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 La chambre de Dragomir était spacieuse et, à travers sa vision nocturne, le féétaud pouvait en admirer tous les détails : la mer y régnait en maître, depuis le papier peint d’un bleu tendre aux couvertures aux broderies blanches d’écume, d’outremer du lit à baldaquins de belle taille qui trônait au centre de la pièce, en passant par les oreillers de plumes. Le châlit était d’acajou massif, comme l’était le reste du mobilier, et orné d’arabesques aux courbes savamment étudiées. Un tapis gigantesque sur les mêmes tons clairs en forme de coquillage spiralé s’étendait sur près de l’entièreté de la pièce, et une causeuse aux soieries d’un gris perle attendait dans un coin, près de la fenêtre, que son maître daigne l’honorer cette fois encore de ses attentions. Plus tard, peut-être. Dragomir poussa un soupir las en songeant à l’architecte, qui n’était autre que l’une de ses sœurs, depuis longtemps disparue. Un travail de qualité, comme toujours.

 Le féétaud plia la chemise sous son bras et sortit de la chambre, comme à regret, pour retourner dans le corridor de pierre impersonnel qui le ramènerait vers la salle de bain, au rez-de-chaussée, retrouver son protégé. Ce dernier s’était endormi, enfoncé jusqu’au cou dans l’eau chaude, et la joue posée sur le rebord. Des mèches noires détrempées s’étaient collées à la peau juvénile, et la respiration était paisible, quoique des larmes retardataires aient continué de perler à ses paupières. Le gamin était exténué, et il y avait de quoi. Pauvre enfant…

 Dragomir se surprit à le contempler dans une immobilité de marbre, l’espace de quelques instants, incapable de rompre le charme d’un être aussi vulnérable que celui-là, un faon sans défense abandonné au milieu d’une forêt sombre et hostile. Les sourcils s’agitèrent, des gémissements se firent entendre, le souffle se fit plus haletant, saccadé, puis s’arrêta tout à fait pendant quelques secondes.

 « Lucian ? »

 L’enfant ouvrit de grands yeux angoissés et une bouche réclamant de l’air qu’elle ne parvenait plus à avoir. Il toussa, inspira, s’étrangla à moitié et ses cheveux se hérissèrent sur son crâne et sur ses bras. Un mouvement de panique ? Dragomir en laissa tomber la chemise qu’il portait et se précipita vers l’enfant ; sans y réfléchir, il lui effleura l’épaule, causant une nouvelle frayeur à son invité qui se débattit dans l’eau. Quelque chose n’allait pas : Lucian avait des difficultés à respirer. Le féétaud raffermit sa prise autour des épaules du petit, l’attira à lui et posa un doigt au niveau de sa pomme d’Adam naissante. Des étincelles de magie crachotèrent à l’extrémité de ses ongles tandis que Dragomir s’infiltrait dans le corps du garçon pour ordonner mentalement aux muscles respiratoires de se détendre, de se relâcher. Ils obéirent dans un soupir, trop contents d’évacuer le trop plein de pression. Lucian cessa de se débattre, retrouvant peu à peu une respiration normale, quoique sifflante.

 « Doucement, mon petit. Retrouve le contrôle de tes muscles, fais à ton aise. Tu n’as plus rien à craindre. Voilà, c’est bien. »

 Les tremblements du corps si petit dans ses bras s’arrêtèrent, la respiration redevint normale au bout d’une vingtaine de minutes, et de grands yeux marron le fixèrent avec incrédulité et intérêt.

 « Cau… chemar…, croassa faiblement le petit.

 — Shht, tu te fatigues à parler, petit. Profites-en pour reprendre ton souffle et tes esprits, petite chose tourmentée. »

 Avec toutes ces péripéties, voilà que Dragomir était trempé des pieds à la tête. Sa chemise épousait trop parfaitement ses vêtements, le serrait davantage avec ce petit frisson glacé propre aux habits mouillés. Enfin ! Cela n’était jamais que de l’eau, juste ciel ! Il troquerait sa tenue actuelle contre une plus sèche, voilà tout. Dire qu’il s’agissait de sa préférée… Il étouffa un soupir las. Tant pis. Il y a plus grave.

