Chapitre 8 - Le murmure des plantes
Florence and The Machine - Only if for a night
Lyra
Deux semaines se sont écoulées depuis mon arrivée dans cette ville. Les jours défilent à une vitesse vertigineuse.
D’un côté, il y a mes journées à l’université, rythmées par les cours magistraux et les travaux en petits groupes. Nous sommes un petit nombre d’élèves dans ma filière, ce qui n’est pas désagréable, mais cela ne m’empêche pas de me sentir en décalage avec les autres. Comme si quelque chose en moi me tenait à distance, imperceptiblement.
Puis, de l’autre côté, il y a mon stage au sein de Lykos Industries, où les projets qui me sont confiés sont aussi fascinants que déroutants. J’ai rejoint une équipe de recherche qui met au point une nouvelle thérapie régénérative, combinant biotechnologie et phytothérapie.
Ici, tout est précis, maîtrisé. Les protocoles sont rigoureux, les machines ultramodernes, et l’analyse des composants moléculaires des plantes atteint un niveau de détail que je n’aurais jamais imaginé. C’est un univers radicalement différent de l’herboristerie artisanale de ma mère.
Et pourtant…
Je devrais être émerveillée. Impressionnée par ces avancées. Mais une part de moi hésite.
L’extraction des principes actifs, la cartographie moléculaire, la réaction des cellules aux composés naturels… Chaque test m’absorbe. La rigueur du processus me rassure, mais aussi m’interroge.
Et si les plantes n’étaient pas que de simples remèdes ? Et si leur influence allait bien au-delà des effets visibles ?
L’équipe est avenante, pédagogue même. Pourtant, cette sensation persistante me hante : comme si on attendait autre chose de moi.
Quelque chose que je n’arrive pas à définir.
Daemon.
Là, encore. Sans prévenir. Son nom s’impose dans mon esprit comme une vague brutale, un choc électrique sous ma peau. Je me crispe.
Pourquoi m’obsède-t-il à ce point ?
Bien qu’il ne soit jamais là physiquement, je ressens sa présence partout. Dans les regards des autres. Dans l’atmosphère du bâtiment, comme un écho qui ne disparaît jamais.
Une ombre invisible.
Un poids constant.
“Lyra, tu as un moment ?” La voix de Selene me sort brusquement de mes pensées. Son ton est doux, mais une nuance plus grave y flotte, captant immédiatement mon attention.
Je relève les yeux de mon écran, légèrement intriguée. “Bien sûr. Tout va bien ?”
Un sourire rassurant, presque chaleureux, éclaire son visage. Pourtant, je ne peux ignorer cette intensité dans son regard. “Oui, tout va bien.” Elle marque une pause, comme pour s’assurer de mes réactions. “C’est juste que cela fait deux semaines que tu es ici, et je voulais prendre un moment pour faire le point. Rien que toi et moi. Ça te convient ?”
Je hoche lentement la tête, me levant pour la suivre. “Oui, bien sûr.”
Elle m’entraîne dans une petite salle de réunion aux grandes baies vitrées. La lumière dorée de l’après-midi caresse les murs, adoucissant l’ambiance épurée du lieu. Je jette un coup d’œil dehors : au loin, la forêt s’étend comme une mer d’ombres mouvantes sous le vent.
Selene s’assoit face à moi, ses gestes toujours mesurés, mais empreints d’une certaine bienveillance naturelle. Il y a quelque chose d’apaisant en elle, une présence magnétique qui semble inviter à la confiance, sans même qu’elle n’ait besoin de la demander.
“Alors, comment te sens-tu ici ?” Son regard s’ancre au mien, et sa voix se veut douce, presque intime. “L’entreprise, l’équipe, le stage… est-ce que tout correspond à ce que tu attendais ?”
Je réfléchis un instant. Mes doigts effleurent distraitement la surface froide de la table. “C’est… stimulant,” admis-je enfin. “Je ne m’attendais pas à travailler sur des projets aussi ambitieux dès mon arrivée. C’est à la fois fascinant et exigeant.”
