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« Ça ne vaut quand même pas celui de maman ! Il manque plein de trucs dedans ! »
Bien sûr, il l’avait attendue, cette remarque. Dragomir s’autorisa un sourire amusé et se contenta de prendre une énième cuillerée de son potage, sans commenter plus avant. C’était inutile.
L’horloge du salon avait dû sonner Laudes depuis longtemps ; le féétaud s’était tellement concentré sur sa cuisine qu’il n’y avait même pas prêté attention. Même si le lever du soleil était toujours là pour le rappeler à ses bons souvenirs, toutefois. Pour l’heure, une digestion au calme s’imposait. Du bout des doigts, il intima à la vaisselle de s’acheminer jusqu’à l’évier pour une toilette bien méritée, aux chiffons de nettoyer les quelques taches de soupe sur la nappe neutre au liseré de jonquilles, et emmena son jeune ami dans le salon. En chemin, l’enfant réclama Éoline de vive voix, et s’en alla la chercher dans le vestibule avant de rejoindre son hôte.
Une pendule sur pied régnait en maître dans la pièce. D’ivoire et d’or, tout en courbes et en souplesse, elle s’articulait élégamment autour du balancier régulier et du cadran sur lequel voyageaient inlassablement les aiguilles dans leur tic-tac familier et rassurant. À son sommet, deux serpents immaculés à capuchon aux motifs floraux violacés montaient la garde de chaque côté du portant, et leurs yeux de citrine orangées lançaient des éclats particuliers à la lueur des bougies. Dragomir marqua un temps d’arrêt respectueux, contemplatif. Il les salua comme l’on saluerait un vieil ami, un mentor, ou même un père disparu de longue date, à la grande stupéfaction de l’enfant, pour ensuite se diriger vers les canapés à huit pieds en noyer doux, ondulé vers l’extérieur au niveau des accoudoirs, rappelant là la fleur majestueuse du lotus. Un tissu délicat aux motifs d’asters ornait la banquette et les rendait confortables, malgré le dossier droit qu’on sentait à peine sur le dos, une fois assis. Les murs du salon s’accordaient en tous points avec l’horloge : blancs d’un côté, d’un doré clair de l’autre, un liseré floral violacé les parcourait tous deux au niveau de la plinthe, en se permettant quelques fantaisies romanesques sur certains pans. C’est ainsi qu’un coquelicot grandeur nature se parait de ses plus beaux atours fripés, et qu’une cardère sauvage l’observait en chien de faïence, en dardant ses épines meurtrières, en prévoyance d’une attaque qui n’arriverait jamais. De riches tapis vert d’eau accompagnaient la table basse en petits tas désordonnés ; camélias, juliennes des dames et amaryllis se disputaient la prédominance de leurs ornements de pétales blancs, oranges et rouges. Admiration, amour et beauté éternels, funeste et cruelle attente, fierté, vanité. Tout est là pour me rappeler à ma chute.
À l’autre bout de la pièce, une cheminée en pierre tentait tant bien que mal de faire de l’ombre à la pendule. Massive, son feu ouvert diffusait une agréable chaleur et des lueurs chatoyantes sur les murs. Deux dragons bruns sans ailes aux yeux perçants d’onyx en gardaient le jambage, de chaque côté, créatures à mi-chemin entre le varan et le crocodile, à la musculature imposante et à la large queue compressée bardée de plaques.
Tandis que Lucian s’installait sur un bout de tapis, près de la table basse en bois de cèdre, pour jouer avec les articulations d’Éoline, Dragomir embrassait le décor d’un regard mélancolique. Tout, absolument tout était là pour lui rappeler sa solitude.
