Sombres réminiscences
Depuis le temps qu’il désirait agir, Vyrian ne laisserait pas passer une telle occasion. Il se jura de tout faire pour rectifier l’erreur de ses prédécesseurs, bien qu'une part de lui ne pouvait considérer leur acte comme tel. Leur objectif avait été le même que Mère, ils avaient voulu protéger un peuple et avaient contribué à offrir une nouvelle vie aux six enfants du Projet Trimondes.
Malgré le sort tragique de ses collègues et les sombres prévisions de l'assistance artificielle, le scientifique gardait espoir. Si des enfants avaient pu changer de monde, peut-être son peuple le pourrait-il aussi lorsque la situation se serait stabilisée. Mais pour cela, il avait besoin d'en apprendre plus sur cette légende.
Alors qu'il souhaitait en discuter avec Mère, elle revêtit une blouse d'infirmière, avant de se diriger vers les autres rescapés. L'une des personnes âgées, qui jouait aux cartes peu de temps avant, venait de chuter et se tenait immobile. L'assistance artificielle se rendit à son chevet et Vyrian fut frappé par un puissant sentiment de tristesse. La nouvelle du décès se répandit comme une trainée de poudre. Les esprits sortaient les uns après les autres de leur torpeur pour découvrir qu’une fois de plus leur communauté se réduisait.
L’assistance artificielle tenta de les apaiser, mais le chagrin se propagea rapidement, il était si fort que malgré son banissement, Vyrian fut happé de plein fouet. Des souvenirs qu’il pensait enfouis refirent surface. La projection mentale du scientifique s’opacifia, alors qu'il sombrait dans les vestiges de son passé. Mère essaya de l’en empêcher. Elle connaissait le vécu du chercheur. Connectée à chaque survivant, elle percevait leur moindre angoisse. Sa fonction étant de limiter leur souffrance.
Elle chercha à rétablir le contact avec son esprit, mais rien n'y fit. Sa conscience avait succombé à ses souvenirs. Toute la communauté assista aux réminiscences du professeur.
Les silhouettes diaphanes des rescapés furent balayés d'une bourrasque. Vyrian regarda leur corps disparaître alors qu'un nouveau décor se dessinait sous ses yeux. La tempête s'apaisa et seuls quelques éclairs zébraient encore le ciel, illuminant la berge par intermittence. La gravité avait retrouvé son influence sur la végétation arrachée de terre. Le rivage était criblé d'impacts. Troncs et branches s'enchevêtraient pêle-mêle. Dans ce paysage meurtri, les vagues léchaient paresseusement le sable, semblant panser les blessures du sol. C'est à ce moment-là que Vyrian aperçut, immobile, le corps de sa promise drapé d'écume.
A la vue de sa silhouette inerte étendue dans le sable, une froide certitude l'emplit. Son coeur se comprima, des larmes roulèrent sur ses joues et des sanglots soulevèrent sa poitrine. Ses pas s'alongèrent et se transformèrent en foulées, mais bientôt à bout de souffle, il dut arrêter sa course.
Seuls quelques pas le séparaient encore de Clana. Il s'avança, la peur et le chagrin lui vrillaient les entrailles. Sa projection mentale chavira et tomba à genoux, comme il l'avait fait autrefois à la vue du corps de sa bien-aimée.
L’eau rendue acide par la pollution l’avait à jamais transformée. Les courbes auparavant pleines de vie n’étaient plus qu’un amas de chair difforme, semblant avoir été modelées dans de la glaise au rythme des vagues. Son visage d'ordinaire si chaleureux n'était plus que lambeaux.
Il voulut lui toucher la joue, sentir sa chaleur contre sa paume, mais lorsque ses doigts effleurèrent la peau de sa promise, un film blanchâtre se décolla de son visage, s’étirant au fur et à mesure qu’il éloignait sa main. Vyrian le regarda se rompre et recouvrir ses doigts dans une étreinte visqueuse, il en frémit de dégoût et regarda de nouveau le visage de sa dulcinée. Suite à son contact, son derme à vif soulignait le contour de sa pommette.
Implacable, la pensée qu'il ne la reverrait plus jamais s'imposa à lui. C'était fini. Il ne dégagerait plus jamais les mèches rebelles qui masquaient son regard malicieux. Elle ne rirait plus de ses vaines tentatives pour l'embrasser à travers sa longue chevelure.
Tour à tour, les perceptions qu'il avait de Clana disparurent. À genoux, face à celle avec qui il avait prévu de passer le reste de sa vie, il se sentait seul, dépossédé. Un frisson le parcourut et se répercuta sur son avatar.
Vyrian réalisa avec horreur qu'avec le temps, ses souvenirs s'étaient estompés. Seul le visage de sa bien-aimée et l'amour indéfectible qu'il lui portait persistaient. Lorsqu’il prit conscience de cela, sa projection mentale se fractura. Les fissures s’élargirent progressivement, telle la souffrance qui le rongeait depuis des années et finirent par faire voler l'avatar en éclats.
Tous partagèrent sa peine, mais aucun ne put l’atténuer. Vyrian sentit leur présence et les chassa sans ménagement. Il voulait pleurer encore une fois celle qu’il avait perdue des années plus tôt. Il s'en voulait, jamais il ne pourrait se pardonner sa mort.
Le chercheur resterait à jamais marqué. Chacune de ses expériences le façonnait et seul son trépas pourrait y mettre un terme. Afin d’éviter que la vague de désespoir ne s’amplifie, Mère dut l’isoler.
Coupé du reste de la communauté, Vyrian finit par se calmer. Le souvenir s'étiola. Épuisé, le scientifique en oublia ses interrogations et ses doutes. Seul le sentiment de tristesse persistait.
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