A l'aide...
« Maman ! » Le cri déchirant et teinté d’effroi sortant de la bouche d’Anne lui donne l’impression d’appartenir à quelqu’un d’autre. Elle vient d’arriver chez sa mère comme tous les deux jours pour partager le repas du midi. Elle a franchi l’entrée qu’elle a ouverte avec son double des clés, sa mère ne répondant pas, ni à l’interphone ni à la sonnerie de la porte. Et elle la voit, étendue au sol, dans le salon, sur le dos, vulnérable, perdue. Anne lâche sans y prêter attention les provisions du repas de ce midi. Les carottes en tombant se mélangent au bâton de citronnelle. En quelques pas, elle a comblé la distance la séparant de sa mère.
Elle dit que ça va, ça va, mais semble épuisée.
« Oh maman, tu es blessée ? ».
Anne palpe ses bras, pose des questions qui se succèdent sans attendre de réponse à la précédente. As-tu mal ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Pourquoi tu n’as pas le combiné du téléphone à côté de toi ?
Simone flanche devant l’assaut et ne cesse de répéter ça va, ça va. Sa respiration est douloureuse.
« Tu veux que j’appelle les pompiers ou tu es capable de te relever ? ».
Anne marque malgré elle un temps d’attente pour voir si sa mère acquiesce, puis voyant son signe de tête affirmatif, elle va chercher un tabouret et un fauteuil qu’elle installe à proximité ; Elle fait basculer Grand-maman à quatre pattes pour débuter la série de mouvements qui lui permettront de quitter le sol. Rien que le fait de plier les genoux est une épreuve. Grand-maman souffle sous l’effort, et ne peut retenir un râle. Une fois dans la position voulue, sa fille approche le tabouret dont elle s’assure qu’il ne glisse pas. Elle attrape le bras décharné et presque sans force de sa mère et le pose sur le support. Cela fait, elle se charge de guider sa deuxième main en veillant à ce que son équilibre, bien que précaire, puisse se stabiliser. Il n’y a plus qu’à donner une impulsion suffisamment forte pour que le corps chétif se redresse. Cela fait, Grand-maman aura gagné le droit de s’assoir. Elle lui demande une nouvelle fois si elle est prête. Et cette fois elle marque un temps plus long car elle sent qu’elle ne peut plus être brusquée, même si elle le fait pour la motiver, elle sait que cela ne passera pas.
Quand enfin, la vieille femme lui dit : « c’est bon » dans un soupir, elle l’aide a appuyer sur ses jambes pour se hisser à l’aide du tabouret.
« Depuis combien de temps es-tu au sol maman ? » demande Anne, quinze minutes après le dénouement heureux.
« Vers neuf heures ce matin, quand je suis allé aux toilettes » répond Simone, la voix toujours faible. J’ai glissé du fauteuil. Je n’arrivais pas à me relever.
Anne sent la lassitude l’envahir.
« Maman, tu ne peux pas continuer comme cela. Il faut que tu prennes une femme de ménage ou quelqu’un qui passe en plus de moi. Tu ne peux plus rester seule, c’est trop dangereux ! ».
Anne sent qu’elle a probablement été trop loin. Mais c’est tellement d’inquiétude ! Elle a eu tellement peur. Et savoir que cela peut se reproduire n’importe quand… Rien que de penser cela, une boule lui monte dans la gorge. Elle essaie de réfléchir mais son cerveau a paniqué et n’arrive pas anticiper la réponse de Grand-maman.
« Hors de question ! » déclare sèchement celle-ci à sa fille.
« Maman, je ne t’oblige à rien », répond Anne, excédée, mais sur la défensive.
« Encore heureuse que tu ne m’oblige pas. Je ne veux personne chez moi ! »
Le ton décisif fait tressaillir Anne qui se met à serrer les dents. Elle n’est pas raisonnable ! Quelle tête de mule !
Anne réfléchit sans regarder sa mère qui marmonne en regardant un point fixe dans l’air, mais sûrement pas sa fille.
Quelle tête de mule ! pense-t-elle encore.
Elle a beau essayer de trouver une échappatoire, elle sait qu’elle a échoué lamentablement. Sa mère va lui faire la tête un jour ou deux, puis elle va se calmer et oublier la dispute. Mais elle ne permettra pas un retour sur le sujet…
Anne sait qu’à compter de ce jour, l’inquiétude qu’elle a pour sa mère va envahir son quotidien avec son lot de pensées stériles. Est-elle assez forte pour y faire face ?
Elle n’a pas le choix.
Après la chute de sa mère, elle a une conscience d’autant plus aigüe de ses limites. Il faut qu’elle trouve un moyen de mettre en place une aide humaine ou matériel. Mais elle n’y connaît pas grand-chose. Par où commencer et comment définir ce dont Grand-Maman a besoin ? En plus de cela, aujourd’hui, tout dossier administratif ne se fait que de manière dématérialisée. Anne se débrouille avec l’informatique. Mais quand personne ne vous dit quels sont vos droits, l’affaire relève de l’épreuve olympique. Réalisant l’immensité des démarches se profilant, elle commence par faire comme à son habitude. Elle inspire un bon coup, secoue sa tête comme pour remettre de l’ordre dans ses idées et expire fortement, vidant tout l’air de ses poumons à s’en faire mal. Elle répète l’exercice, jusqu’à sentir son cœur ralentir, revenir à un rythme plus raisonnable.
