Le thé
La tasse de thé diffusait sa chaleur rassurante dans les mains de Marie, qui n'avait pas détaché son regard du ciel gris, derrière la fenêtre, depuis que les premières gouttes avaient commencé à perler sur la vitre.
Elle était comme prisonnière d'un torrent de pensées, toutes aussi désagréables les unes que les autres. Des reproches et des remords, de la colère, un chagrin infini... Mais surtout ce sentiment de lassitude qui l'étreignait comme pour la consoler, lui dire que ça n'en valait pas la peine, qu'il était plus sage d'abandonner la lutte...
Avec un soupir de résignation, Marie finit par se détourner du spectacle de la pluie venant s'abattre sur le monde. Elle sembla se rendre compte qu'elle n'avait pas bu son thé et porta la tasse aux motifs asiatiques à ses lèvres.
Des larmes roulèrent sur ses joues au même instant, la surprenant elle-même. La dernière fois qu'elle avait pleuré, c'était le mois dernier, dans le lit double qu'elle ne partageait plus avec celui qu'elle avait aimé.
Elle avait l'impression d’avoir vécu dix ans depuis cet instant. Le tourbillon de ses émotions l'avait dépassée, encerclée, enfermée pour ne plus la laisser s'enfuir. Ses doutes la rattrapèrent. Son regard papillonna d'un objet à l'autre dans la pièce. Elle s’était rendue dans sa chambre sans porter attention aux pas qu'elle avait dû faire pour quitter le salon.
Les larmes troublaient sa vision. Son menton tressauta et sa bouche se tordit pour contenir ses sanglots. Son regard avait cessé de détailler chaque recoin de la pièce ; il s’était posé sur la ceinture qu'elle trouvait trop longue pour elle maintenant qu'elle avait perdu tant de kilos.
La bande de cuir noir était enroulée sur elle-même au fond de la chambre comme un petit animal blessé et faible, entre une chemise violette et un chausson pelucheux.
Les pas de Marie la portèrent mécaniquement vers elle. Elle se reconnaissait dans sa posture de repli, dans le rejet qu'elle subissait. Sa propre solitude faisait écho à l'isolement de cette ceinture au fond de la chambre, où le jour peinait à percer l'ombre que l'armoire projetait sur les vêtements épars. Ces derniers étaient tels ses souvenirs déchus jonchant le sol poussiéreux d'un temps idéal révolu. Des débris jalonnant son chemin. Un parcours qui s’achevait au fond de cette pièce, où la ceinture, lovée comme l'animal qui se cache pour mourir, attend son dernier souffle.
Les mains de Marie lâchèrent la tasse de thé, et déjà, la chaleur qu'elle leur octroyait s'évanouissait sur ses paumes, privées de son contact. Le liquide éclaboussa le lambris en bois mural derrière la jeune femme, avant de se répandre sur le parquet.
Marie avait l'esprit étrangement vide. Elle qui aurait tout donné pour se vider la tête, au cours de ces affreuses semaines, à affronter sa peine chaque matin en se réveillant, à la subir jusqu’au crépuscule, avait l’impression que tout s’effaçait de sa mémoire… Ses pensées parasites, ses angoisses, semblaient s’être envolées.
Rien n’avait plus d’importance. Au fond, ça faisait longtemps qu’elle le savait. Pourquoi poursuivait-elle la lutte ?
Alors qu’elle déroulait la ceinture qui l’attirait dans un louvoiement envoûtant, des pas dans l’entrée perturbèrent son état nébuleux.
Comme dans un rêve, elle entendit une voix qui lui parvenait étouffée :
– Mamie… Tu as échappé ta tasse… Je vais te refaire du thé, assieds-toi.
Dans un état second, Marie laissa retomber la ceinture qui l’appelait et obtempéra.
– Florent, c’est toi ? parvint-elle à murmurer.
Son petit-fils se plaça devant elle et lui agrippa l’épaule. Trop fort. Elle sursauta de douleur et se sentit revenir à son corps, tandis qu’il la guidait vers le canapé.
– Oui, c’est moi. Je t’avais dit que j’allais repasser. Et je t’avais aussi dit de boire ton thé.
Le ton en apparence léger du jeune homme était nuancé de reproches.
– Florent… Qu’est-ce que je ferais sans toi ? Maintenant que je suis seule, tu es tout ce qu’il me reste, bredouilla Marie.
Les yeux embués, elle l’observa s’affairer devant la gazinière, et ne tint pas compte de son silence. S’il savait ce qu’elle s’apprêtait à faire, quelques secondes avant son arrivée… Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi ? Florent était tout pour elle, elle ne pouvait pas le laisser seul !
Pour achever de dissiper ses pensées funestes et le brouillard qui engourdissait son esprit, elle se força à faire la conversation, d’un ton détaché.
– Tu sais, ton grand-père était persuadé que tu finirais mal, dit-elle dans un petit rire.