 « Cela va mieux ? » demanda-t-il à l’être minuscule dans ses bras.

 L’enfant hocha la tête sans le quitter de ses grands yeux, comme indécis. Dragomir le sortit de la baignoire en forme de cygne pour le reposer au sol, sur ses pieds, attira à lui un grand drap de bain, et sécha l’enfant avec des gestes lents et calculés, pour éviter une nouvelle crise d’angoisse inopportune.

 « Tu utiliseras temporairement quelques-uns de mes vêtements, le temps que je puisse te tailler quelques habits sur mesure, lui annonça calmement le féétaud. Je comptais prendre tes mensurations, mais nous verrons cela plus tard. Un peu de sommeil s’impose, tu m’as l’air exténué. »

 Nouveau hochement de tête, accompagné d’un bâillement à s’en décrocher la mâchoire. Dragomir ne pût résister à l’envie impérieuse de mettre la main du gamin devant sa bouche, par politesse. Il reçut pour toute réponse un regard éberlué. D’accord, il n’y a pas que les quelques tics de langage à revoir, visiblement. Quelques leçons de bonnes manières s’imposent aussi.

 « Tu as failli m’avaler, le taquina Dragomir, bon joueur. Plus sérieusement, il serait plus poli de mettre ta main devant ta bouche lorsque le bâillement se fait trop impérieux.

 — Désolé…

 — Ce n’est rien. Tu dois être encore sous le choc. »

 Les mortels se laissaient souvent conduire par leurs pulsions, après tout. Combien de temps mettrait celui-là avant de se remettre tout à fait ? Quelques heures ? Un jour entier ? Une semaine ? Plusieurs ? Un mois ? Davantage ? Le petit garçon attisait sa curiosité, un défaut qu’il valait mieux taire, en d’autres circonstances.

 Dragomir lui enfila la chemise quatre fois trop longue pour lui, et admira le résultat d’un œil critique. Elle ne lui seyait pas du tout, c’était une nette certitude. L’enfant remonta le bas du vêtement, l’enroula plusieurs fois et le tint à bout de bras, du mieux qu’il lui fût possible, pour marcher dans la demeure.

 « Oui, il va devenir urgent que tu aies des vêtements dignes de ce nom, songea le féétaud à voix haute. Enfin, nous verrons cela. Peux-tu marcher ?

 — O-oui, je crois.

 — Bien. Je vais te guider jusqu’à ta nouvelle chambre, en ce cas. »

 Dragomir conduisit l’enfant à travers le corridor en consentant à allumer les torchères au bout du quatrième trébuchage, assista ses pas maladroits dans le grand escalier, et ouvrit finalement la porte de la chambre qu’il lui assignait. Il avait préféré lui en attribuer une proche de la sienne, pour parer à toute éventualité. Fort semblable en son ameublement, la couleur dominante différait drastiquement : ocre jaune et vertes prairies paraient les murs, le couvre-lit, les oreillers, les tables de chevet, le tapis rectangulaire rappelant un pré brûlé par la sécheresse du soleil, ou même le coffre en bois ciré, vide pour l’heure, mais qu’il serait urgent de remplir. La grandeur de la pièce aussi, à bien y réfléchir, car elle était plus étroite que la chambre de Dragomir. Bien loin de se préoccuper de ce genre de considérations, le petit garçon défit les couvertures avec des gestes lents et se pelotonna dans le lit trop grand en position fœtale. On aurait dit un pauvre chaton perdu, avec sa façon si particulière de l’implorer du regard. Dragomir retint un rictus amusé à grand-peine, évita de prononcer la nouvelle taquinerie qui lui arrivait à l’esprit, et recouvrit l’enfant des draps.

 « Je te laisse récupérer quelques heures, je repasserais plus tard, d’accord ? Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit. »

 Hochement de tête. Bâillement… avec la main devant la bouche cette fois-ci, c’était formidable. Papillonnement des yeux et, enfin, le sommeil tant guetté pointa à nouveau le bout de son nez pour emporter l’enfant dans le monde des rêves. Une bonne chose de faite.

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