Fin de dynastie
Karsias Rogaa trouvait une odeur de fin à l'air ambiant. Son père, et surtout sa grand-mère avaient marqué l'Histoire. Lui, malgré ses efforts, ne leur arrivait pas à la cheville. Sa grand-mère, Séra Rogaa Sel, avait fait du peuple dragonien le le plus craint du monde, allant jusqu'à empiéter sur l'autorité des dragocorniens, pourtant la race la plus puissante existante. Les dragocorniens avaient su s'imposer pendant des centaines de millénaires comme ceux qu'il ne fallait jamais se mettre à dos. Séra les avait détrônés. Les dragoniens intervenaient partout grâce à elle.
Les faits d'armes de Séra Rogaa avaient modifié durablement l'Histoire. Ses actes restaient gravés dans les mémoires, malgré les millénaires passés. Son fils Oriol en fut le digne descendant. Il sut maintenir la pression sur les autres peuples, et préserver le monopole instauré par sa mère. Aucune guerre ne se faisait sans les dragoniens et leur matériel. Leur présence devenait une garantie de victoire, les quatre populations elfiques, les humains, les licorniens et les dragocorniens n'écoutaient que les stratèges du peuple écailleux.
Oriol poussa le vice jusqu'à choisir ouvertement qui montait sur le trône des autres peuples. Il désignait lui-même les successeurs des autres, privilégiant bien sûr ses sympathisants. Et gare à ceux qui ne respectaient pas leurs engagements, ou qui ne montraient pas assez de reconnaissance à son égard.
À Oriol, succéda Karsias. Il avait tout fait pour atteindre ce but, convaincu de pouvoir maintenir l'emprise dragonienne sur le monde. Hélas, il se rendit bien vite compte que non, il n'était pas à la hauteur. Plusieurs des rois et reines placés par Oriol furent détrônés par des indépendantistes hostiles. Karsias fut incapable de protéger ses alliés. Puis son autorité fut contestée à l'intérieur même de son royaume. Deux autres couronnes du peuple prédateur existaient désormais, sans qu'il ne puisse lutter. Des séparatistes clanistes grignotaient graduellement son territoire. Jamais aucun roi, aucune reine, n'avait subit de telles humiliations.
Les prêtres se retournaient contre lui, le peuple voulait le renverser, il ne devait jusqu'à présent sa survie qu'à son argent, et à un secret que ses ennemis pouvaient découvrir tôt ou tard. Le type de secret qui, une fois découvert, achèverait de l'isoler.
Muni d'une torche, il s'assura une dernière fois que rien ni personne ne le suivait ou usait de magie pour le surveiller. Il remercia intérieurement ses ancêtres pour toutes les runes elfiques qui l'entouraient, et il ne put s'empêcher de songer à ses propres manquements. Cela faisait déjà trois siècles qu'il ignorait tout de ce que fomentaient ces populations. Plus aucun de ses espions ne voulait s'y risquer, trop conscients de ce que leur feraient subir ceux des autres royautés et clans dragoniens s'ils les rencontraient.
En vérité, il n'avait plus d'espion. Ses gardes désertaient. Ceux qu'il devait protéger et gouverner voulaient le tuer. Pour eux, il incarnait la honte du royaume, et la faiblesse en général. Pour leur peuple aux codes basés sur la loi du plus fort, c'était intolérable.
Karsias ne devait sa survie qu'aux mercenaires qu'il payait au-delà de toute mesure. Il bénissait leur amour de l'argent à chaque instant.
Certain que nul ne le surveillait, il pénétra dans la geôle où il avait enfermé son frère Yerssa. Ce dernier possédait un don de clairvoyance particulièrement développé, lui permettant de voir les différents passés, présents et avenirs possibles. Karsias avait basé chacune de ses décisions sur les visions de son frère, et il comprenait enfin que ce dernier l'avait floué dès le début. Il en éprouvait un violent ressentiment envers lui-même. Combien de fois avait-il balayé ses propres soupçons, et ignoré son instinct, au mépris des conseils des prêtres de Vouivria ? La Déesse dragon communiquait sa volonté par l'instinct. Par conséquent, en ne prêtant pas attention à ce sixième sens ayant pourtant contribué à la grandeur de son peuple, il s'était très certainement mis la divinité à dos. Karsias s'en mordait les doigts. La clairvoyance venait du dieu créateur Ourobouros, et ce dernier n'était pas réputé pour sa bonté. Plutôt pour sa nature vicieuse.
Yerssa ne réagit pas à son entrée. Depuis le temps que Karsias le maintenait enchaîné dans cette geôle isolée de tout, il ne réagissait plus que rarement à ce qui l'entourait. La folie par l'isolement ne le guettait pas. Ses visions du présent l'en protégeaient. Car il existait des présents possibles où il vivait libre et heureux.
Karsias hésita à lui parler. Depuis deux ans, Yerssa conservait une lueur argentée dans le regard, signe qu'il percevait une vision. Le roi se décida à engager la conversation.
"Grand frère...
Un sifflement désapprobateur lui répondit. Yerssa le toisa. Malgré son corps squelettique et paralysé, couvert de chaînes, bardé de plomb afin de le couper des pouvoirs offerts par les esprits, les ailes retirées pour que jamais il ne puisse se transformer en dragon, il gardait une prestance impressionnante.
-Tu viens me voir pour que je te sauve la mise.
-Oui. Ecoute. Si tu me permets de m'en sortir... je te rends ta liberté. Aide-moi à...
-Non.
