Chapitre 3.9 - Des imbéciles

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Les voilà, les uns en face des autres. Comment ne pas penser aux Achéens devant les murailles de Troie ? Je reconnais la scène. Ces Allemands guindés, les Troyens défendant leur butin, comme des comptables. Et Greta… une Hélène moderne, otage involontaire parmi ces gratte-papiers ?

Quant à Altyna, elle est l’improbable héroïne dans cette farce, un Cheval de Troie infiltré, prête à dévoiler ce qu’elle cache sous son déguisement, des armes à faire cuire un fonctionnaire.

Elle est comme Achille, une force qui change le monde. Elle m’emporte, moi en tout cas.

La salle, toute en boiseries sombres, est entièrement meublée par une grande table carrée, ouverte en son centre. D’un côté, les Turkmènes et leur fier général, l’Ambassadeur — Agamemnon bouffi d’orgueil. De l’autre, les Troyens : ces tristes négociateurs allemands et leurs industriels, plus semblables à des scribes de palais qu’à une troupe parée au combat.

Chaque délégation se positionne à un extrémité. L’Ambassadeur s’installe au milieu, dispose Altyna à sa droite et son fils à sa gauche. À côté de Jalal, un colosse silencieux prend place ; clairement un garde du corps, il n’a pas l’allure d’un diplomate. À mes côtés, un mince Turkmène basané au nez aquilin complète nos rangs. Un secrétaire, peut-être.

Le ministre allemand ouvre la bouche, sans doute pour quelque protocole ennuyeux, mais l’Ambassadeur se tourne vers Altyna, l’interrompant sans la moindre gêne.

Une arrogance royale digne de Zeus lui-même.

— Comment trouves-tu mon garçon, petit oiseau ? Il est jeune, mais c’est déjà un cavalier accompli.

Altyna se penche en avant, jouant la comédie de l’admiration. Le fils prodigue, Jalal, reste immobile, roulant de gros yeux mal à l’aise.

Quel maigrichon, quel indigne héritier de ce monarque obèse.

— Je suis certaine qu’il fera honneur à votre famille, Excellence. Il a votre prestance, même s’il n’est pas encore empli de sagesse comme vous.

L’Ambassadeur sourit, ravi de cette flagornerie, et tapote la main d’Altyna de ses doigts grassouillets.

— Mon petit oiseau, je suis sûr que tes parents sont très fiers de toi.

— Je ne les ai malheureusement pas connus, Excellence. J’ai été élevée par ma Mamam.

Rejepov s’exclame avec ferveur :

— Eh bien ! Elle a accompli un travail extraordinaire ! Tu descends directement de la Matriarche, alors ! Ne dit-on pas que le silence de la Mamam corrige mieux que cent paires de sandales…

Altyna complète l’Ambassadeur, comme un mot de passe répété cent fois.

— … et que sa parole dirige le troupeau davantage que le bâton.

— Bravo ! Bravo ! Tu ne fais pas mentir ton prénom. Tu es brillante.

En face, les Allemands s’agitent sur leurs chaises. Greta tente de se racler la gorge, Fischer est rouge et fixe Altyna avec des yeux noirs. Le ministre reste souriant, immaculé, au centre. Altyna sent le malaise et souffle à Rejepov :

— Je crois que nos hôtes s’impatientent. Voulez-vous que je leur dise quelque chose ?

— Laisse-les un peu mariner, petit moineau.

Il frise sa moustache.

— Regarde, je vais t’apprendre la diplomatie…

Il se tourne vers le camp adverse et fronce le front. Il hoche la tête lentement, comme s’il comprenait quelque chose de très important. Puis il pivote à nouveau vers Altyna.

— Leur cœur est sec, ma fille… Il faut le cuire longtemps, à feu doux, dans le silence. Sinon, il reste caoutchouteux, comme un vieux pied de chèvre. Apprends ! C’est celui qui se dépêche qui finit par attendre.

L'homme se penche vers son fils et lui chuchote quelques mots à l’oreille. Celui-ci nous jette un regard affolé de ses yeux globuleux. Son père rigole et lâche, de sa grosse voix :

— Bon, quand vont-ils nous présenter ce matériel ? Je m’impatiente. Vont-ils rester muets comme des carpes toute la journée ? Ont-ils honte de parler ? Le cheval est-il boiteux ?

Il fait un signe à Altyna de traduire.

— Son Excellence est désireuse de vous entendre chanter les louanges de vos engins de mort. Il exprime aussi son inquiétude quant à la qualité des chevaux. Y-a-t-il des chevaux ?

Quel duo infernal. Qu’y a-t-il de plus dangereux qu’un fou qui n’a peur de rien ?

Le ministre, puis les industriels commencent à parler, expliquant tout un charabia technique et comptable sur ces merveilleuses armes — tous des instruments de paix redoutable, selon eux.