Selene incline légèrement la tête, attentive. “Oh, je suis contente que ça te convienne. Et l’équipe t’intègre bien ?”
Je hoche la tête. “Oui… Ils sont très pédagogues.” Un bref silence, puis je reprends, plus hésitante : “Mais… je ne sais pas. J’ai parfois l’impression de ne pas saisir quelque chose. Comme si vous aviez tous une connexion instinctive entre vous.”
Selene esquisse un sourire énigmatique, croisant doucement ses mains sur la table. “C’est une question d’habitude, je suppose,” dit-elle d’une voix fluide, presque trop maîtrisée. “Quand on travaille ensemble depuis longtemps, certaines choses deviennent instinctives. Mais je te promets, Lyra, tu finiras par trouver ta place.”
Une promesse.
Je veux y croire.
“Et à l’université ? Comment ça se passe ?” poursuit-elle.
Je me cale contre le dossier du fauteuil, cherchant mes mots. “C’est… intense. Mais j’aime apprendre. J’aime la théorie et la pratique, et ici, les deux sont parfaitement équilibrés. Ça me pousse à en découvrir toujours plus.”
Selene hoche la tête, satisfaite. Puis son regard s’adoucit, et son ton glisse vers quelque chose de plus curieux, presque personnel.
“Et en dehors des cours et du stage ? Tu as eu le temps de te détendre ? De sortir un peu ?”
Je fronce légèrement les sourcils, surprise par la question. “Pas vraiment,” admis-je en haussant légèrement les épaules. “Je… Je ne me suis pas vraiment liée aux autres étudiants.”
Selene ne semble pas surprise. “Et tu fais quoi alors, quand tu veux t’échapper du rythme du quotidien ?”
Je me mordille la lèvre un instant avant de répondre. “Je marche. Je vais en forêt.”
Un léger sourire naît sur son visage, presque complice. “Les forêts sont mon refuge aussi,” confie-t-elle. “C’est là que je me ressource, que je me reconnecte… à ma nature profonde.”
Un frisson me parcourt.
Sa dernière phrase me percute d’une étrange façon, comme si elle réveillait quelque chose d’endormi en moi.
Je détourne brièvement les yeux vers l’extérieur, là où les arbres ondulent sous le vent.
Selene garde son regard ancré sur moi, observant mes réactions avec une attention subtile, presque imperceptible.
“Quand je me perds dans une forêt,” repris-je après un silence, “j’ai l’impression de toucher à quelque chose… d’essentiel. Comme si… c’était plus que des arbres. Plus qu’un simple paysage.”
Je fronce légèrement les sourcils, cherchant à traduire ce que je ressens, mais que je ne comprends pas encore. “Tellement que je me surprends à les dessiner parfois. Transporter par leur vibration.” Les mots me dépassent. J’ai parlé sans réfléchir.
Le regard de Selene s’illumine brièvement, une lueur intéressée, mais empreinte d’une douceur maîtrisée. “Des dessins ?” demande-t-elle, une pointe d’étonnement dans la voix.
Je me crispe légèrement. Pourquoi en ai-je parlé ? Je n’ai jamais partagé cela avec personne. “Ce sont juste…” Je détourne les yeux, cherchant mes mots. “De simples croquis. Rien qui mérite une attention particulière.”
Selene ne dit rien immédiatement. Elle m’observe. Puis elle sourit. Un sourire tranquille, dépourvu d’insistance. “Je crois au contraire que ce que l’on trace sur le papier en dit bien plus sur nous qu’on ne l’imagine.”
Sa voix est posée, sincère, et pourtant, je sens qu’elle m’étudie. “J’aimerais beaucoup voir ce que tu crées,” ajoute-t-elle, avec une légèreté trop fluide pour être anodine.
Je me frotte machinalement la paume de la main, mal à l’aise.
Pourquoi ai-je l’impression qu’elle comprend quelque chose que j’ignore moi-même ?
Après un court silence, elle reprend, son ton devenant légèrement plus réfléchi. “Tu sais que la nature a des effets incroyables sur notre corps, parfois même imperceptibles. Et ça me fait penser… Tes compléments, ceux que ta mère te prépare, tu en prends encore ?”