Karsias frémit. Il savait qu'il ne pouvait pas modifier le passé, et craignait de mourir d'ici peu. S'il pouvait mettre au point un stratagème, pour qu'on le pense mort et qu'il parte refaire sa vie ailleurs... Il rêvait de faire table rase. Il changerait de continent, irait sur les territoires sans foi ni loi, où n'importe qui pouvait repartir de zéro, qu'importe son passé. Mais il devait connaître les pièges les plus probables dans lesquels il risquait de tomber. Le peuple dragonien saurait se remettre de ses ingérences. Tout finirait par s'arranger, et il voulait vivre pour voir ça. Plus que tout, il voulait vivre.
-Plus que tout tu veux vivre, grinça le clairvoyant, comme à l'époque plus que tout tu voulais régner, pas vrai ? Ne réponds pas, je le sais ! cracha-t-il. Tu sais seulement penser à ta gueule, et devine quoi ? Papa le savait, notre mère aussi, on le savait tous. Mais on ne s'attendait pas à ce que tu complotes contre ton propre sang.
-Inutile de ressasser le passé, je te parle du présent et de l'avenir, voulut recadrer Karsias.
Yerssa lui cracha à la gueule. N'importe qui, à la place du roi, l'aurais frappé ou au moins injurié. Karsias se mit à genoux.
-Je t'en supplie, aide moi !
-Tu me dégoûtes... siffla le clairvoyant. Et tes pires craintes vont advenir. Tu vas crever seul, tu ne mérites même pas que quelqu'un te torture à mort.
-On peut repartir à zéro tous les deux !
-Jamais ! Démerde toi !
-Tu ne veux pas...
-Rester enchaîné toute ma putain d'existence de merde et voir ce que j'aurais pu devenir sans ton envie de gouverner, tu appelles ça "vivre" ? Ma vengeance aura mis du temps à se mettre en place, mais maintenant petit frère, t'es foutu. Fallait pas plonger dans le fratricide et m'enfermer. Tes regrets ne ramèneront pas les morts, de toute façon tu ne regrettes même pas tes actes.
-Si...
-Tu pètes de trouille à l'idée de mourir, rien de plus. Alors je vais te dire. Tu vas sortir d'ici. Tu vas murer l'entrée de ce cachot. Tu vas désigner le premier venu comme ton successeur et lui offrir ta couronne. En agissant ainsi, tu ne souffriras pas trop. Et je pourrais enfin crever tranquille.
Karsias voulut connaître ses alternatives, mais son frère resta muet. Ou au moins connaître la bonne personne à désigner pour lui succéder, celle qui saurait réunifier le peuple dragonien et lui rendre sa splendeur, ainsi que sa grandeur.
Il n'osait plus toucher la véritable couronne, de crainte que la Déesse ne le réduise en cendres par ce biais. Certains affirmaient que par sa faute, Elle s'était détournée d'eux. Le roi espérait qu'il ne s'agissait que de racontars sans fondement.
Encore hésitant, il s'assura que les perfusions qui maintenaient son clairvoyant en vie restaient fonctionnelles, puis partit. Avant de refermer la porte, il regarda une dernière fois son frère. Ce dernier souriait avec tendresse, à une personne que lui seul pouvait voir.
-Encore une magnifique fille, ma splendeur... Comment veux-tu l'appeler ?
Dans d'autres circonstances, combien d'enfants auraient-ils eu, eux ? Et les membres de leur fratrie, comment auraient-ils grandi ? Karsias éloigna ces pensées, et hésitait encore sur la marche à suivre.
Sorti du passage secret, il arpenta ses appartements. Honte suprême pour lui, même les gardes royaux, pourtant issus d'une secte les destinant à supporter le porteur de couronne en toute circonstance, avaient déserté. Dire que, deux générations plus tôt, ils avaient été le meilleur soutien de sa grand-mère.
Jusqu'à ce qu'il décide d'instaurer l'esclavage pour trouver une utilité aux prisonniers, ils l'avaient soutenu. Puis son clairvoyant l'avait convaincu que l'esclavagisme pallierait parfaitement à l'abolition de la peine de mort. Des révoltes éclatèrent partout dans le royaume. Nul ne voulait voir un membre de sa famille réduit en esclavage, d'autant plus qu'il s'agissait d'un principe humain, et non dragonien. Supprimer toute liberté d'un individu tenait du blasphème, pour les prêtres. Pour les croyants, l'esclavage était un sort pire que la mort, coûteux en nourriture et ne pouvant mener qu'à des catastrophes et du travail dangereusement bâclé. Les mercenaires Sel trouvaient qu'il s'agissait de concurence déloyale, et d'un autre côté en profitèrent pour parfaire leurs méthodes millénaires de torture.
Karsias estima que l'esclavage avait été sa plus grande erreur. Deux ans après, un second royaume se formait, et trente clans réapparurent. Le roi regarda autour de lui. Le château était presque vide. Assez grand pour que vivent une dizaine de milliers de personnes et une bonne cinquantaine de dragons, le lieu n'en abritait que deux cent, et aucun dragon n'y résidait. Plus aucun garde rapproché ne le suivait depuis longtemps, avant même qu'il ne rende l'esclavage légal pour la toute première fois de l'Histoire dragonienne.
Son frère touchait certainement juste, en lui suggérant de donner la couronne au premier venu. Une fois déliée de lui, la relique pourrait désigner le nouveau roi de droit divin. Il se demanda si ce qui le poussait à se fier à cet espoir était l'instinct, ou l'habitude de suivre les directives du clairvoyant en toute circonstance.
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