Chapitre 3 - Le vertige dans la chair
Florence and The Machine - Seven Devils
Lyra
Je me perds dans mes pensées, mes yeux fixés sur le carnet de dessin qui repose dans mes mains. Mes doigts glissent presque mécaniquement sur le papier, esquissant des formes familières. Une forêt apparaît, celle de mes rêves. Sauvage, oppressante, et pourtant étrangement rassurante.
Je m’arrête un instant, mes yeux parcourant les traits sombres qui s’entrelacent sur le papier. L’opacité du feuillage, le rideau de brume, ce vide sonore troublant. Tout est là. Comme si mes mains savaient avant moi.
Mon cœur se serre. Cette forêt, je ne l’ai jamais vue ailleurs que dans mes rêves. Pourtant… ici, dans cette ville, il y a quelque chose. Une sensation diffuse qui me la rappelle.
Je lève la tête.
Le parking de Lykos Industries s’étend devant moi, vaste et impeccablement entretenu. Une centaine de places, bordées de haies taillées au millimètre, de platanes élancés qui projettent leurs ombres tremblantes sur le sol pavé. Entre les lignes blanches parfaitement alignées, des berlines majoritairement noires aux carrosseries lustrées reflètent la lumière du matin. Aucun bruit. Aucune présence visible. Juste moi et cette étrange tension suspendue dans l’air.
L’odeur boisée qui m’a assaillie plus tôt est toujours là. Encore plus intense. Elle s’accroche à ma peau, pulse dans mes veines. Comme si elle m’enveloppait, me maintenait et cherchait à me faire sienne.
Un vertige me prend, léger, fugace. Un frisson d’électricité flotte autour de moi, comme une présence invisible. Une chaleur diffuse, suffocante, s’infiltre sous ma peau. J’inspire profondément, tentant d’ancrer mes pensées. “Ce n’est rien. Juste le stress du premier jour.”
Mais alors que je reprends ma marche, je ressens une présence avant même de la voir.
Puis un choc.
Une chaleur brusque, un impact qui me coupe le souffle. Mon carnet m’échappe des mains, et je vacille en arrière, mes pieds peinant à retrouver leur équilibre.
“Désolée, j'avais la tête ailleurs, je ne vous ai pas vue,” dis-je immédiatement, ma voix tremblante, presque étouffée par la surprise.
Quand je relève les yeux, le temps semble s’arrêter.
Son regard.
Noir comme une nuit sans étoiles, mais brillant d’une intensité qui me cloue sur place. Il me fixe avec une profondeur presque insupportable, comme s’il pouvait sonder chaque recoin de mon âme. Un vertige me saisit. Quelque chose dans ces yeux réveille une sensation enfouie en moi. Une reconnaissance troublante. Un sentiment de danger.
Je recule légèrement, ma respiration s’accélérant. Une force invisible émane de lui. Envahit l’espace, me capture. Une chaleur brûlante monte dans ma poitrine, mêlée à une vague de frissons glacés.
Il est grand. Imposant. Ses épaules larges sont parfaitement mises en valeur par une veste en cuir cognac qui semble taillée pour lui. Son t-shirt noir épouse une musculature marquée, sans excès, comme celle d’un homme habitué à contrôler son corps et son environnement. Un jean sombre et des boots robustes complètent son allure, mais c’est sa posture qui retient tout. Une assurance naturelle, presque écrasante, rayonne de lui.
Chaque détail semble calculé, sans l’être vraiment. Une barbe soigneusement négligée accentue des traits ciselés, et une mèche brune tombe légèrement sur son front, adoucissant une expression autrement dure et autoritaire. Mais ce qui m’absorbe, ce qui fait taire le monde autour de moi, c’est cette aura. Ce quelque chose d’indéfinissable qui aspire l’espace et le temps, les rendant secondaires.
Je le dévisage, incapable de détourner les yeux.