Altyna tente de traduire l’essentiel, mais l’Ambassadeur l’écoute à peine, répliquant par des :

— Magnifique.

— Formidable.

— Très bien.

Après un quart d’heure de sermon, il pose sa main sur notre poignet.

— Bon. J’entends tout cela… mais demande-leur ce qu’il y a pour moi. Comment comptent-ils honorer le glorieux pays de l’Aube au travers de ma personne ?

Ah ! Nous y voilà.

Altyna lève la main pour interrompre le monologue de Fischer, qui met quelques secondes à s’arrêter, visiblement outré par l’outrecuidance d’Altyna.

— L’Ambassadeur a bien compris que le matériel est formidable, et il vous félicite chaleureusement pour la clarté de vos explications. Il a insisté en soulignant que « même un chameau louche sait reconnaître une bonne caravane ». Néanmoins… il aimerait connaître ce que vous avez prévu pour… lui ?

C’est la panique chez les assiégés !

Ils se concertent, ils doivent décider qui va prendre la responsabilité de ce qui va suivre. Fischer se penche vers Greta et lui parle à voix basse. Altyna voit son amie se décomposer. C’est elle qui va être poussée sous le bus ! Elle secoue la tête. Elle ne se cède pas.

Bien.

Fischer finit par se retourner, un sourire crispé, les maxillaires encore serrés de colère. Altyna l’a pris en grippe. C’est le moment de prendre les assiégés par surprise, d'ouvrir la trappe.

Alors que toute la délégation allemande est attentive, je sens l’air frais caresser l’intérieur de nos cuisses. Elle écarte lentement les jambes, laissant la jupe remonter vers ses hanches.

Un après l’autre, tous leurs regards se figent devant le cœur de l’armée superbement exposée. Altyna fait pivoter son bassin en un mouvement circulaire, hypnotisant. Greta se mord les lèvres, alors que le pauvre Fischer ne trouve plus ses mots.

— Madame… Vogel, je… nous…

Il se tourne vers Greta, qui baisse immédiatement la tête, puis vers le ministre — sourire stable, mais yeux grands ouverts. Les industriels scrutent le plafond, admirent les tableaux sur les murs. Tout cela semble passionnant.

Altyna, elle, ne pense qu’à Greta, et elle profite du moment. Elle est excitée de s’exhiber pour elle et aussi satisfaite de la farce qu’elle joue à ces barbons. Elle découvre une pointe de désir dans l’œil sidéré de son amie. Le souvenir de l’expérience du Berghain insinue nos esprits et son sexe commence à se tremper.

Il ne faudrait quand même pas que cela aille trop loin ! En même temps, voilà à quoi tient le pouvoir de ces hommes...

Altyna sourit en grand à Fischer, pour l’inviter à reprendre, et s'efforce à la fois de contrôler son excitation. Le petit fonctionnaire est coincé entre son obséquiosité et sa gêne. Il doit regarder dans sa direction pour s’adresser à la délégation turkmène. En se faisant, il ne peut échapper au spectacle indécent servi par Altyna.

Ses yeux tentent de se fixer sur l'ambassadeur, mais glissent inévitablement vers l'ibis mouvant. Il avale sa salive.

— Nous… sommes bien entendu… disposés à examiner les modalités… euh… honorifiques de ce partenariat…

Altyna cligne et répond sans consulter Rejepov :

— Son Excellence aimerait quelque chose de gros… Il ne lui en faut pas moins pour satisfaire ses besoins. Une offre à la mesure du désir qu’il a… à combler l’Allemagne de ses commandes.

Elle laisse l’allemand mariné et se tourne vers l’Ambassadeur.

— Le petit homme, Fischer, il promet de vous honorer à la hauteur de votre inestimable valeur. Mais… doit-on le croire ?

Rejepov rigole et lève son doigt pour toucher le nez d’Altyna.

— Tu apprends vite, petit oiseau. Mon père me disait : arrosé de vodka, un mari peut se tromper de femme… Mais personne ne berne un Turkmène qui a pissé face au vent…

Une vibration accompagnée d’une sonnerie interrompt l’Ambassadeur. Le téléphone d’Altyna, dans la poche intérieure de sa veste. Elle fait une grimace d’excuse. Machinalement, elle déboutonne son blazer pour atteindre son appareil.

Elle rabat le pan de tissu… avant de voir les yeux de Fischer s’écarquiller. Oups. Elle referme d’un geste vif. Greta plaque sa paume sur son front et secoue la tête.

Sur l’écran, une photo d’une femme mûre, visage sec, yeux malicieux, avec son nom marqué en surimpression : « MAMAM. »

En face, Fischer reprend ses esprits, visiblement excédé par cette énième interruption.

— Madame Vogel, pouvons-nous…

— Ruhe !