Florent se retourna brusquement. D’un seul coup, ses prunelles s’étaient enflammées d’une lueur de colère.
– Mais moi, j’étais certaine que tu t’en sortirais, malgré la perte de tes parents et ton enfance tumultueuse, acheva Marie.
Un pâle sourire éclaira un instant son visage tiré par la fatigue des années et la peine de son récent deuil. Une fois de plus, son petit-fils ne répondit rien.
Elle le sentait tendu, nerveux, comme s’il lui cachait quelque chose. Depuis qu’il avait perdu son emploi, Marie savait qu’il pouvait retomber dans ses vieilles addictions et se laisser aller, mais chaque fois qu’elle tentait de l’interroger, de prendre de ses nouvelles, il restait hermétique. Ses réponses vagues la laissaient penser qu’il ne souhaitait pas partager ses ressentis avec elle, ou qu’il avait honte.
Elle aurait aimé se confier à lui sur le chagrin qui la brisait elle-même depuis un mois, sur sa douleur de poursuivre sa vie seule, désormais. Mais elle ne voulait pas se montrer faible devant lui, qui était encore fragilisé par ses propres blessures.
Elle se faisait du souci pour ce gosse grandi trop vite, son seul petit-fils, et tout ce qui lui restait de sa fille. Elle ne pouvait pas se l’avouer, mais au fond d’elle, elle en voulait à Florent de ne pas ressembler à sa mère.
Si seulement elle pouvait retrouver son regard, le creux de ses fossettes quand il souriait, sa joie de vivre communicatrice… Mais non, le pauvre n’avait hérité que des traits paternels, celui qui, avec 3 grammes dans le sang, avait précipité leur voiture familiale dans un ravin sur une départementale enneigée douze ans plus tôt, faisant de lui un orphelin miraculé mais éternellement éteint.
– C’est plus que toi et moi, maintenant, pas vrai, mon chéri ? murmura Marie, les yeux dans le vague.
Elle ne comptait plus ses regrets, toutes les choses qu’elle aurait aimé faire tant que ses proches étaient là, auprès d’elle, toutes les occasions manquées, les moments de partage repoussés…
– Il faut que tu vives, toi, Florent, poursuivit-elle d’une voix brisée. Tu dois saisir chaque opportunité que la vie te présente, tu m’entends ? Tu ne dois pas baisser les bras, tu dois te battre.
– C’est ce que je fais, mamie, répondit le jeune homme sans se détourner de la gazinière. Tiens, prends ta tasse, je vais nettoyer celle que tu as cassée tout à l’heure. C’était celle de papi, tu aurais dû faire attention…
Marie remercia son petit-fils d’un regard reconnaissant et empli de tendresse lorsqu’il lui tendit un mug fumant, duquel pendait le cordon d’un sachet de thé.
Elle laissa ses pensées l’emporter quelques instants, tout en trempant précautionneusement ses lèvres dans le liquide infusé. Et dire qu'elle devait faire les courses depuis des jours... Cette simple pensée la déprimait.
Au bout de quelques instants, elle sentit ses vertiges revenir. Sa tête tournait à nouveau, ses sens s’engourdissaient.
Sa poigne sur l’anse de la tasse se fit moins ferme, comme au paroxysme de l’état de malaise qui l’avait saisie un peu plus tôt.
Elle sentit son esprit devenir cotonneux, ses pensées s’enliser. Sa tête tomba mollement contre son menton. Elle avait une vue plongeante sur le contenu de sa tasse, dont la vapeur humidifiait sa joue. Le liquide sombre tournoyait au rythme des mouvements incontrôlés de sa main affaiblie.
Marie ne parvenait pas à la redresser. Elle poussa un grognement de douleur lorsque des gouttes brûlantes se renversèrent sur ses cuisses, mais elle était incapable de crier.
Derrière elle, elle sentait la présence de Florent, immobile.
Marie voulait parler, mais les mots ne sortaient pas. Elle observa un instant son reflet dans le thé. Cette vieille qui la fixait d’un air hagard, ces rides qui lui cisaillaient le visage… Non, ce n’était pas elle.
Elle hésita. Trouva la force de se pencher et d’élever la tasse à hauteur de ses lèvres. Et but.
Le tournis emporta ses dernières forces. Elle sentit à peine la morsure de la brûlure lorsque la tasse glissa de ses doigts et répandit le reste du thé sur elle.
Avant de fermer les yeux pour se laisser aller aux vapeurs délirantes qui l’étourdissaient, elle eut une ultime pensée cohérente :
« Florent, si tu me l’avais demandé, je t’aurais dit que tout ce que je pensais posséder, ton grand-père l’avait parié aux jeux sans que je ne le sache, avant de mourir. Moi qui ai toujours vécu sans compter, je suis endettée jusqu’au cou, tu vois. Mon pauvre chéri, que je te plains d’être toi… »
Elle ne vit pas le regard satisfait de son petit-fils penché sur elle, certain de sa future fortune.
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