Chapitre 4 – Le dojo
Le coach la fit entrer dans une pièce fermée, au sol recouvert de tapis de vinyle colorés. Sur le mur d'entrée étaient accrochés de nombreuses paires de gants rouges et noirs, et face à elle, un mannequin de frappe lui faisait face. Elle avait longtemps imaginé que les boxeurs s’entraînaient face à des sacs de sable et des mannequins qui ressemblaient à ceux qu'on trouvaient dans les piscines, pour s'entraîner au sauvetage.
Au lieu de cela, elle se trouvait face à un buste d'homme fixé à une tige, aux muscles largement développés et saillants, très détaillés et ciselés. Il présentait un cou de taureau et l'air renfrogné d'un ours. Agathe marqua un temps d'arrêt face à cet objet trop humain à son goût.
— Je te présente Bob, plaisanta Marc. Il a l'air méchant comme ça, mais il n'a jamais fait de mal à personne. Il s'est pris beaucoup plus de coups qu'il n'en a rendu, d'ailleurs. Tu as remarqué qu'il n'a pas de bras. Et comme on dit, pas de bras...
Agathe ne donna pas suite à la plaisanterie. Le regard mauvais du mannequin la gênait et la mettait mal à l'aise. Elle sentait sa main trembler et son poing se refermer nerveusement.
— Je vois... souffla Marc, déçu de la réception de sa blague. Tu peux prendre une paire de gant accrochée et me rejoindre. On va faire quelques exercices de rythme, et après, je te laisserai te défouler.
Agathe s'approcha des patères et saisit la première paire de gants, qu'elle enfila. Ses mains étaient minuscules et fragiles, mais une fois habillées de cuir, elles lui paraissaient puissantes, presque invincibles. Elle sera son poing à l'intérieur et écouta le feu qui brûlait en elle. Il consumait une colère, une haine envers quelqu'un, envers quelque chose, un moment, un évènement. Une injustice, certainement. Elle ferma un instant les yeux pour écouter cette ire et ce qu'elle avait à lui transmettre, mais Marc la coupa dans sa méditation :
— Si tu as trouvé des gants à ta taille, il est temps de venir !
Agathe soupira en se tournant vers Marc et le mannequin. Elle avança lentement vers le duo, les bras ballants. Elle se sentait comme un clown qui portait des gants disproportionnés à sa carrure. Et pourtant, elle sentait émaner de ce poids la puissance et la force. Elle s'arrêta à quelques mètres de la statue de plastique et attendit les instructeurs.
— Bon, tout d'abord, voyons la posture, commença Marc. Pieds dans ancrés au sol, tu dois être un bloc, tu dois faire corps avec le sol. Ensuite, les bras. Coudes levés à quatre-vingt-dix degrés, les avant-bras à la verticale, le visage protégé par les gants. Avec les bras levés et les jambes ancrées, tu dois pouvoir encaisser les coups sans trop broncher. Bon, bien sûr, on ne fera pas de défense aujourd'hui, mais un défouloir. Je vais te demander de t'approcher du mannequin en posture de défense, et de lui porter un coup. Vas-y.
Agathe avançait à tâtons, cachée derrière le cuir de ses gants. Elle essayait de ne pas regarder en face le visage de plastique qui lui inspirait une forte crainte. Arrivée à sa portée, elle frappa un timide coup contre les abdominaux saillants et recula. Elle ne bougea pas, espérant un encouragement de l'entraîneur, mais sa réaction fut toute autre :
— Allez, plus fort. Même ma mère a plus de force !
Agathe s'avança à nouveau et frappa deux coups, qui résonnèrent dans la salle vide, avant de reprendre place.
— C'est un peu mieux. Maintenant, tu frappes comme ma petite nièce de dix ans. Je veux de la force, de l'énergie. N’hésite pas à faire ressortir ta colère !
Agathe ferma les yeux et souffla longuement. Elle écoutait la violence latente en elle, et sondait ce qui pouvait lui causer ce sentiment détestable. De vagues images se dessinaient, sans contours précis. Un nouvel ordre retentit :
— Allez ! Frappe, bon sang !
La jeune femme enchaîna trois coups contre le buste artificiel, soutenus par Marc :
— C'est bien ! Encore !
S'ensuivirent quatre autres séries, de trois coups chacune.
— Bien ! Continue ! Vise la tête ! Et le bas-ventre !
