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À l’entrée du village, Dragomir écarquilla les yeux : on aurait dit un château de cartes qu’une bourrasque de vent aurait grossièrement fait tomber par caprice. Des maisons s’étaient effondrées sur leurs fondations, noires de suie d'avoir été léchées par les flammes d'un récent incendie. Leurs poutres de soutènement pendaient çà et là, calcinées, et leurs toits embrassaient de leurs bras les pavés de la rue. La seule construction encore debout était le puit, droit et fier, au centre de la place du village. Une odeur de putréfaction prit le féétaud au nez, qu’il se couvrit vivement, et sa compagne chevaline coucha les oreilles, marqua un arrêt net et poussa de longues plaintes inquiètes.
« N’était-ce pas toi qui souhaitais m’accompagner ? Ne me dis pas que tu as changé d’avis ? J’aurais peine à te croire, douce amie. Quel carnage…, ajouta-t-il dans un soupir las. Voyons s’il y a des survivants. »
Enjambant un tas de gravats, Dragomir poursuivit son exploration macabre. Son pied rencontra très vite quelque chose de mou ; il baissa les yeux et tomba nez à nez avec… Lindaryn, sa donneuse de sang habituelle depuis de nombreux mois. Ou ce qu’il en restait. La jeune femme gisait au bas des marches du bordel où elle officiait, la poitrine transpercée par la pointe d'une flèche. D’habitude aussi séduisante qu’une belle-de-jour trop apprêtée, elle l’était bien moins sans sa tête et avec sa peau noircie par les flammes. Les villageois ont essuyé une attaque, et ce feu n’est pas le moins du monde accidentel. Pauvres gens… et quel gâchis pour mes papilles, surtout. Ils se sont éteint aussi violemment que mes lucioles à la fin de leur période d’accouplement. Voyons s’il subsiste encore des denrées consommables…
Ses consœurs se trouvaient près d’elle, cueillies par la mort comme des fruits bien mûrs par l’horticulteur, entrelacs de cadavres gisant dans le même état déplorable que cette chère Lindaryn. Plus loin, l’établi du forgeron avait explosé, ne laissant plus que cendres et poudre d’os, et quelqu’un avait entassé la majeure partie des corps dans une large fosse, près de l’église. Le responsable ? Peut-être. Dragomir embrassa le village du regard, poussa un soupir résigné et se dirigea vers sa périphérie. Nulle âme vivante ici, il n’y aurait désormais plus personne pour étancher ses soifs à venir. Il lui faudrait trouver un autre lieu, d’autres esprits faibles auxquels s’abreuver.
Dana le rejoignit clopin-clopant à la sortie de la ville. Elle avait refusé tout net de s’aventurer dans les ruelles couvertes de suie et porteuses de l’odeur de la mort. Le féétaud ne pouvait lui en vouloir, la jument se laissait porter par son instinct de survie, après tout.
« Ils sont tous morts là-dedans », lui expliqua inutilement Dragomir en relâchant la tension au creux de ses épaules.
Bien entendu, elle le savait déjà sinon pourquoi se serait-elle enfuie à travers bois ? Était-ce le coupable qui lui avait enserré la gorge de cet odieux licou ? Ou bien travaillait-elle aux champs à ce moment-là ? Dana restait muette, tête basse, alors qu’ils arpentaient la ferme où elle était née, avait grandi et tiré son premier araire. Même les champs avaient été dévastés par les flammes. Ne subsistaient derrière leur passage que des terres noircies et infertiles. Une véritable scène de guerre. Traian et Manuela, couple de fermiers qui avaient toujours un mot gentil, des sourires et quelques céréales pour lui, étaient étendus, l’homme en plein milieu de son champ, fourche à la main pour repousser l’intrus, et la femme barricadée dans sa hutte à laquelle il ne restait plus que quelques planches calcinées. Dana marqua un temps d’arrêt, s’approcha du corps de Traian et lui donna quelques coups de museau.
« Il ne reviendra pas, belle dame. Il est mort. »
Elle s’entêta mais dut se rendre à l’évidence : Dragomir avait raison. Elle poussa un long hennissement déchirant qui ébranla même l’indifférence coutumière du féétaud. Il s’approcha d’elle, lui flatta les flancs en douceur pour la réconforter, tout en lui murmurant des paroles rassurantes.
