Chapitre 9
David se penche, ouvre une petite boîte sur la table basse. Il en sort un miroir et une paille. Victoria le regarde, sidérée.
Calme. Assuré. Il aligne une fine traînée de poudre et l’aspire d’un coup sec.
— Aaah…
Il pousse la boîte dans sa direction.
— Vas-y, sers-toi.
Victoria ignore complètement l’objet et finit par parler, d’une voix mesurée.
— Je peux te poser une question?
David secoue la tête convulsivement, renifle, se frotte le nez.
— Mais oui, vas-y, Vic.
— Pourquoi?
Elle le fixe.
— Pourquoi me fais-tu ça? Après tout ce que j’ai fait pour toi.
Un silence. Toute la gaieté s’évapore de son visage. Il pince ses narines entre deux doigts, baisse légèrement la tête, fébrile.
Puis, il relève les yeux. Durs. Brûlants.
— Pourquoi? Tu veux savoir pourquoi ?
Il ricane, mais l’amertume perce.
— Parce que j’ai toujours détesté tout ce que tu représentes, Victoria.
Il fait des guillemets en l’air, théâtral.
— Après tout ce que tu as fait pour moi… Mais tu t’entends parler? Qu’as-tu pour moi qui t’ai coûté le moindre effort?
Sa voix monte d’un cran.
— Tu nous prends tous de haut, avec ton pouvoir, ta condescendance.
Il attrape son verre et avale une grande gorgée de vodka.
— On t’a tout donné. Tu ne mérites rien de ce que tu possèdes. La petite fille à son papa, voilà ce que tu es.
Il se penche, ses pupilles dilatées fixées sur elle.
— Moi, je n’ai rien reçu.
Il répète, plus fort, son souffle chargé d’alcool.
— RIEN.
Des postillons giclent.
— Si tu perds aujourd’hui ta société de merde, c’est que tu n’as pas su la protéger. Tu la croyais acquise. Mais tu as trouvé plus fort que toi sur ton chemin.
Victoria est saisie. Cette vague de haine la prend au dépourvu. Comment a-t-elle pu être aveugle tout ce temps? Des années à ses côtés. Combien de fois l’a-t-elle accueillie chez elle, dans son propre foyer? Elle la voit à présent. L’étincelle de folie dans ses yeux. David va mal. Très mal.
Dans son esprit, une illusion se fissure. Son corps se tend sous le poids de ce qui va suivre. Je reconnais ce moment. Comme lorsque Oreste, porté par sa soif de justice, se retrouve face à Clytemnestre l’infidèle. Sa propre mère. La réalité du matricide s’impose à lui. Cet instant fatidique où la vengeance quitte le fantasme pour muer en un point de non-retour. Victoria sent un vertige monter. L’air devient irrespirable.
Face à elle, David semble se radoucir. Puis, il sourit.
— Enfin, aujourd’hui, tout rentre dans l’ordre.
Inutile de discuter avec un fou. Elle capitule.
— David, va chercher les contrats et la vidéo. Je veux en finir.
Le rictus de David s’agrandit.
— Pas tout de suite, Vic. Tu sais, j’ai découvert une autre facette de toi dans cette vidéo.
Il la détaille, lentement.
— Je t’ai toujours trouvée bandante.
Un frisson d’horreur glisse le long de la colonne de Victoria.
— Mais je t’imaginais plus… bourgeoise. Genre coincée au lit.
Victoria voit la même chose que moi dans son regard. C’est un piège. Une sensation glacée l’enserre. Ses doigts effleurent le téléphone dans sa poche. Un seul bouton, et Gideon débarque. David se penche vers elle.
— Je trouve que ce n’est pas juste que ce soit James qui ait profité du meilleur. Surtout au prix où je l’ai payé.
Instinctivement, Victoria recule.
— Allons, Vic, tu pourrais bien me faire un petit cadeau de départ. Je pourrais envoyer la vidéo à ton mari. Pour te punir.
Il laisse planer un silence.
— Je suis certain qu’Andrew serait aussi surpris que moi par tes talents. Ou alors… Dans dix minutes, j’efface tout et tu décolles d’ici, libre.
Il glisse sur la banquette et s’installe à côté d’elle. Victoria ne bouge pas. Une seule pensée l’obsède: que la vidéo soit partagée avant que Gideon n’intervienne. L’haleine de David lui frappe le visage. Alcool et quelque chose de plus âcre. Dégoûtant.
