégée d'Henri. Vous n'êtes pas obligé d'en faire un événement, il suffit de deux signatures et des témoins.
Il ferma violemment la porte dans son dos. Il détestait quand son père agissait de la sorte. Faire comme si les questions économiques étaient plus importantes que tout le reste, alors que dans le fond, il se préoccupait de leur bonheur. Il ne lui proposerait pas de se marier à quelqu'un qu'il n'aimait pas vraiment. Il ne lui aurait pas donné cette bague. Alors pourquoi devait-il toujours prendre le rôle d'un opportuniste sans coeur ?
Il appela son chauffeur et fut conduit jusque chez Alice Layne, sa marraine. Il avait besoin de quelqu'un qui puisse le conseiller. Glisser les bonnes pensées dans son esprit. Et il pouvait lui faire confiance pour ça. Elle l'accueillit tout sourire aux lèvres et l'invita à s'installer dans la véranda. Une chaleur agréable régnait, une différence drastique avec l'atmosphère glacée de janvier. Il s'enfonça dans son sofa et elle prit place à côté de lui, une tasse de thé dans les mains.
— Alors, ce début d'année ? Où avez-vous fêté le réveillon ?
Il aurait presque pu en rire.
— Nul part.
Son expression passa de la surprise à l'entendement. Elle venait de se souvenir.
— C'est vraiment terrible ce qui est arrivé à ce jeune homme. Comment va sa sœur ?
— Madden est allée passer la journée avec elle. Elle... survit.
— De toute manière, c'est bien la seule chose à faire dans ces moments là.
Elle trempa ses lèvres dans son thé tiède. Un livre à moitié avancé gisait sur la petite table métallique. Encore un de ses bouquins de développement personnel qu'elle aimait tant découvrir, comme si quelques mots imprimés sur une page allaient changer sa vie.
— Qu'as-tu à me dire, mon cher filleul ?
Elle le connaissait par cœur. Il prit une grande inspiration et lui expliqua la situation. Il n'entra pas dans les détails du problème comme il l'avait fait avec son père, gardant le secret du scandale. Alice ne demanda pas non plus de justifications, alors il ne les lui donna pas. Elle apprit juste le nécessaire : qu'il allait devoir se marier pour des intérêts économiques. Elle écouta avec attention, dans un silence qui en disait long sur son impression.
— Cela ne m'étonne pas de mon frère, soupira-t-elle quand il eut fini. Il a toujours pensé que le mariage n'était qu'une opportunité pour s'enrichir.
— Est-ce que le mariage de mes parents était vrai, au moins ?
Elle esquissa un sourire doux.
— Ta mère est tombée amoureuse de ton père parce qu'il vivait dans une grande maison, qu'il était ambitieux, beau et poli. Le conte de fée que n'importe quelle fille rêverait de vivre. Et ton père s'est pris d'affection pour ta mère parce qu'elle était fille unique, et que son père qui était alors en train de mourir d'un cancer allait partir en lui laissant une grosse somme d'argent. Rien de plus, rien de moins.
C'était ce qu'il avait cru comprendre, avec le temps.
— Mais toi et Madden, reprit-elle, c'est quelque chose de différent. Vous n'avez rien à envier à l'autre. L'amour qui vous lie est bien plus fort que celui de vos parents. Ce sera votre force, crois-moi.
— Ce n'est pas l'amour qui fait la force, c'est l'espoir qu'on entretient en s'aimant qui solidifie le couple.
— L'espoir de quoi ? se surprit-elle.
— L'espoir que quelque chose n'ira pas tout gâcher une nouvelle fois.
Le regard de pitié qu'elle lui jeta lui fit détourner la tête. C'était vrai, ce qu'il disait. Il suffisait d'un détail pour que des années de relation se transforment en souffrance.
— Je t'assure Erwin que tu ne pourras pas reproduire la même erreur que nous. Votre mariage sera sain. Peu importe les motifs qui vous poussent à vous unir, l'intention sera toujours pure.
— De quelle erreur tu parles ?
Ce fut à son tour de fuir son regard.
— On a pensé pouvoir construire notre empire sur du néant. Et à la place, il s'est construit sur du sang.