Agathe poursuivit ses frappes sans perdre le rythme, alternant entre le front, le nez, la mâchoire, le torse, le ventre. Plus elle frappait et plus elle sentait sa colère grandir et s'exprimer. Elle ne voulait relâcher ce monstre qui grandissait en elle, mais plus elle frappait, plus il se nourrissait et plus il devenait difficile à maîtriser. Mais si elle s'arrêtait, ce serait elle qui se consumerait.
Alors, elle continua, sans s'interrompre, pendant de longues minutes. A chaque coup porté, son bras la faisait souffrir, la faute au manque d'exercice, mais ce n'était rien face à la tempête qui naissait en elle, aux remous que causait chaque impact de son poing contre ce visage. Par ailleurs, le visage semblait se préciser un peu plus à chaque coup, à mesure que la haine gonflait en elle et que son esprit se connectait à sa violence latente.
***
Mes coups pleuvent sur le sac de sable. La masse inerte ne bronche pas à l'impact de mes poings sur la toile. Pourtant, je sens mon colère et ma haine s'y projeter à chaque frappe. Il les absorbe, les encaisse, les ingère. Au moins, cette violence ne pourrit plus en moi. J'enchaîne les coups, haletant à chaque mouvement. Je laisse la sueur dégouliner de mes temps jusqu'au sol, dans mon dos, le long de mes cheveux.
Le sac n'a pas de visage, pas d'identité, mais je lui en donne. Il prend tour à tour le visage d'un proche, d'un inconnu, d'un vieillard ; le visage de tous ceux qui un jour m'ont blessée au point que je veuille me venger. Toute cette violence enfermée depuis des années se fraie un chemin à travers les brèches de ma colère et ne demande aujourd'hui qu'à exploser.
— C'est l'heure de la pause, lance une voix féminine derrière moi.
J'assène encore quelques coups au cylindre et finit par m'écrouler. Je lance les gants loin de moi pour m'essuyer le visage avec la serviette que me tend mon invitée. La sueur de mon visage essuyée, je me tourne vers la rouquine qui m'observe avec un sourire en coin :
— Ça va mieux ?
— Si on peut dire. J'ai envie d'y retourner, mais je n'ai plus de force.
J'attrape la bouteille que me tends la jeune femme et la boit goulument. En m'essuyant mes lèvres, je remarque qu'elle m'observe avec attention.
— Un souci ?
— J'admire ta détermination, avoue-t-elle.
— Je suis surtout déterminée à ce que cela ne se reproduise pas. Et si ça arrive, je veux être prête à me défendre.
Sa main se pose sur mon épaule, je frémis à son contact. Elle frotte doucement mon trapèze qui tressaute encore sous l'excitation de l'exercice. Sa peau contre la mienne s'apaise, calme mon ardeur. Elle me regarde sans ciller, sans détourner ses yeux des miens. Elle retire finalement sa main une mine de dégoût et me lance en riant :
— Même si j'espère que cette épreuve n'arrive plus jamais, tu seras prête, je le sais. Mais en attendant, une bonne douche te fera du bien !
***
Agathe faisait pleuvoir les coups sur le mannequin qui oscillait légèrement à chaque impact. Malgré la vision qui l'avait cueillie, elle n'avait pas perdu le rythme de ses coups, elle avait même augmenté la cadence. Pourtant, Marc l’interpela :
— On va commencer à ralentir, OK ? Ça fait dix minutes que tu frappes sans t’arrêter, il est temps de faire une pause !
— Pas encore. Encore quelques minutes ! répondit-elle sans ralentir la cadence.
Son ventre brûlait encore d'un sentiment mêlé de colère et de passion. Le regard fixé sur le visage du mannequin, de nouvelles visions la submergèrent par surprise.
***
Je ne m’attendais pas à les voir débarquer en pleine nuit. Tous autour de moi, ils me dévisagent, me sourient vicieusement, approchent leurs mains avides de chair. Je tente de m’enfuir, mais leur présence me pétrifie. Je suis impuissante face à ces silhouettes qui m’épient et me harcèlent.
Dans une sorte de brume, j’essaie de distinguer leur visage, mais leurs traits m’échappent. Ils sont tout près, je peux presque sentir leur haleine putride.
Alors que leurs doigts me frôlent, je me redresse et m’écrie. Une voix douce tente de me rassurer :
— Encore un de ces cauchemars, ma chérie ?
***
— Espèce d’enfoiré ! cria Agathe à pleins poumons, tout en lâchant ses dernières forces contre le mannequin.