Tout devient flou. Comme dans un rêve, elle sent sa main qu’il guide vers son sexe. Son pantalon est ouvert. Elle ne sait même pas quand il l’a fait.
Dans sa tête, je m’alarme. Victoria est figée. Perdue dans une brume confuse, paralysée entre la peur, le remords, la culpabilité.
Non, Victoria. Ce n’est pas le moment de flancher. Ne lâche pas.
Elle reprend ses esprits alors qu’une décision se cristallise dans son esprit. La seule qui puisse sauver son plan. Mais derrière ce choix de raison, je pressens autre chose. L’expiation. Un châtiment nécessaire pour se laver de la culpabilité qui la ronge.
David la fixe, ses yeux drogués brillent d’une excitation malsaine. Il accompagne sa main, de haut en bas. Victoria ne réagit pas. Son visage est un masque figé.
— Voyons, Victoria, ton mariage vaut bien une petite pipe, non?
Sa voix s’étire, trempée d’avidité.
— Après toutes ces années… J’en ai tellement rêvé, tu n’imagines pas combien de fois j’ai dû me branler dans les toilettes du bureau après des séances avec toi.
Comme un automate, elle glisse du canapé, ses genoux frappent le sol de pierre. Sa bouche descend rejoindre sa main. Je ne vois aucune humiliation dans son cœur. Chaque mouvement semble au contraire aiguiser sa volonté, armer son bras.
Et soudain, je comprends. C’est moi qui l’ai conduite ici, moi qui ai nourri cette vengeance implacable. Mais Victoria n’est pas une déesse. Avec horreur, je perçois la fine flamme de son âme vaciller, son humanité s’efface devant la monstruosité du destin que j’ai forgé.
J’ai envie de pleurer, et je sens ses larmes couler.
La main de David se pose sur son cou, ses hanches tressaillent. Victoria retient un haut-le-cœur, les yeux crispés de dégoût. Elle voudrait se dégager, mais il la retient fermement.
Elle se redresse enfin, attrape son verre de vodka, remplit sa bouche, puis recrache au sol. Elle recommence deux fois avant d’avaler le reste d’un trait. David l’observe, aviné et satisfait.
L’esprit de Victoria n’est plus qu’une lame d’acier.
Il se penche pour empoigner sa petite boîte et reprendre son manège. Elle glisse la main dans la poche de son hoodie, en sort une fine ampoule, brise une extrémité. Alors qu’il aspire sa ligne, elle feint de se lever et verse discrètement le contenu dans son verre.
David relève la tête avec un râle tandis que Victoria se dirige vers le bar. Elle attrape une bouteille de vodka, remplit son verre et en avale une grande gorgée. Son goût lui colle à la bouche. Impossible de s’en débarrasser. Elle se retourne, la moue crispée de dégoût.
David est avachi sur le canapé, un sourire goguenard aux lèvres. Il ne reste rien de l’homme qu’elle a connu. Plus aucune trace de l’ingénieur brillant, du jeune étudiant à la bonne humeur contagieuse.
Je plonge dans son cœur. Elle voudrait tant le détester. Et elle le déteste. D’une haine absolue. Mais cet animal n’est pas David.
— Je veux qu’on règle le problème maintenant, David. Tu as eu ce que tu exigeais, fais-moi signer les contrats et supprime cette vidéo.
Il soupire, avale le reste de son verre et se lève. Sur la table à manger, une fine pochette de cuir repose. Il en sort un paquet de feuilles.
— Voilà, voilà, Vic. C’est la promesse de vente. Ce n’est pas long, ce n’est pas compliqué: je prends tout.
Victoria s’approche.
— Où est la vidéo?
David extrait une clé USB de la pochette, la lui met sous le nez, puis l’insère dans son ordinateur portable.
— On va vérifier.
Sur l’écran, la même scène apparaît. Mais cette fois, je ne ressens rien chez Victoria. Le calme plat. La vidéo continue à tourner en arrière-plan.
— Comment m’assurer que tu ne la conserves pas ailleurs?
— Quand on a un trésor pareil, on ne le partage pas. Mais sinon, tu dois me faire confiance.