La voix de l’Ambassadeur tonne dans la salle. Il enchaîne en turkmène, mais le ton ne laisse place à aucune ambiguïté.

— Réponds tout de suite, oiseau doré. C’est la Matriarche.

Altyna jette un coup d’œil à Greta. Au téléphone. Au ministre. Au téléphone. Puis elle appuie sur le bouton vert. Avant qu’elle puisse réagir, le gros doigt de l’Ambassadeur presse sur le l'icône du haut-parleur.

Il hoche la tête. Si sa moustache pouvait parler, elle dirait : « C’est la matriarche ! »

— Allo Mamam ?

Une petite voix répond en turkmène mâtiné d’allemand.

— Altyna jan, je pensais que tu arrivais tôt aujourd’hui, tu es où ? Tu n’as pas oublié mon anniversaire ? Il y a tes cousins qui seront là bientôt.

— J’ai un empêchement Mamam. Je suis désolé, je viens dès que je peux.

— Tu as des problèmes ? Tu es où ?

— Je t’expliquerai, je ne peux pas parler maintenant.

Rejepov lève la main pour faire taire Altyna et se penche vers le téléphone.

— Madame, je suis l’Ambassadeur du Turkménistan, Ignatgeldi Jalal Rejepov. Votre fille est au ministère, elle m’aide dans une mission de la plus haute importance pour notre pays. Bravo ! Elle est brillante et complètement indispensable…

Altyna.

— Mamam, je…

Rejepov continue sans autre.

— Mais je ne savais pas qu’elle devait rejoindre l’anniversaire de sa Mamam. Personne ne me l’a dit ! Aucune mission diplomatique ne peut éclipser un tel événement familial. Je vais exiger que le ministre mette tout en œuvre pour que vous vous réunissiez au plus vite. Je vous l’amène personnellement très chère Matriarche. Mon cœur trépigne d’impatience de rencontrer celle qui a élevé notre oiseau doré !

— Altyna ? Altyna, qui est ce Monsieur ?

Altyna tire le téléphone vers elle.

— Je te rappelle vite Mamam.

Elle raccroche. L’Ambassadeur est déjà debout. En face, le ministre fait miroir et se lève à son tour. Son sourire commence à tendre vers la grimace. Il se tourne directement vers Greta et prononce quelques mots inaudibles.

— Petit oiseau, dis-leur que nous devons partir immédiatement. Il faut qu’il nous fournisse une escorte : nous allons nous rendre au plus vite près de ta Mamam.

Greta semble au bord de la crise de nerfs. Le ministre et Fischer la dévisagent, figés. Rouge et droite, elle articule.

— Madame Vogel, quelle est la raison de cette agitation ? Les négociations ne sont pas terminées !

Altyna traduit la question à Rejepov, qui lui répond sans hésiter. Elle se tourne vers Greta.

— Il y a un malentendu, Greta… c’est ma grand-mère. C’est son anniversaire.

Rejepov veut que le Ministre nous amène chez elle. Il dit que c’est le plus important, et qu’on pourra continuer les pourparlers demain.

Ça y est. L’armée adverse est en déroute. C’est la pagaille.

Fischer arrache ses lunettes.

— C’est un véritable scandale ! Mais qui est cette traductrice ? Madame Müller, vous connaissez cette personne ?

Altyna saisit le bras de Rejepov.

— Vous devez aider mon amie. Son chef n’est pas content du tout. S’il vous plaît !

— Tu connais cette femme ? Si elle est ton amie, alors elle est la mienne. Dis-leur que si l’anniversaire de ta Maman se passe bien, je viendrai demain avec de très bonnes dispositions. Demande-leur l’escorte… et un joli cadeau que je puisse amener.

Altyna interpelle le Ministre et Fischer.

— Son Excellence tient à vous remercier pour votre patience, et il assure avec la plus grande détermination que, si l’anniversaire de ma… grand-mère se passe bien, il reviendra demain pour conclure l’affaire. Hum, et en plus de l’escorte, il désire que vous lui procurez un cadeau … pour ma mamam.

Fischer est estomaqué mais le sourire du Ministre fleurit à nouveau, arrosé à l’espoir. Il s'exclame chaleureusement :

— Mais c’est entendu ! J’ai moi-même une fille. Je connais l’importance de la famille, et le Ministère est enthousiaste à l’idée de participer à l’anniversaire de votre grand-mère.

Il se tourne vers Fischer :

— Vous vous occupez de tout, Hans.

Il salue, se retourne et quitte la pièce.

Fischer se tourne vers Greta.

— Je m’occupe de l’escorte. Occupez-vous du reste. Vous accompagnez Son Excellence partout où il va. Vous êtes responsable de son bien-être, entendu ?

Il jette un sourire forcé à Rejepov, un regard noir à Altyna, et sort en compagnie des deux industriels.

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