Je sens mes muscles se tendre légèrement. “Oui… c’est une habitude que j’ai gardée.” Je sais où elle veut en venir. Ses questions m’ont suivie depuis notre premier déjeuner, tapies dans un coin de mon esprit. “Je t’avoue qu’à certain moment je me demande si ça a encore du sens de continuer à les prendre. Je n’ai jamais eu de crise et je m’aperçois que je ne sais rien de leur composition. Seulement…”
Selene pose ses mains sur la table, toujours aussi chaleureuse. “Nous n’en avons pas rediscuté, depuis ton arrivée, mais ma proposition de les analyser tient toujours. Pure curiosité scientifique, bien sûr. Mais aussi pour t’apporter des réponses aux questions que tu sembles te poser.” Elle marque une pose, son regard empli de douceur me transperce. Une étreinte silencieuse se répand dans mon corps alors qu’elle poursuit avec plus de légèreté. “Puis, cela pourrait être fascinant de découvrir comment elles interagissent avec ton organisme.”
Elle marque une pause avant d’ajouter, son regard pétillant d’un intérêt sincère : “Comme tu peux le voir avec ton stage, l’impact des plantes sur les organismes vivants est au cœur de nos recherches. Et ce serait fascinant de voir ce que ta mère a pu créer pour renforcer ton système immunitaire, surtout avec ses connaissances traditionnelles. Peut-être qu’on pourrait apprendre quelque chose d’unique.”
Je reste silencieuse un moment. Mon regard glisse vers la baie vitrée, captant distraitement le mouvement des arbres sous le vent. Mon esprit vacille entre ma méfiance instinctive et cette étrange certitude que quelque chose m’échappe.
Selene n’a rien forcé. Pas une seule fois. Tout en elle inspire la patience et la transparence. Pourtant, une part de moi lutte encore contre cette impression d’être mise à nu, scrutée au-delà de ce que je comprends moi-même.
J’humidifie mes lèvres, mes doigts glissant inconsciemment sur le bois lisse de la table. “J’avoue que… j’aimerais savoir.” Ma voix est plus basse que je ne l’aurais voulu. “Ce que je prends réellement, comment ça fonctionne sur moi.”
Une fois ces mots prononcés, une pression diffuse se libère dans ma poitrine. Comme si cette décision était en attente depuis plus longtemps que je ne l’admettais.
Je relève enfin les yeux vers Selene, “D’accord. Faisons-le,” soufflé-je doucement.
Selene sourit, visiblement satisfaite. “Super ! Tu vas voir Lyra, cela pourrait nous apprendre beaucoup, à toi comme à nous.”
En retournant à mon poste, une impulsion me traverse, presque instinctive. Avant même d’y réfléchir, ma main plonge dans mon sac, mes doigts effleurant le flacon familier. Je l’en sors lentement et le fixe, une seconde, peut-être plus. Un frisson imperceptible me parcourt. Comme si, dans ce simple objet, se condensait tout un pan de mon existence.
Tout ce que j’ai pris sans questionner.
Tout ce que ma mère a toujours insisté pour que je prenne.
Tout ce que je n’ai jamais remis en doute.
Un souffle m’échappe. Ma paume se referme un instant sur le verre, comme pour en absorber une réponse invisible, puis je me détourne vers Selene. “Tiens.” Ma voix est plus ferme que je ne l’aurais cru, mais une ombre d’hésitation y danse encore. “Cela te fera gagner du temps.”
Selene prend le flacon avec précaution, presque avec respect. Son regard brille d’un éclat que je ne parviens pas à déchiffrer. Un mélange d’intérêt et… de quelque chose d’autre.
Je me réinstalle lentement à mon poste, mais quelque chose a changé. Un poids étrange s’installe sur mes épaules, diffus, insidieux. Je n’avais jamais osé jusqu’à maintenant m’interroger sur la composition de ces compléments. Et maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière.
Cette recherche marque un tournant.
Vers quoi ?
Je n’en ai aucune idée.
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