Victoria le jauge froidement. Puis elle saisit les contrats et parcourt rapidement chaque page avant d’apposer sa signature en bas. À ses côtés, David commence à tanguer. Il s’appuie sur la table des deux mains, fronce les sourcils, cligne des yeux. Il tire une chaise, s’y laisse tomber à moitié, vacille, puis s’effondre au sol.
Il bouge faiblement en bafouillant des paroles incompréhensibles. Victoria le toise sans un mot. Elle déchire le contrat et jette les morceaux dans la pochette en cuir. Puis elle arrache la clé USB et la glisse dans son hoodie.
Le téléphone, Gidéon, et trente secondes plus tard, la porte s’ouvre.
Quatre hommes en treillis noirs, cagoulés et armés entrent dans la maison. Tout va très vite.
Le premier inspecte le salon, récupère dans un sac, tout ce qui pourrait être relié à Victoria, nettoie le canapé, la table et essuie le sol souillé.
Le deuxième se dirige vers l’ordinateur, branche un appareil semblable à un gros boîtier. Un logiciel se lance, une barre de progression apparaît sur l’écran. Il se baisse sur David, qui remue faiblement, lui prend la main pour déverrouiller son téléphone et le connecte sur le même appareil.
Le troisième quitte la pièce, probablement pour fouiller le reste de la maison.
Le dernier, Gidéon, relève sa cagoule.
— OK, Patronne, on s’occupe de la suite. Vous avez accompli votre part, rentrez chez vous. Faites-vous voir.
Victoria reste immobile. Il la fixe, et je découvre à travers ses yeux qu’il comprend. Il connaît cette expression. Son visage s’assombrit.
— Je vous avais prévenu, ce n’est pas romantique. Ce genre de merde, ça peut vous écraser le cœur. Ce connard l’a bien cherché, ne vous sentez pas coupable.
Toujours le vide émotionnel, Victoria se contente de répliquer.
— Vous avez James?
— Affirmatif, dans la camionnette.
— Et les photos?
Gidéon désigne le technicien.
— Il s’occupe de l’implantation. Ces trucs sont vraiment immondes.
Victoria hausse les épaules et continue.
— Je veux qu’on retrouve David avec le pantalon sur les genoux. Entre ça et la cocaïne, personne ne remettra en cause la thèse de l’accident. Entendu?
Le vieil officier fronce les sourcils, inspire, puis se ravise.
— À vos ordres. C’est vous le boss.
— Merci, Gideon. Nous ne parlerons plus jamais de cette soirée.
— Pigé.
Victoria désigne la mallette, l’ordinateur et le téléphone.
— Un dernier point: détruisez cette mallette et effacez tout ce qui a un lien avec Chen Industries ou avec moi. Et en passant, si vous trouvez des infos sur MOS Tech…
Elle enjambe David et sort de la maison. Une fois installé dans la voiture, son esprit s’active froidement, calculant déjà la suite. MOS Tech est à elle.
Par réflexe, elle abaisse le rétroviseur pour vérifier son maquillage. Geste inutile. Elle le remet en place… et je découvre Hermès, assis sur la banquette arrière.
— Bonjour, ma Reine. Je viens t'apporter le salut de votre Divin Époux. Dans sa grande sagesse, il a décidé que ton voyage devait continuer.
— Hermès, non! Cette comédie doit cesser! J’exige de rentrer à l’Olympe.
Hermès la regarde avec compassion. Son beau visage s’illumine.
— J’aimerais pouvoir exaucer ta volonté. Mais je ne suis que le messager. Ma Reine, sache que tu n’es pas seule. Certains se battent pour toi, là-haut. Athéna est furieuse. Mais Zeus ne veut rien entendre.
— Laisse-moi lui parler! Porte-lui mon message, dis-lui que j’ai compris!
— Ce sera fait, douce Reine. Mais tu connais ton mari, il n’est pas commode à convaincre… Bonne chance.
À nouveau, le vortex m’aspire. Je sens mon être s’étirer, tiraillé entre le corps de Victoria et le gouffre qui m’absorbe. Je réalise à quel point mon esprit s’était attaché au sien. Chaque lambeau qui se détache est une déchirure. Les sensations de la vie terrestre s’effacent. Cet esprit qui me semblait si proche s’évapore.
D’abord le noir. La confusion. Puis une lumière, blanche. Un stylo. De la peau. Une peau tatouée.
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