Il ouvre la bouche, et sa voix grave, chaude mais teintée d’une autorité brute, résonne.
“Lyra, c’est bien toi ?”
La façon dont il prononce mon prénom... Comme une évidence. Comme s'il le connaissait déjà. Les mots, simples, me frappent comme une détonation. Ce n’est pas une question. Plutôt une constatation. Un fait qu’il semble posséder avant même que je ne le confirme. Mon souffle s’accélère. Une chaleur étrange monte dans ma poitrine. Pourquoi cette impression qu’il sait déjà tout de moi ? Je hoche la tête, incapable de parler.
“On t’attendait.”
Une secousse invisible me foudroie de l’intérieur.
Qui “on” ?
Un frisson parcourt ma nuque. Ses mots résonnent bien au-delà de leur simple sens. Comme s’ils portaient un poids que je ne peux pas encore comprendre. Une confirmation silencieuse de tout ce que je ressens depuis mon arrivée ici. Je déglutis, mais ma gorge est sèche.
“Bienvenue chez Lykos.” Il marque une pause. Un battement de silence. Comme s'il savourait ma réaction. “Je suis Daemon.”
Son nom, prononcé avec une simplicité presque indifférente, porte une intensité qui me cloue sur place. Je le connais. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais ce nom s’ancre en moi comme une évidence.
Il tend la main. Ses doigts, longs et puissants, attendent. Mais ce sont ses yeux, toujours accrochés aux miens, qui me poussent à réagir. Ils sondent, fouillent, m’interpellent d’une manière que je ne peux expliquer.
Je tends ma main sans réfléchir.
Le monde s’arrête. Un électrochoc sous ma peau.
Une onde glaciale se mêle à une chaleur brûlante. Un frisson explose le long de mon échine. Mon cœur vacille, battant à contretemps. C’est comme si ce simple contact avait déclenché une réaction chimique en moi, une alchimie incontrôlable. Je recule brusquement, mon souffle court, mais il relâche ma main sans insister.
Et pourtant… La sensation demeure.
Un fil invisible semble nous relier encore. Ma paume me picote, comme si son empreinte persistait sous ma peau. Je baisse les yeux sur mes doigts, comme pour vérifier qu’ils sont encore à moi.
Un battement de cœur. Puis un autre.
Reprends-toi, Lyra.
Je ravale ma confusion, m’efforce de retrouver une contenance.
Un sourire étire légèrement ses lèvres, dévoilant des dents parfaitement alignées, un éclat carnassier qui me fait frissonner. Puis, il s’éloigne d’un pas lent. Chaque mouvement suit un rythme parfait, empreint d’une maîtrise fascinante. Son regard ne me quitte pas. Même lorsqu’il disparaît derrière les portes de Lykos Industries, je ressens encore sa présence.
Je reste figée, immobile, comme si le monde avait perdu toute consistance. Comme si quelque chose en moi avait changé, sans que je puisse encore le nommer.
Puis, le silence s’efface.
Les sons du monde réapparaissent. Un léger bourdonnement. Des véhicules électriques glissent sur le bitume, presque inaudibles. Plus loin, le chant d’un merle perce l’air. Un moteur ronronne. Une portière claque. La vie reprend sa place autour de moi, comme si elle avait été mise sur pause juste pendant cet échange.
Mon cœur ralentit, mais la chaleur dans ma poitrine ne s’éteint pas.
Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?
Ma main tremble légèrement lorsque je ramasse mon carnet. Mon souffle est court, et un mélange de sensations contradictoires m’envahit. Attirance. Répulsion. Curiosité. Hésitation.
Détermination.
Pourquoi ai-je l’impression qu’il a toujours été là, quelque part dans ma mémoire ?
Pourquoi cette chaleur étouffante persiste-t-elle dans mon corps, comme si quelque chose en moi répondait à son appel ?
Et pourquoi ai-je l’impression qu’il a emporté une partie de moi sans que je m’en rende compte ?
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