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 Dragomir terminait d’insérer un motif d’arabesque du même vert que la chemise sur les manches de la veste lorsque son ouïe l’informa que son protégé l’avait rejoint. Il leva les yeux vers ce dernier, dont la tête à l’air timide paraissait à peine derrière l’embrasure de la lourde porte. La curiosité agitait les prunelles sombres du petit qui fila dès qu’il se rendit compte d’avoir été repéré.

 « Lucian ? l’appela gentiment Dragomir. Tu tombes merveilleusement bien, je suis en train de terminer. Viens essayer tes nouveaux habits pour vérifier qu’ils te vont bien. »

 La tête de Lucian reparut derrière la porte, encore plus timide qu’avant si c’était possible. Il entra ensuite dans la pièce en serrant contre sa poitrine la poupée de cire. Cette dernière possédait de grands yeux bruns de verre aux paupières articulées, des cheveux noirs lui tombant aux épaules, relevés par un ruban d’un rouge vif sur la tête. Elle portait une robe à dentelles à manches courtes d’un gris perle, découvrant ses bras nus et potelés, et des souliers assortis. Un rouge léger aux pommettes lui conférait même un semblant de vie.

 « Je vois que tu as retrouvé Éoline. »

 Lucian baissa les yeux sur la poupée et rougit violemment.

 « J-je l’ai trouvée dans un coffre, en haut, bredouilla-t-il d’une petite voix. Je la trouvais jolie alors…

 — Aimes-tu les poupées ?

 — O-oui, beaucoup. Même si je préfère les figurines en bois mais… je n’en ai pas trouvé.

 — C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de jouets ici. Ce n’est pas grave. Tu peux la garder, si elle te fait envie. Au moins, elle ne sera plus obligée de moisir au fin fond d’un coffre à vêtements pour le reste de son éternité. C’est tout aussi bien.

 — Comment tu as dit qu’elle s’appelait ?

 — Éoline.

 — C’est joli. »

 Dragomir s’attendrit devant le spectacle innocent de ce petit garçon fasciné par le premier jouet rencontré. Éoline lui appartenait depuis sa prime enfance. C’était Élyrie et Morgane, deux de ses sœurs aînées, qui la lui avaient confectionnée. Je me demande ce qu’elles sont devenues depuis mon départ. Les bons soins du propriétaire initial de la poupée l’avaient préservée des affres du temps, même si ce dernier ne se préoccupait plus beaucoup d’elle depuis plusieurs années. Elle lui ramenait trop de souvenirs en tête, des souvenirs qu’il préférait enfouir à tout prix.

 « Petit Dragomir ? Nous avons un cadeau pour toi, » avait susurré la fée Morgane en l’interrompant dans sa cueillette d’asters.

 Il avait levé les yeux sur ses deux grandes sœurs. À travers ses yeux d’enfants, l’adolescente Morgane lui apparaissait presque aussi géante que ne le serait Aurore ou lui-même à l’âge adulte, mais sa taille n’avait d’égale que son extrême gentillesse. Ses cheveux argentés étaient maintenus sur le dessus de sa tête par un chignon, décoré de guimauve et d’hibiscus, et descendaient en quelques mèches folles le long de ses épaules. Son regard d’outremer était bienveillant, amical, invitait à la confidence. Elle portait une longue robe verte et blanche qui épousait ses formes à la perfection. Un amoncellement de colliers, bracelets et bagues en or ou en argent, sertis de pierres précieuses colorées, s’accumulaient à son cou, à ses poignets et à ses doigts. Coquetterie était son deuxième prénom.

 Tout le contraire d’Élyrie, en somme. Sa peau d’un vert-de-gris foncé et son odeur puissante d’algues rappelaient la mer au jeune Dragomir, milieu dont elle était issue d’ailleurs : une créature mi-poisson, mi-cheval des profondeurs marines. Plus jeune que Morgane, plus âgée qu’Aurore, la kelpie faisait une bonne tête de moins que sa compagne ; des épaules larges donnaient naissance à des bras musculeux aux mains palmées habiles entachées de charbon. Plus ronde également était sa physionomie générale, et tout en elle dégageait force et énergie. Un feu dense crépitait continuellement dans ses yeux d’un vert sombre. Elle portait une chemise de toile ample, à la couleur indéfinissable suite au travail de la forge, une redingote noire par-dessus, et un pantalon plus étroit couvrait ses jambes.