« Je crois bien avoir oublié mon carnet à dessin et ma plume, dit-il davantage pour fuir la pièce qu’autre chose, même si l’oubli était avéré. Je reviens de ce pas, mon petit. »
Lucian lui adressa un drôle de regard, du coin de l’œil, en continuant de manipuler les bras de sa poupée, absorbé par son jeu. Le féétaud s’éclipsa, souffla un bon coup et s’en alla chercher le carnet oublié, un encrier et une plume de corbeau soigneusement taillée. Il marqua un nouveau temps d’arrêt dans l’embrasure de la porte, en revenant, se composa une attitude détachée, et s’installa en tailleur dans le canapé avec tous ses accessoires. Une goutte d’encre malavisée lui donna l’élan nécessaire pour entamer son ouvrage, traçant çà et là quelques lignes rondes jetées au hasard des caprices de l’immortel. Toutefois, entre les traits aventureux se dessinait bientôt un abri rudimentaire en bois, composé d’une stalle garnie de cloisons protectrices contre les vents, et d’un espace plus large au-delà pour tout ce qui touchait aux soins réservés aux chevaux : de quoi entasser quelques bottes de paille, mais aussi tout le nécessaire au pansage de l’animal. Il faudrait que je retrouve les brosses que j’utilisais pour… Il s’interrompit juste à temps, plume levée, pour ne pas se laisser aller dans un flot involontaire de souvenirs. Et pourtant, inéluctablement, la pensée poursuivit son chemin, alluma toutes les chandelles du passé, une fois encore. Mérida, Braïa, Chioné, Lysel, Doralyn, Iona… Amalya… Trop tard. Les larmes lui piquaient déjà les yeux.
« Qu’est-ce que tu dessines ? » lui demanda une petite voix flûtée.
Dragomir s’y accrocha de toutes ses forces, émergea du tourbillon de mélancolie qui l’avait happé, s’efforça de revenir au présent, et découvrit l’enfant à ses côtés dans le canapé, serrant la petite Éoline fermement contre son cœur.
« C’est une cabane ?
— Non. Je dessine une maison pour Dana. Enfin… ce serait temporaire, en attendant de travailler suffisamment sur le château pour qu’elle puisse vivre avec nous.
— Ce serait chouette ! Surtout que… »
Lucian détourna brièvement le regard, en se mordant la lèvre inférieure.
« Surtout que quoi ? l’encouragea Dragomir.
— Ben… elle est pas très belle ta maison. »
Dragomir baissa les yeux sur le dessin, l’étudia avec attention et dut se rendre à l’évidence : l’enfant avait raison. Qui plus est, la menuiserie ne faisait pas partie de ses talents cachés.
« Tu as raison, cette maison n’est pas très belle. Dana préfèrera sûrement un endroit beaucoup plus grand, avec de très grandes portes, pour y caracoler à loisir et imprégner le château de ses sabots retentissants sur la pierre nue », plaisanta le féétaud en mimant de grands gestes grandiloquents.
Sa petite mise en scène obtint l’effet escompté : le visage du petit garçon se fendit d’un sourire, et un rire le secoua de tremblements des pieds à la tête. Sans doute se représentait-il la scène avec ses yeux d’enfant ?
« Cela ferait de ma vie un véritable enfer, poursuivait Dragomir avec amusement.
— Vivement que ça arrive alors », affirma Lucian avec sérieux.
L’immortel pencha la tête sur le côté, comme s’il craignait d’être passé à côté d’une information essentielle. Le carillon de la pendule les fit tous les deux sursauter ; huit coups, indiquant que Laudes avait été dépassée de deux bonnes heures. Les aiguilles en forme de serpents entortillés s’étaient séparés en bonne entente, le plus court sur le même chiffre évocateur, le plus long, droit comme un i, figé sur le nombre douze.
« Il commence à se faire tard, s’étonna Dragomir.
— Tôt, tu veux dire ! rectifia aussitôt Lucian.
— Non, non. Il se fait vraiment tard. »
Le temps courait à une vitesse folle, cette nuit ! Le féétaud étouffa avec élégance un bâillement impromptu, à l’aide de sa main gantée, avant de reprendre :
« Il est grand temps pour un enfant tel que toi d’aller au lit.
