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Voilà donc quelques mois, on avait procédé, avec le plus de discrétion possible aux obsèques de Catherine Troussard, dite Cathy-la-gambette, dite Cathy-touche-la-moi, une femme perdue aux yeux de la communauté, « assistée sociale » bénéficiant de la CMU, vivant dans la déchéance totale d’une société socialiste hypocrite qui s’occupe de la misère avec fracas devant les caméras de Propaganda-TV et envoie balader le mendigot dans l’intimité du « off ». En France on ne s’occupe du pauvre que pour expier ses propres péchés, parce qu’on a la conscience lourde de bassesses accumulées.
Il faut bien reconnaître qu’en réalité le Français est tellement pauvre qu’il pourrait difficilement faire autrement. Il est saigné par le prix du gazole et de l’électricité au point que le dix du mois, il est à découvert. On était revenu au temps de la gabelle avec la bénédiction du prince M. le maudit, car l’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Il n’est qu’à voir : on rejoue la bataille de Stalingrad IRL, avec les décombres fumants, plus un mur débout et les snipers (Zaïtsev doit se retourner dans sa tombe, "putain, ils ont remis ça sans moi!") ; ce que l’on pensait être un cauchemar, l’enfer sur terre, « plus jamais ça », certains en rêvaient en réalité et amidonaient leur caleçon. Nil nove sub sole.
Enfin bref, par la faute de ce Doc de malheur, une des lubies de ce type étrange et imprévisible, l’annonciateur des mauvaises nouvelles, on procéda à une messe pour cette femme, dans une église fort heureusement quasi vide hormis les assistantes zélées et scandalisées : Louise et Suzanne. Il faisait un froid cuisant car avec le prix de l’énergie plus personne ne chauffait et les mots consacrés ne paliaient point la morsure d'un douze degré au thermomètre.
Pourtant sur la fin, la monumentale porte de l’église claqua et le Doc apparu, tel un mauvais présage, une ombre en contre-jour, un spectre inquiétant. Négligeant de se signer, il avança de son pas rapide avec sa démarche altière, se fichant éperdument du monde autour de lui. Il resta un moment recueilli devant le cercueil puis jeta un regard perçant au père Pain et tourna les talons.
— C’est bien, marmonna-t-il.
C’est à ce moment qu’on s’aperçut de la présence de l’animal, un chien galeux se trouvait là, d’une couleur indéterminée, d’une race qu’on dit abâtardie, le pelage crasseux et galeux, couché devant la sépulture. Depuis quand se tenait-il là ? Comment était-il entré ? On se doute bien que c’était par la porte mais qui l’avait donc laissé pénétrer dans le lieu sain ? Avec le Doc, probablement… Cet homme sans foi ni loi l’avait sans doute laissé passer… lui qui soignait tout le monde sans la moindre distinction, c’était bien son style provocateur.
Il répondait au nom de Pifgadget, patronyme bien ridicule que lui avait trouvé la Cathy et que les milléniums ne comprendront pas. On tenta bien de l’attirer dehors, car une église n’est pas la place d’un animal… mais il refusa de s’éloigner, revenant obstinément et misérablement se poster. La fameuse résistance passive de Gandi.
On apprit par la suite que c’était un chien abandonné et maltraité que la bonne Catherine avait recueilli mourant, soigné, lavé, nourri et aimé, elle qui aimait sans la moindre distinction.
La pauvre bête semblait accablée, comme si cela était possible, et même on avait l’impression qu’il pleurait en silence, car c’était un mâle. La vie sur terre n’est souvent qu’une longue pénitence, un tourment renouvelé que cet animal symbolisait bien.
Tandis qu’on emportait le corps, il suivit le groupe à distance respectueuse et méfiante, craignant un coup de pied hypocrite. On le vit même de loin, sur la colline des Quatre-vents, surplombant le petit cimetière communal, semblant attentif au cérémonial. Des « habitués » du lieu, incapables d’oublier les disparus, cela existe parfois, racontèrent qu’il venait régulièrement devant la tombe et que parfois il dormait là toute la nuit, montant la garde ou attendant je ne sais quoi, mais c’était tellement incroyable que les bonnes-gens se contentaient de hocher la tête avec impatience. Si en plus il faut avoir de l’empathie pour la peine animale, où va-t-on ?
Le père Pain, assis à son petit bureau bancal, un authentique Ikea récupéré en déchetterie, méditait. Pourquoi cet animal était-il revenu ? Était-ce un signe ? Un avertissement ? Un présage ? Un SMS divin ?
Très inquiet et tourmenté, le père ne cessait de sursauter au moindre bruit, car il avait conscience que la faute était sur lui. Non pas qu’il avait commis un crime, mais la vie de tous les hommes est entachée de fautes innombrables et de pensées coupables.
La porte s’ouvrit brusquement, livrant le passage à la bonne Louise qui portait la soupe.
— Mon père, mais que faites-vous dans le noir ?
— Je médite pas bonne Louise. N’allumez pas ! Nous ne sommes pas vraiment en fonds en ce moment !
— C’est encore ce chien qui vous tourmente ?
— Ce chien… Nous n’aurions pas dû…
— On ne pouvait tout de même pas le laisser squatter l’église. D’abord un chien et après ? Qui sait quelle misère cela aurait attiré. Suzanne sait quoi faire...
— Louise ! C’est la maison du seigneur ! La maison de tous… interrompit le père.
— Oui, oui… Vous autres curés vous êtes toujours dans la lune.
Le père Pain préféra ne pas répondre et but sa soupe avec le bruit de succion qui va bien.
— Mon père, vous auriez dû aller passer l’hiver chez Suzanne. C’est un réfrigérateur chez vous.
— On s’habitue, on s’habitue. Et puis quand il fait chaud j’ai le nez bouché, vous le savez bien.
Le souper frugal du père s’acheva et l’on se mit à la partie de Scrabble du soir. Mais le père n’était pas au jeu, l’esprit toujours ramené vers ce mystérieux chien et sur le Doc.
— D’où le Doc connaissait-il cette Catherine ?
— N’allez pas croire qu’il la « fréquentait » ! s’étonna Louise. Il lui faut de la jeune dévergondée à ce… Enfin vous me comprenez ! Quelle honte cet homme célibataire…
— Mais alors ?
— Je crois qu’il la soignait de temps en temps. Comme tous les loqueteux qui viennent chez lui parce qu’il n’y a aucun médecin qui veut les voir. Les autres médecins ils savent y faire, lui il se fiche de tout. Une honte je vous dis.
— Vous êtes sa patiente aussi, non ?
— Oui et alors ? C’est le seul qui m’a trouvé ma thyroïde ! On me disait toujours « c’est rien, tout va bien ! ». Pfff !
— Je vois, marmonna le curé pensif.
— C’est votre toubib aussi, monsieur le curé !
— Je sais, je sais… Jouez Louise, jouez !
— Ce mot n’existe pas, mon père ! « Aklaba » c’est pas dans le dictionnaire !
— Vous êtes sûre ?
— Certaine.
La partie s’acheva sur une victoire, contre toute attente, de Louise. Elle s’en fut ravie.
Quant au père Pain, il fallait absolument qu’il parle au Doc. Il le verrait au club d’échecs le Dimanche.
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