 À la lueur du crépuscule, le regard de Dragomir accrocha alors la poupée de cire dans les bras de Morgane, et un élan dévorant de curiosité l’avait alors saisi. Il avait tendu les bras vers elle, l’avait enlacée et son visage s’était fendu d’un large sourire.

 « Elle est magnifique ! Je l’aime beaucoup.

 — Nous sommes heureuses qu’elle te plaise, lui répondit la fée aux cheveux d’argent avec bienveillance. »

 Elles s’inclinèrent devant Aurore qui venait à leur rencontre. Cette dernière était à peine plus âgée que le féétaud de nacre et d’ébène. Ses cheveux d’un blond aussi vif et lumineux que le soleil ondulaient dans son dos et se terminaient en fortes boucles. D’un bleu myosotis, ses yeux inquiets allaient çà et là, de son protégé qu’elle cueillit dans ses bras, le menton posé sur le sommet de sa crinière noire, à ses deux aînées.

 « Que faites-vous, au juste ? leur demanda-t-elle d’un ton incisif empli de méfiance.

 — Nous souhaitions que notre jeune frère s’épanouisse en toute confiance, entouré de l’affection profonde de ses frères et sœurs aimants et dévoués, commença immédiatement Morgane avant d’être interrompue par Élyrie qui ouvrait la bouche pour la première fois.

 — Ce n’est qu’un simple cadeau, Aurore. Il est inutile de monter sur tes grands chevaux pour si peu de choses. »

 La voix râpeuse et peu amène de la kelpie amena les sourcils d’Aurore à se froncer.

 « Sois tranquille, poursuivit Élyrie, il n’y a nul mauvais tour dans ce présent. Aucun sortilège, enchantement, aucune malédiction ne la ternit, je m’en porte garante. »

 Sans nul doute, elle disait la vérité car aucun orage, aucun souffle néfaste ne vint gâcher cette fin de journée. Les épaules d’Aurore se détendirent quelque peu, à ces mots.

 « Grande sœur, grande sœur ! pépia Dragomir en se dégageant de son étreinte pour lui plaquer la poupée sous le nez. Regarde comme elle est jolie ! »

 En revenant à lui-même dans le temps présent, l’immortel essuya rapidement une larme perdue au coin d’une paupière, sous le regard perdu du petit, la tête penchée de côté.

 « Qu’est-ce qu’il y a ?

 — Lorsque d’anciens souvenirs remontent subitement à la surface, c’est toujours affaire de nostalgie, lui répondit le féétaud avec douceur en se levant, les vêtements terminés sous le bras. Et la nostalgie, vile tristesse, réveille toujours en nous Dame Mélancolie qui s’étire et se love dans nos esprits comme une chatte trop bien nourrie. »

 Un éclair d’incompréhension dans les prunelles marron du petit.

 « Bien, reprit plus joyeusement Dragomir dans un sourire, bayons-nous aux corneilles ou allons-nous essayer cette nouvelle garde-robe ? »

 Lucian déposa Éoline avec une grande délicatesse près de la porte, rejoignit le maître des lieux et ôta sa chemise de nuit. Négligemment jetée au sol comme paquet de chiffons, cette dernière virevolta un instant fugace dans les airs avant de toucher terre, le tissu parsemé de plis en tous genres. Dragomir ne pût retenir une grimace de mécontentement, ni le reproche qui alla de pair :

 « Un peu de respect envers les vêtements ! Que t’a-t-elle donc fait cette chemise pour souffrir pareil traitement ? La voilà froissée, maintenant !

 — Ce n’est qu’une chemise de nuit, se justifia le gamin d’une toute petite voix.