— Mais c’est le matin ! À cette heure-ci, je suis déjà levé et j’aide papa à la ferme. Il fait soleil dehors.
— Exception faite que tu vis à présent dans mon monde, petit, et, à ce titre, tu te dois d’en suivre les règles et les coutumes. Ici, nous nous levons au coucher du soleil pour nous endormir une fois le soleil levé. »
Ce n’était ni tout à fait exact, ni tout à fait faux. Dragomir se couchait parfois tardivement, bien après le lever du soleil. Mais un enfant avait besoin de davantage d’heures de sommeil qu’un adulte, ce qui pesait fortement dans la balance.
« Y’a que les vampires pour dormir le jour et se lever la nuit, de toute façon », protesta Lucian.
Douceur et doigté, Dragomir. Il voulait pas risquer de seconde crise ; il était épuisé, aussi bien physiquement que mentalement, après cette longue nuit.
« Les hiboux, les chouettes… les chauves-souris aussi dorment le jour et sortent à la nuit tombée. Sont-ce des vampires pour autant ?
— Je ne sais pas pour les chauves-souris, avoua Lucian après un temps de réflexion.
— Et que penses-tu des chouettes et des hiboux ?
— C’est sûr que non ! Mais je ne suis pas une chouette, ni un hibou.
— Petit rusé… Aussi rusé et malin qu’un goupil, oserais-je dire, renchérit Dragomir à la lueur d’une lumineuse pensée. Je suis sûr que tu possèdes en toi du sang de goupil, quelque part dans tes veines.
— Ah oui ? Un goupil ? »
La noblesse de l’animal émerveilla les yeux de l’enfant, soudain tout ouïe.
« Oui, un noble et fier goupil. Toutefois, aussi rusés soient-ils, ils sont également contraints aux temps du sommeil, comme toi et moi. Sais-tu à quel moment ils se reposent ?
— La nuit ? proposa Lucian sans conviction.
— Je suis au regret de te décevoir, mais ils se reposent durant la journée, comme moi, et comme toi, si tu acceptes en toi la part du goupil qui sommeille tout au fond de ton être. »
Lucian baissa la tête, en proie à une vive réflexion. Dragomir laissa l’idée faire son chemin dans son esprit, un rictus de satisfaction ébauché au coin des lèvres. Il va mordre à l’hameçon. La tentation est bien trop grande.
« Bon, d’accord, concéda enfin l’enfant de bonne grâce. Aujourd’hui, je serai un goupil.
— À la bonne heure ! Allons de ce pas nous reposer, mon astucieux ami. »
Ils abandonnèrent carnet, encrier et plumes pour rejoindre la nouvelle chambre attitrée de Lucian. Ce dernier se glissa dans les couvertures du grand lit, en s’y perdant presque, toujours accompagné d’Éoline, et le féétaud rabattit les couvertures sur ses épaules et son petit menton pour la seconde fois de la nuitée.
« Bon potron-minet, petit Lucian.
— Bon potron-quoi ?
— Bon potron-minet. Dors bien, si tu préfères. Que tes songes soient peuplés de rêves magnifiques et sans nuages. À demain soir. »
Lucian avait déjà fermé les yeux avant la fin de la diatribe du féétaud, la respiration régulière, le nez profondément enfoui dans la chevelure de la poupée. Attendri fut le regard que posa Dragomir sur l’enfant déjà endormi. Comment font-ils pour, de petits monstres insupportables, se métamorphoser en adorables choses à cajoler et à embrasser jusqu’à plus soif ? C’est là posséder un grand pouvoir, à un âge si tendre. L’être magique s’en fut sur la pointe des pieds, soucieux de ne point réveiller son protégé, effectua un détour au cabinet pour se soulager, un crochet par sa chambre pour se choisir une chemise de nuit de couleur crème, quelques accessoires de toilette, et enfin se rendre à la salle de bain pour un moment de détente bien mérité.
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