Elle s’égosilla en insultes dignes du Capitaine Haddock, tout en ruant de coups la statue de plastique qui subissait sa colère sans broncher. Les coups pleuvaient, les larmes coulaient à grands flots, mais elle n'avait plus aucun sens de la réalité.
Elle déversait cette rage qui était en elle et qui devait sortir. Elle sentait encore l’empreinte de cette main brûlante sur son corps. Elle me sentait salie et devait se venger, mais elle n’avait que ce pauvre pantin sous la main. L’espace d’un instant, son poing resta suspendu en l’air, comme arrêté par une force supérieure, une puissance qui l'empêchait de frapper davantage. Son autre bras ne bougeait pas non plus, entravé par la même force.
Elle reprit lentement ses esprits. Marc était plaqué contre son dos et retenait ses bras en arrière avec les siens.
— Lâche-moi ! cria Agathe aussi fort que possible.
— Calme-toi d’abord.
— Lâche-moi ! pleura-t-elle, avant de s'égosiller de désespoir.
Elle se débattait, tirait sur ses bras aussi fort que possible, se brûlait la peau à son contact à chaque fois qu'elle forçait sa fuite. L'odeur de sueur du coach l'entêtait et la fit replonger.
***
Une porte s’ouvre, faisant s’étendre une immense ombre sur un mur de parpaing. La silhouette descend les marches d’un escalier, qui craquaient sous son poids. Je suis encore allongée et ligotée sur cette table de métal. Il a quitté la dernière marche et s’approche de moi avec un sourire pervers. Il glisse son regard sur mon corps, comme s’il se réjouissait d’un gibier qu’il venait de chasser.
— Ne cherche pas à crier, personne ne t’entendra. Tout est insonorisé ici.
— Laisse-moi, espèce de malade ! crié-je en le martelant de coups de pieds.
Il écrase mes jambes avec ses bras pour m’empêcher de bouger. J’essaie de me libérer autant que possible, mais il m’assène une gifle assommante.
— Tiens-toi tranquille, salope ! hurla-t-il.
***
Effondrée au sol, Agathe pleurait dans ses gants, créant une petite flaque sur les tapis imperméables. Elle avait retenu ses sanglots avec violence, mais elle tenait bon dans son silence. Marc était accroupi à ses côtés, un sourire compatissant aux lèvres. Il tenait la main levée vers l'entrée, signe aux badauds de se tenir à l'écart de la crise que traversait Agathe. Il lui parla calmement :
— Allez, reprends tes esprits. Tout va bien. Safe space. Je ne pensais pas que tu avais autant de hargne, quand je t’ai vue tout à l’heure, riait-il. Une vraie furie. Avec un peu d'entraînement et de pratique, tu pourrais aller loin.
Agathe ne répondit pas, persistant dans son sanglot silencieux.
— Tu es sûre que tout va bien ? reprit le coach.
Il posa une main innocente sur son épaule, qu'il voulait rassurante et amicale. Pourtant, au premier contact de leurs épidermes, Agathe le repoussa et se releva d'un bond :
— Ne me touche pas, espèce d’enfoiré ! Garde tes sales paluches loin de moi !
— Pardon, je ne voulais pas te…
— Tu ne voulais pas quoi ? Me peloter ? Allez, dégage de là, ou tu vas te prendre mon pied où je pense !
Sans attendre une réponse de sa part, elle lui jeta les gants au visage et le fit basculer en arrière. Elle attrapa son sac et courut à travers la salle, vers la sortie. Elle se moquait bien des regards de tous les sportifs braqués sur elle, et détala aussi vite que possible en bousculant les nouveaux arrivants qui lui tenaient la porte ouverte.
Sa course s’arrêta après dix bonnes minutes, quand le souffle vint à lui manquer. Quand enfin elle reprit le contrôle de son corps et de son esprit, elle s’assit quelques instants sur un muret. Elle repensa à toutes ses fois où elle avait couru, où elle avait fui des situations comme celle-ci, quand elle était la paria du lycée à cause de toutes ses bizarreries, ou au travail, quand elle devait prétexter un mal-être pour cacher ses états seconds. Les gens n'aiment pas la différence et elle l’avait compris bien tôt.
Quand enfin elle reprit pleine possession de ses émotions, elle releva la tête. Son regard bascula de gauche à droite, observant avec inquiétude chaque détail de la place où elle se tenait. Elle n'avait aucune idée de l’endroit où elle avait atterri.
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