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Novembre 1926

Mes deux breloques, ça les a bien impressionné ! Pas Mamé. Bien que sa vue ait beaucoup baissé, elle n'a rien trouvé de mieux à dire pour m'accueillir que :

˗˗ Ça t'as pas réussi les zoaves, te voilà maigrinèu comme un stocofiche !

En même temps, ça ne leur a pas bien fait plaisir aux vieux que je m'engage à peine mes dix-huit ans passés. La Grande Guerre m'avait fauché mon père et deux oncles... J'allais donc les rejoindre pour quelques poignées de sables et de cailloux ? Pour les études de mon frère, surtout. Dans notre petit village entre Arles et Avignon, Cavaillon et Salon, peu d'opportunités offraient à la prospérité. Je pensais, que soldat, c'était bien payé, que logé, habillé, nourri, blanchi, je n'aurais plus rien à dépenser. Je me trompais. J'avais été élevé à la dure, entraîné à trimer au grand air entre les vignes, le potager et les oliviers, poussé à bagarrer et supporter les punitions, intarissable lutte pour mon honneur. La vie de garnison serait frivolité, celle en campagne, une douce aventure. Je me trompais aussi. Se battre dans le Rif n'avait rien d'une sinécure. Mais contrairement aux anciens, je pensais que je ne l'avais pas fait en vain.

˗˗ Ah, ton fraire ! On t'a rien dit pour pas te froisser... Mais moi, je l'ai toujours dis, la ville est un endroit de perdition. On n'a pas voulu m'écouter. Déjà, ta maire...

˗˗ Mamé, qu'est-ce que vous avez refusé de m'annoncer ?

˗˗ Assieds-toi. Mais avant, sers-nous un Frigolet.

J'obtempérais avec appréhension. Elle n'avait pas sa langue dans la poche, la vieille. Alors si elle tournait autour du pot comme un canard sans tête, ça n'augurait rien de bon.

˗˗ Bon, le Pierrot, il est allé à la ville pour ses études, recommença-t-elle. Alors le collègi, ça c'est pas trop mal passé. Mais le lycèu...

Elle s'interrompit pour boire avec lenteur une lampée de liqueur.

˗˗ Eh bien quoi le lycée ?! la pressai-je, malmené par son soudain silence.

˗˗ Tu sais bien que ta mère a trouvé à se remaridar, avec un gorrin d'Italien !

L'invasion par nos voisins n'avait rien de nouveau. Avec la saignée de la guerre, les bras manquaient, on avait essayé d'organiser ce flot. Bien des filous passaient outre... Giancarlo en était. Délicieux personnage ! aurait ironisé un de mes officiers. Vendre sa force de travail au patronat ne l’intéressait pas, il voulait être libre, son propre patron... Même Dieu, il le rejetait ! Un luxe que ce qui ont connu la misère jalousent secrètement, eux qui se sont si souvent sentis abandonnés par le Tout-Puissant. Toutefois ressasser les vieilles rancœurs nous éloignait du présent. Dame frivole par tout temps batifole, besogneuse abeille butinant chaque nouveau bouton...

˗˗ Ta maire a tostemps agu l'usança de degolar[1]...

˗˗ L'un d'eux était mon père, coupai-je l'aïeule un peu trop critique.

˗˗ C'était le moins mauvais. Quand je repense...

˗˗ Mamé, tu viens rabalèla[2] ! Cesse de faire l'alònguis[3] et dis-moi enfin ce qui est arrivé à Pierrot !

˗˗ Oh ! Te voilà bien pressé. C'est la jeunesse, mais ça va te passer. Tu verras quand t'auras mon âge !

˗˗ Je ne vais pas tarder à y arriver si continue à repepiar[4].

˗˗ Moque-toi, moque-toi... Enfin, en parlant de faire chic, figure toi que le Rital a atrait ton fraire dans ses combines ! Tu comprends, ce galapian, quand il a vu qu'il pouvait avoir l'argent et les filles faciles, il a pas hésité longtemps à s'abaudir[5]. A lo diable ai carnavèlas[6] !

˗˗ Tu veux dire qu'il est pas allé au lycée ?! m'esclamais-je de colère. Et ma solde ? Qu'est-ce qu'il en a fait ?