Ses veines se glacèrent.
— Quel sang ?
— Rien, fit-elle brusquement. Je m'égare, c'est tout.
Elle ramassa sa tasse de thé et s'enfuit de la véranda. Il aurait voulu une explication. Sur l'empire, sur le sang. Parce qu'il n'y comprenait rien. Mais quand elle revint, elle porta un tel sourire qu'il n'eut pas le désir de l'effacer.
— Je peux vous préparer une table romantique pour ce soir, si tu veux. Vous aurez toute la maison pour vous, ce sera bien mieux qu'un restaurant.
— Tu ne seras pas là ?
— Non. Chez une amie.
Oh. Une "amie".
— Et c'est obligé ce soir ?
— Ton père a raison. Plus vite ce sera fait, et plus vite Madden sera protégée de quoi que ce soit qui la poursuit.
— Mais c'est tôt.
— Ce sera toujours tôt.
Mais c'était définitivement trop tôt. Il n'était pas préparé. Avait-il besoin d'un discours ? D'une déclaration officielle ? Il se traita immédiatement de stupide. Évidemment que non. Juste lui présenter la bague. La demander en mariage. Juste ça. Il lui envoya un message pour lui demander si elle pouvait le rejoindre chez Alice après être partie de chez les Rovel. Et il pria pour recevoir un "non". Un "désolée je ne peux pas ce soir", juste pour pouvoir repousser ce mom...
"Bien sûr", venait-elle de répondre.
Génial.
— Ok, prépare la table, fit-il d'un air vaincu.
Il avait quelques affaires entreposées dans l'armoire de la chambre d'amis. Il choisit une chemise simple et un jean, ne souhaitant pas se mettre sur son 31 comme s'il allait lui faire signer un contrat. Mais il se coiffa quand même, appliquant du gel sur ses cheveux. Puis, après un moment d'hésitation, il se parfuma. On ne pourrait pas lui reprocher de ne pas se faire beau pour sa demande en mariage.
Une demande en mariage. Il avait encore du mal à y croire.
Quand il redescendit, la table était déjà prête. Maria, la tenante de la maison, positionnait les derniers détails de la table. Une immense nappe rouge, avec des chandelles et un seau argenté avec du champagne à l'intérieur. Tellement cliché.
— Merci, se força-t-il à sourire en s'empêchant de lui faire changer toute la décoration.
— Ça vous plaît ?
Elle se redressa et posa ses mains sur ses hanches. Maria ne se vexait que rarement. Mais il ne voulait pas détruire son travail non plus.
— Ça ne vous plaît pas, devina-t-elle.
— Non.
Elle se contenta de reprendre les chandelles, débarrasser les assiettes et les couverts pour changer la nappe. Sa marraine arriva quand Maria installait une nouvelle décoration, dorée cette fois-ci. Ça lui rappelait la conversation de Noël, quand Lucas et Raven soutenaient que Madden dégageait une aura "dorée". C'était parfait. Et il le fit bien comprendre à Maria en acquiesçant plusieurs fois. Alice déposa un baiser sur sa joue.
— Profite bien de ta soirée.
— Toi aussi.
Elle lui fit un clin d'œil avant de s'en aller. Les flûtes de champagne et les verres de vin furent positionnés, ainsi que l'argenterie. Des pétales de rose entièrement dorées gisaient entre les deux assiettes, celles-ci positionnées face à face. Les lumières jaunes furent allumées, créant une ambiance chaleureuse. Erwin s'assit sur un des sièges et s'occupa à regarder son Instagram. Plusieurs profils étaient devenus noirs, pour le deuil de Sasha. Tous les Rovels, mais Simon également, William et Madden. Alors il fit la même chose et regarda quelques stories. Elles l'ennuyèrent tous. Ils sortit de l'application et tapa dans la barre de recherche Google. Ses pouces se suspendirent un moment, essayant l'abstention de cette idiotie. Mais ce fut plus fort que lui, et il tapa "comment faire sa demande en mariage".