Son oreille capta un sursaut de vie, non loin d’eux. Dragomir pivota la tête avec tant de vivacité qu’il se tordit un muscle. Cela avait été si ténu qu’il crut un instant s’être trompé… mais non ! Les palpitations faiblardes d’un cœur lui parvenaient, indéniablement. Un être vivant dans cette géhenne, enfin ? Il se précipita dans sa direction, de peur de perdre l'éventuelle seule source de sang viable à des dizaines de lieues à la ronde. Il s’immobilisa devant ce qui avait dû être l’entrée de la bâtisse délabrée, n’aperçut que le corps de la fermière puis… un mouvement à peine perceptible. En dessous… Il délogea ce morceau de viande inerte et bringuebalant du parquet de bois, comme s'il déblayait un sac de blé, et tomba sur l’être le plus minuscule au monde.
Il s'agissait d'un enfant maigrelet d'une huitaine d'années, le seul spécimen encore intact parmi ce désordre ignescent. Des joues profondément émaciées par la malnutrition creusaient son visage extraordinairement pâle pour la saison ; ce blanc crayeux contrastait avec la couleur hâlée des bras dépassant sous la tunique rudimentaire à la couleur perdue. De courts cheveux noirs lui tombaient sous la nuque en petits tas désordonnés, écrasés, imbibés de sueur. Sur le front, une plus longue frange lui descendait en mèches éparses jusqu'au bas des paupières. L'hiver dernier a dû être rude. Il ne me semblait pas si maigre l'année dernière. Maintenant que Dragomir y songeait, c’est vrai qu’il avait déjà aperçu un petit garçon pendre aux basques de son père à la ferme, sans jamais l’avoir côtoyé de près. La respiration sifflante du petit le ramena à la réalité : il ne tarderait pas à rendre l’âme s’il ne recevait pas de soins adéquats.
« Petit ? M’entends-tu, petit ? »
Dans un sursaut, le gamin ouvrit des yeux marron sur l’inconnu devant lui. Ses lèvres ébauchèrent l’ombre d’un rictus victorieux lorsqu’il lui répondit faiblement :
« On a gagné, papa ? Tu les as eus, ces salauds ? »
Papa ? Ah… sans doute le glamour. Le petit garçon devait voir l’un de ses proches, puisqu’il n’était pas encore pubère. La chose qu'il désire le plus au monde, en cet instant, ce sont ses parents...
« Tu ferais mieux d’éviter de parler, tu n’es pas en grande forme, poursuivit Dragomir comme si de rien n’était. À gaspiller trop d’énergie, ta vie va s’envoler en fumée, comme le reste de ce village. »
Deux volontés s’opposèrent dès lors dans l’esprit du féétaud : laisser le gamin mourir pour suivre l’ordre des choses, ou l’emporter avec lui dans son royaume de Nox, pour s’en servir de substitut sanguin en attendant des jours meilleurs. Le muscle malmené de sa nuque se rappela à son bon souvenir et l'interrompit dans ses réflexions. Il le massa consciencieusement de longues minutes durant. Je ne peux pas laisser, en mon âme et conscience, un enfant mourir. Mes principes ne doivent exclure aucune espèce, aucune, quand bien même celle-ci s’acharne à détruire tout ce qu’elle touche.
« Je lui ressemble sans doute mais ton père n’est plus de ce monde, petit. Ne te berce pas d’illusions. »
Le sourire du gamin s’éteignit et ses yeux s’obscurcirent de larmes naissantes, incontrôlables.
« Je vais te laisser le choix, poursuivit Dragomir sur un ton égal, indifférent à la situation. Tu peux m’accompagner et obtenir la vie sauve, en échange de quelques dons de ton précieux liquide vital, ou bien je peux te laisser rejoindre tes parents dans le monde des morts. Qu’en penses-tu ? Te joindras-tu à moi, petite chose ? »
Un grognement retentit derrière eux et le souffle ardent de la jument dans le creux de sa nuque sonna comme une menace. Laisser son jeune maître mourir ? Il n’en était pas question ! Dragomir lui jeta un regard amusé par-delà son épaule, avant de s’en retourner au gamin indécis. Son cœur battait de plus en plus faiblement. Dana piaffa, frappant durement du sabot sur le perron de bois. À Dragomir, seul, de prendre la décision de leurs vies à tous les trois.
Il dénoua prestement les boutons de manchettes de sa chemise, remonta la manche droite jusqu’au coude et mordit la chair jusqu’au sang. La douleur vive du contact entre les crocs et la peau ne fut que peu de tracas comparé à la nouvelle mission que l’immortel s’imposait alors. Une goutte de sang s’échappa de la plaie et s’écrasa au sol. Le gamin écarquilla les yeux comme des assiettes dans un dernier sursaut avant que le féétaud ne lui plaque son poignet sur la bouche.
« Bois si tu veux vivre », lui intima ce dernier sur un ton impérieux.
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