 — Une simple chemise de nuit ? Le tissage est un art, fait d’amour et de doigté. On ne saurait manquer plus de respect à un artisan qu’en saccageant son œuvre la plus sacrée. Un vêtement est bien plus qu’un vulgaire bout de tissu : il te couvre lors d’intempéries, te protège des morsures conjointes du froid, du soleil, des écorchures causées par nos maladresses quotidiennes, des piqûres d’insectes, et te pare de mille et une couleurs chaque jour. J’ose donc espérer qu’à l’avenir, tu montreras davantage de respect pour tes habits. Ils sont précieux et doivent être chéris, manipulés avec soin et délicatesse. »

 Lucian avait baissé les yeux durant le sermon asséné d’une voix sèche, aussi glacée qu’un hiver tempétueux, dont on devinait aisément la colère sous-jacente. Orage d’un noir d’encre dissimulé sous un ciel d’un bleu limpide. Dragomir en avait profité pour recueillir la chemise, la défroisser et la replier avec le plus grand soin, comme s’il s’agissait de porcelaine ou de toute autre matière fragile. Il la déposa ensuite sur le métier à tisser en attendant la fin des essayages, et emporta le costume à peine terminé pour le jeune inconscient.

 « D-Désolé », finit par dire la toute petite voix de Lucian pour briser le silence pesant qui venait de s’installer.

 À peine audible, celle-ci avait décidé de monter fortement dans les aigus. Dragomir se félicita d’avoir une bonne oreille, car l’excuse, jetée du bout des lèvres, n’aurait pu se faire entendre par une ouïe humaine normale. Il poussa un soupir et présenta la chemise raccourcie au petit.

 « Lève les bras, dépêche-toi. »

 Docilement, Lucian s’exécuta de bonne grâce et enfila la chemise aux manches longues et au col serré. Trop, à son goût. Le féétaud l’observa plusieurs minutes affairé à dénouer la gêne qui lui enserrait le cou.

 « J’aime pas, c’est trop serré, se plaignit inéluctablement l’enfant sur un ton geignard.

 — Quelle tristesse que d’entendre pareille plainte alors que j’effectue tout le nécessaire pour te rendre enfin présentable. Pauvre petite chose, ajouta Dragomir avec une pointe d’ironie. Les mesures sont parfaites, ce ne sera que question d’habitude pour le reste. »

 Le pantalon, plus aisé à enfiler, tombait parfaitement au niveau des chevilles. La taille du bassin correspondait de même, épousant les formes de l’enfant comme s’il s’était agi d’une seconde peau. Enfin, la veste compléta sa tenue de gentilhomme, lui donnant un air mille fois plus distingué que ces vieilles nippes qu’il osait appeler vêtements.

 « Hé bien ? lui demanda Dragomir en rajustant quelques coutures et plis à la volée.

 — J’aime toujours pas le col et ça gratte. »

 Le féétaud de nacre et d’ébène jeta un tel regard noir au petit que ce dernier se tut et détourna le regard. Des battements de cœur effrénés saturèrent l’air de vibrations affolées.

 « Bon, ça gratte pas vraiment, se justifia Lucian, toujours sans regarder son hôte, mais c’est vraiment serré.

 — Ces vêtements sont pourtant adaptés à tes mesures. Ils épousent les formes de ton corps à la perfection, et te donnent un air plus digne de ton nouveau statut. Bien entendu, j’admets qu’ils n’ont rien en commun avec les habits de ferme amples que tu mets au quotidien. Il te faudra sans doute un temps d’adaptation. En tous les cas, ils te siéent à merveille.

 — Si tu le dis… »

Inutile de m’échiner à convaincre un enfant bien décidé à me faire comprendre que j’ai tort…

 Dragomir saisit l’occasion au bond pour changer brusquement de sujet :

 « Maintenant que tu es plus présentable, que dirais-tu de rendre visite à notre chère amie Dana ? Elle doit se morfondre d’inquiétude pour toi, à l’heure qu’il est.

 — Oh oui ! On va voir Dana ! »

 Le visage de Lucian s’était fendu d’un sourire lumineux qui éclairait soudain sa mine sombre et désolée d’il y a quelques minutes. Le jour et la nuit… Il ne suffisait pas de grand-chose pour faire plaisir à un enfant.

 « Allons-y alors ! Ne la faisons pas attendre plus longtemps. »

 Lucian s’empara d’Éoline à la hâte avant de marcher sur les talons de Dragomir qui disparaissait déjà dans le long corridor, en quête du vestibule et de sa large entrée.

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