Il s'apprêtait à lire le premier article qu'on lui proposait quand la sonnette le fit sursauter. Maria se précipita à l'entrée pour ouvrir. Madden apparut dans la salle à manger, son manteau beige sur les épaules. Elle fixa la table avec surprise, dissimulant un sourire naissant. Il rangea rapidement son téléphone et prit son sac pour elle.
— En quelle occasion ?
— Juste parce que je t'aime, répondit-il.
Mensonge. Il y avait toujours une raison à tout. Plus les secondes passaient, et plus il avait l'impression de l'utiliser. Ou permettre à son père de l'utiliser.
— Je vois.
Il prit son manteau, les déposa dans le vestibule. Après l'avoir accroché dans l'armoire, il s'appuya un moment contre le mur pour reprendre une inspiration. Un mariage d'amour. C'était ce que c'était. Allez, il pouvait le faire. Il pouvait, il pouvait.
— Erwin ?
Son cœur manqua un bond. Il se redressa en sursaut. Madden l'observait, concernée.
— Ça ne va pas ?
— Si, si, répondit-il précipitamment. Tout va bien.
Elle était magnifique dans sa robe noire. Ses manches bouffantes contrastaient avec le tissu moulant, mais elles mettaient en valeur sa fierté. Ils auraient pu la briser. Ils auraient pu faire de la fille qu'il aimait des bouts de verre éparpillés au sol.
Mais non. Madden n'était pas du verre, rien ne pourrait la casser.
Ses talons claquèrent contre le carrelage. Elle entoura ses bras autour de sa nuque, se collant contre son torse.
— Lucas m'a dit des choses, parla-t-elle d'un ton calme. Sur ta manière de penser. Je ne veux pas que tu baisses les bras, pas maintenant.
— Je ne baisse pas les bras. Je vais très bien.
Elle pencha la tête sur le côté, en rien convaincue.
— S'il y avait quelque chose, tu me le dirais n'est-ce pas ?
Oh oui, il avait bien l'intention de le lui dire.
— Bien sûr.
Elle l'embrassa tendrement. Il songea à tous ces hommes qui avaient goûté à ses lèvres. À ceux qui profitaient de se rapprochement pour poser leurs mains là où ils n'étaient même pas censés regarder. Le baiser devint amer. Il recula. Madden n'eut pas de réaction immédiate, encaissant seulement le coup avant de décrocher ses bras et de retourner dans la salle à manger.
Ils ne parlèrent pas alors qu'ils s'installaient. Ils ne parlèrent pas non plus quand Maria leur servit l'entrée, toute souriante. Maria repartit. Et il y eut le silence. Madden ne toucha pas à un seul des mets. Erwin se mit à torturer un morceau de saumon fumé avec sa fourchette.
— Écoute, déclara-t-elle brusquement, j'ai passé la journée avec Emma, à essayer de deviner ce qu'elle ne me disait pas. Ça a été épuisant. Alors je n'ai vraiment pas le cœur à faire la même chose ce soir. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le moi.
Il reposa sa fourchette.
— Ne gâche pas la soirée s'il te plaît. J'ai essayé qu'elle soit parfaite, alors ne gâche rien.
Sa bouche s'ouvrit sous le choc. Il ne comprit pas ce qu'il avait dit de mal. Elle termina sur un rire sans joie, hésitant entre crier et pleurer.
— Tu me demandes de ne pas gâcher cette soirée ou tu me reproches d'avoir gâché notre couple ?
— Est-ce que j'ai dit ça ? s'agaça-t-il.
— Tu l'as sous-entendu.
— Je ne suis pas Emma, si j'ai quelque chose à te dire je te le dirai.
— La preuve que non.
Elle était particulièrement insistante ce soir, et ça l'énervait plus qu'autre chose. Ne pouvait-elle pas parler d'autre chose, changer de sujet et oublier ce qu'elle avait vu dans le vestibule ? Parce qu'elle n'avait rien vu, il avait juste voulu se préparer mentalement. Et pour le baiser, il... il ne comprit même pas pourquoi il l'avait repoussé. Cela ne fit que renforcer sa colère envers lui-même.
— Maria ! appela-t-il.