˗˗ Là, tu m'en demandes de trop ! Je reçois plus beaucoup de visites, tu sais... Et ta maire ne me dit pas tout ! Enfin, il aurait fait des choses pas très catholiques.

˗˗ Comment ça « des choses pas très catholiques » ?

˗˗ Coquin de sort ! Est-ce que je sais moi ? implora-t-elle les bras levés au ciel. Laissa m'estar[7] !

Je la suspectais d'en savoir plus qu'elle ne voulait m'en dire. Tôt au tard, je l'apprendrais pourtant. Mais prononcer ses propos semblait provoquer d'horrible blessures, d'irréparables écorchures.

˗˗ Tu vas bien rester à souper ? reprit-elle après un silence. Eugène et sa femme ne vont pas tarder à rentrer, ça leur fera plaisir de te revoir.

Comment refuser ? Il brillait plus qu'une lueur d'espoir dans son regard embué. Je n'avais pas non plus revu mon oncle et tante depuis une éternité. Il aurait été impoli de ne pas resté pour les saluer. Enfin, impossible de rallier Avignon avec le soir qui tombait.

Lorsque je la rejoignis dehors après la vaisselle, Mamé s'était assise sur son banc de pierre, comme je l'avait trouvée en arrivant. Elle paraissait attendre le passant pour un brin de causette... ou peut-être était-ce le passeur, qui s’évertuait pourtant à ignorer ses tristes appels. Au loin, le ciel assombri grondait et crépitait. J'attrapais une cigarette en m'installant à côté d'elle.

˗˗ Tu te rappelles ? me lança-t-elle sans un regard. Quand tu étais drollet, tu avais peur de l'orage.

˗˗ J'ai depuis d'autres raisons de le détester, répondis-je entre mes dents, trop occupé à bagarrer avec mon briquet.

Ce sinistre spectacle me transportait sous d'autres tempêtes. De dures images me renvoyaient les souvenirs de sons déchirants. Le chant de la poudre à l'heure des assauts n’avait rien de la douce mélodie des cigalons de soleil enivrés. Cette cacophonie me hérissait le poil sur l'échine, raillait mes dents et me fichait des hauts-le-cœur à l'en décrocher de la poitrine. Remis en perspective, j'éprouvais un profond malaise, insondable sentiment de vacuité. Et mon briquet qui s'était vidé ! J'allais rentrer lorsque l'aïeul reprit avec mélancolie :

˗˗ Tout est de ma faute, murmura-t-elle les yeux clos. Si j'avais suivi ta maire à la ville, j'aurais pu surveiller le petit...

˗˗ Et si tu avais mieux éduqué ta fille, elle n'aurait pas fauté avec le premier fanfaron venu. On connaît la rengaine, complétai-je, maussade.

˗˗ Qu'est-ce qu'il lui a pris aussi de l'épouser ?

˗˗ Tu aurais préféré qu'elle finisse fille-mère ?

˗˗ Elle aurait peut-être trouvé un gars bien comme il faut avant...

˗˗ Papà était ce « gars bien comme il faut ». Combien de notables s'amusent avec les domestiques sans assumer derrière ? Ils sont aussi les premiers à leur reprocher leur grossesse. Et je ne te parles pas des nombreuses bagarres que leur rejetons ont provoqué contre nous...

˗˗ Avec un homme de notre condition, ça ne serais jamais arrivé.

˗˗ Possible. Mais il serait sans doute mort à la guerre comme Papà.

˗˗ Mais ta maire n'aurait pas été obligée d'aller à la ville pour trouver du travail ! Tu penses bien qu'elle aurait toujours gardé sa place chez les Loustalet. Elle n'aurait pas eu cette réputation de putanèla du notari. Tu comprends ? C'est ça qui l'a fait partir.

˗˗ Mamé, a quò vèn de l’an pebre.[8]

[1] Ta mère s'est toujours mal mariée.

[2] Tu deviens radoteuse, gâteuse

[3] Tourner autoure du pot

[4] Radoter, rabacher

[5] Se lancer dans le monde

[6] Il a le diable au corps !

[7] Laisse-moi tranquille.

[8] Mami, c'est de l'histoire ancienne.

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