Or, malgré l’oxygène affluant dans son sang et emplissant les cellules de son cerveau, la seule chose qu’elle voit face à elle est une montagne infranchissable qui s’impose à son esprit.
Anne s’installe dans son véhicule, Elle insère la clef dans le contact, et la tourne d’un air las. Elle roule pendant une dizaine de minutes avant de décider de se tourner vers son frère. Elle s’entend bien avec lui, même s’il est éloigné. Marc habite à Strasbourg soit à quelques 400 kilomètres de Anne et de leur mère. Elle trouve une place pour se garer et éteint le moteur. Elle prend le téléphone d’une main fébrile. N’est-ce pas un aveu de faiblesse de se reposer sur son frère qui est si loin. Une petite voix dans sa tête lui dit que ce n’est que justice mais elle est bien faible, bien atténuée en comparaison de la culpabilité qui l’envahit à l’idée de ne pas suffire pour sa mère.
Son frère répond au téléphone à la troisième sonnerie d’une voix absente, fantomatique mais qui reprend un semblant de vie quand il se rend compte que c’est à sa sœur qu’il est en train de parler. Celle-ci sait que l’attitude nonchalante de son frère date du jour où sa femme l’a quitté. Elle était là le matin. Elle n’était plus là le soir. Aucune explication. Aucun contact, ni avec ses fils ni avec lui. Depuis lors, il vivait dans une torpeur permanente dont Anne avait essayé tant bien que mal de le sortir.
« Marc ! Maman ne peut plus vivre dans ces conditions. Elle a besoin d’aide à ses côté » lui annonce-t-elle abruptement pour le faire réagir.
« Elle ne va pas bien ? » demande-t-il la peur transparaissant dans sa voix.
« Non, elle va bien » le rassure-t-elle malgré elle. Même si elle veut obtenir son attention, elle ne souhaite pas non plus l’effrayer. « Mais elle n’est plus aussi autonome qu’elle ne l’était », reprend-elle. « Tu devrais la voir se déplacer. Elle souffre Marc. Elle ne se plaint pas mais ses mouvements sont plus lents et hésitants. Si elle tombe ? Je ne suis pas là tout le temps. J’ai peur Marc… »
Marc marque un silence gêné. Anne s’agace car elle l’imagine. Elle sait qu’il se débat pour trouver une échappatoire. Comme à l’accoutumée, il ne veut pas s’impliquer. Dès qu’elle lui parle de choses sérieuses, il se bloque. Elle sait qu’il va bientôt mettre un terme à leur conversation. Elle sait que son excuse sera fausse. Elle sait que pour lui, cela n’a pas d’importance. Aucun des deux n’est dupe dans cette valse de faux-semblants. Elle ne lui en veut même plus de se conduire comme cela. Il n’est pas méchant. Mais le départ de sa femme a brisé quelque chose en lui qui semble irréparable. Maintenant, étant père isolé avec deux adolescents de 13 et 15 ans, il délègue tout ce qui peut l’être.
« Oui, il faut faire quelque chose » lui dit-il finalement, « il faut la protéger. Tu as parfaitement raison petite sœur ». C’est sa manière à lui de dire : « cela m’intéresse mais je ne me positionne pas parce que je n’ai pas de temps ni d’énergie à investir à ce sujet ».
« C’est que là, tu vois, c’est très compliqué, j’ai plein de démarches à faire pour mes garçons. Et je n’ai pas forcément d’idées en tête tout de suite. En plus, je sais que tu as plus de ressources que moi pour ce genre de choses. Ecoute, je te laisse t’en charger pour cette fois. La prochaine c’est moi qui m’en occupe. Et puis, tu sais que j’ai une confiance absolue en toi mon incroyable petite sœur ! » Voilà, ces quelques mots sonnent le glas sur leur conversation. Elle se retrouve une fois de plus seule face à… eh bien, face à tout ! Rien n’est réglé. Tout reste en suspens. Et elle est seule.
Anne a parfois la sensation de lutter contre du vent, violent, incontrôlable. Que se passera-t-il le jour où elle dira stop, et laissera tomber tout le monde. Cela n’est venu à l’idée de personne. C’est tellement normal de nos jours de s’occuper de son parent, il ne faudrait pas qu’elle se plaigne !