Il demanda le plat. Madden continuait de le dévisager, interdite. Elle ne toucha pas non plus au repas. Elle ne mangeait pas. Et il se souvint de ses soirées à vomir, il se remémora une Emma squelettique et fut saisi d'horreur. La colère et la peur se mêlèrent, brouillèrent ses pensées. Il avait du mal à respirer. Et il devait faire sa demande en mariage. Il le devait pour empêcher Henri de la tirer de nouveau dans ses intentions malsaines.
— Tu n'as jamais eu l'habitude qu'on t'aide, dit-elle après dix bonnes minutes de silence. C'est toujours toi qui a été là pour les autres. Mais ça ne veut pas dire que personne n'est là pour toi. Je suis ici. Parle-moi.
— Je n'ai pas besoin de parler.
— Bon sang, Erwin !
— Quoi ? craqua-t-il. Que veux-tu que je te dise ? Que je ne dors presque jamais par peur de me réveiller sans te trouver à mes côtés ? Que je pense à ces photos nuit et jour, en essayant de savoir qui diable a bien pu te suivre tous ces soirs ? Que mon seul moyen de te protéger est d'offrir à mon père l'opportunité d'étendre sa fortune, c'est ça que tu veux entendre ? Parce que oui, tout est sur toi. Je ne peux pas te parler de tout ça, parce que j'ai peur de te perdre une nouvelle fois, j'ai peur qu'on te touche encore, et je pense à tous ces...
Il ravala ces mots et se leva de sa chaise.
— Il faut que j'aille prendre l'air.
L'air de la nuit l'accueillit dans ses grands bras noirs. Il s'assit sur le rebord de la terrasse, ignorant le froid qui saisissait ses membres. La boîte était dans sa poche. Il ne pourrait pas la sortir. Pas ce soir. Et peut-être même qu'elle refuserait de lui parler après ça. Il n'en savait rien. Pour la première fois de sa vie, il se sentait perdu. La porte vitrée coulissa dans son dos. Les blanches en bois craquèrent. Madden vint s'asseoir à ses côtés, recouverte de son manteau.
— Je ne m'attendais pas à ce que tu encaisses les faits avec facilité, parla-t-elle dans l'obscurité.
Seule la lumière du salon illuminait un peu son visage.
— Ce n'est pas ça, souffla-t-il. C'est juste que...
Il observa un moment le paysage. Elle le regardait. Attendait la suite.
— Dis-le.
— Je me sens impuissant. Je vois William se détruire avec de la drogue, je vois Emma dépérir devant tous ces décès, je vois Alexandre se renfermer chaque fois un peu plus, je vois mon frère sombrer dans la folie. Et je ne peux rien faire pour les aider. Ni sortir William de sa propre merde, ni ressusciter Sasha, ni mˆeme servir de psy à Lucas. Ni effacer tes blessures, Mad'. Et je suis désolé. J'aurais voulu empêcher ça, m'interposer entre eux et toi, j'aurais...
Il s'arrêta quand sa main toucha sa joue.
— Rien de tout ça n'est de ta faute, mon amour. Les gens parcourent leur propre chemin. Si tu dois les surveiller chacun d'eux, tu ne t'en sortiras jamais. C'est triste à dire, mais parfois, il faut savoir être égoïste pour son propre bien.
— Qu'en est-il de notre chemin à nous, alors ? Chacun de notre côté ?
— Bien sûr que non.
Ses lèvres touchèrent doucement les os de sa mâchoire. Puis glissèrent vers sa bouche. Il l'embrassa pleinement, laissant la chaleur de son corps l'emplir. Leur respiration se transforma en volutes de fumée blanche. Il posa sa main sur sa hanche si bien moulée dans ce tissu noir, se mit à torturer sa langue, à jouer avec. Son angoisse s'était évaporée. Il avait fallu qu'il se colle contre elle pour ignorer tous les malheurs de ce monde.
— Nous serons ensemble, murmura-t-elle entre deux baisers.
Il enfouit son nez dans le creux de son cou, lui mordant légèrement la peau. Elle sursauta avant d'échapper un gémissement de plaisir.
Ensemble. Il aimait la sonorité de ce mot.
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