Elle sort de sa voiture pour prendre l’air et laisse ses pas la guider. Elle ne sait pas où elle va mais elle a besoin de se laisser errer. Il faut qu’elle évacue ses pensées, alors elle avance. Elle marche pendant cinq minutes ? dix minutes ? trente ? Elle n’en a aucune idée. Mais quand elle décide de regarder autour d’elle, elle voit qu’elle est face à un bâtiment imposant. Elle lit en grand sur la façade : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE. La mairie. Celle de sa mère. Elle n’est pas du genre à croire au destin, mais ce hasard est tout de même troublant. De l’aide… Pourquoi ne pas leur demander ? pense-t-elle un peu désabusée. Je n’ai rien à perdre de toute façon. L’accueil de la mairie l’oriente vers une petite bâtisse qui jouxte l’imposant bâtiment. Le CCAS lui dit-on. Acronyme barbare qui signifie Centre Communal d’Action Social. Là elle aura des réponses. Elle a presque l’impression qu’on lui propose une séance de voyance ! Des réponses ! Carrément ! Mais que peut-on réellement lui proposer qui puisse l’aider ? Elle navigue dans une incrédulité curieuse et se forge, avant d’entrée, une carapace anti-déception.
Habituellement, on vous reçoit sur rendez-vous dans ce type de structure publique. Mais l’employée qui peut la rencontrer ayant eu un désistement, elle propose à Anne de la recevoir. La charmante personne qu’elle rencontre se présente comme étant Assistante de Service Social. Elle la reçoit dans un bureau épuré où, en dehors d’un dessin d’enfant affiché sur le mur, l’espace manque cruellement de personnalité.
L’accueil, toutefois, démentit l’aspect désespérément neutre du lieu. La femme est chaleureuse, posée. Anne ne s’y est pas attendue. Aussi devant la sollicitude dont fait preuve cette personne qu’elle n’a jamais vu de sa vie, elle sent, avant même de ressentir une émotion, une larme couler le long de sa joue. Elle l’essuie d’un doigt, le regard pour le moins étonné. Puis, en croisant de nouveau son regard empli d’empathie, les larmes se succèdent les unes aux autres. Pourquoi est-ce que je pleure ? se dit-elle alors.
Son corps, trop longtemps fort et trop souvent en mode automatique a décidé de prendre une pose cet après-midi-là. Il a décidé de lui dire : « embrasse la fatigue, accueille le désarroi aujourd’hui, on verra plus tard pour le reste ». Et Anne de protester à voix haute :
« Je ne sais pas ce qui m’arrive, je suis désolée. D’habitude je sais me tenir ». Alors la jeune femme lui tend un mouchoir d’un regard dénué de jugement, sans aucun commentaire qu’un sourire tranquille. Anne se souviendra bien plus tard avoir détourné le regard mal à l’aise face à cette chaleur qu’elle pensait ne pas mériter.
Pourquoi a-t-elle perdu le contrôle ? En réalité, cela relève de l’évidence. Lentement, un indice après l’autre, elle a vu le déclin de sa mère. Elle a constaté la difficulté dans ses déplacements. Elle a souffert de voir sa mère lutter pour se faire à manger. Tout cela avant même la chute de ce matin… Et tout cela, elle l’a fait seule. Elle va voir sa mère seule, elle l’aide à préparer son repas seule, elle lui fait son ménage seule. Seule, seule, seule. Mais elle n’est pas la seule à faire cela. Elle n’a pas le droit de se plaindre. Sa mère est vivante tout de même.
Mais… elle est épuisée. Elle dort peu. Elle était inquiétude, elle devient angoisse. Et quand elle a expliqué les faits objectifs à la jeune femme, il ne lui pas venu une seule fois à l’esprit que celle-ci pouvait déceler que son discours, sous couvert de neutralité, était en fait sélectif.
Anne a pourtant retiré toute plainte dans son exposé factuel. Elle a orienté toutes ses explications sur l’inquiétude qu’elle avait pour sa mère. Jamais elle n’a parlé d’elle, de sa fatigue. Et pourtant, là où à maintes reprises elle a leurré tant de monde, la jeune Assistante Sociale a compris. Mais ce qui a brisé sa défense, c’est la pudeur de sa compréhension, le côté ingénu de ses questions.
« Et vous ? » a-t-elle demandé à plusieurs reprises. « Ce n’est pas pour moi que je viens » lui a-t-elle répondu à chaque fois, tout en pensant, « et si je disais oui, si je me disais oui, que se passerait-il ? »
Finalement, l’Assistante Sociale l’a entendu ce oui parfaitement caché sous un savant empilage de faux-semblants. Elle a enlevé l’amas de rocher barrant le chemin naturel de la rivière. Et l’eau a coulé. Et au même moment, la voix intérieure a parlé. Elle a dit à l’aide. Elle a dit j’ai besoin de la force de quelqu’un d’autre. Et en réponse à cet aveu terrible auquel va bientôt venir le plus dur des jugements, elle entend finalement l’inverse de tout ce qu’elle imaginait : « c’est normal ».
D’abord tellement confuse qu’elle voudrait se cacher, Anne sent le poids qui broie son plexus s’alléger jusqu’à se retirer complètement. Et au fur à mesure que la sensation presque douloureuse s’atténue, les larmes finissent par se tarir.
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