8
Doc ramena Sylvie à la gare de la Conches, typique des années vingt, avec ses clochetons tarabiscotés et ses parements désuets. Sylvie appréciait les vieilles pierres et s’extasiait de la platitude de la région ponctuée de forêts profondes et sombres.
— Forêt maudite, marmonna le Doc.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— On y croise des fantômes… C’est l’interface de la vie et la mort, les deux mondes s’y côtoient.
— Allons bon… Qu’est-ce que tu me racontes là ? Ce n’est pas très scientifique.
— La vérité !
— La forêt n’est qu’un écosystème naturel, absorbeur de CO2. Rien de maudit là-dedans.
— Tu n’as pas vu, c’est pour ça que tu parles comme ça. Mais ici, il se passe des choses… fit le Doc, avec un air mystérieux et posant un index sur ses lèvres.
— Tu te fiches de moi ?
— Jamais je n’oserai ! se défendit Doc avec son sourire en coin.
— Voilà autre chose… Tu me fais quoi, là ? fit la méfiante honnête femme.
Sylvie, accompagnée du Doc se dirigea vers la consigne pour récupérer son bagage. Avec le train on passe son temps à être emmerdé avec un truc ou un autre. C’est dingue comme les gens ignorent les évidences. Quoi ? Non, personnellement, je n’ai rien contre le train, le Doc par contre, hait ce mode de transport, comme tout ce qui est collectif d’ailleurs. C’est pourquoi, il ne prend jamais l’ascenseur, « en aucun cas ».
Sylvie se retourna et vit l’air ennuyé du Doc.
— Quoi ?
— On va se quitter comme ça ?
— Mais…
— Je sentais un bon feeling entre nous, pas toi ?
— Bah non. Rien de particulier. Tu es sympa, je ne dis pas. Mais sans plus.
— Donne ta main !
— Quoi ? Pourquoi ?
— Je veux vérifier un truc.
— Mais quoi ?
— Donne, je te dis !
Comment résister à l’injonction d’un Doc quand on est bien élevé ? Docile devant la médecine, comme toute femme à qui un toubib lambda peut faire sauter sa culotte avant d’avoir eu le temps de dire ouf, Sylvie s’exécuta. Doc, hocha la tête d’un air entendu.
— Mais quoi ? s’inquiéta la belle Hélène, heu pardon, Helvète.
— J’étais persuadé que tu n’avais pas de cœur ! Genre un droïde, tu vois.
— Ah Ah ! Très drôle. Monsieur se vexe parce que je ne tombe pas dans ses bras ?
— Moi véxé ? Moi véxé ?
— Oui ! pouffa la brunette espiègle, très amusé par ce type improbable.
Le Doc se détourna, avec un geste d’irritation. Sylvie s’apprêta à s’en aller, mais il se retourna.
— Quand ton train ?
— Une bonne heure, pourquoi ?
— Thé, gâteaux, fellation.
— Thé et gâteaux… Hein ? Quoi ? Non mais t’es sérieux ? C’est du harcèlement !
— Quoi ? Quel harcèlement ?
— Harcèlement moral ! C’est puni par la loi !
— J’ai rien harcelé. Il faudrait qu’il y ait une intention.
— Il y a une intention ! Une putain d’intention ! La perverse intention d’un pervers !
— La vie de ma… Nada ! Pas ça ! J’ai proposé un thé et gâteaux ! Je suis un mec gentil moi !
— Et fellation !
— Moi j’ai dit fellation ?
— J’ai très bien entendu ! Je suis choquée !
— J’ai dit DISCUSSION ! Tu as l’esprit mal tourné toi. Bababa, je ne m’attendais pas à ça de ta part. On voit une Suisse, on se dit, voilà une femme honnête et BAM… RRLAAA ! On est sur le cul.
— Mais quel culot ce mec ! Tu as dit FELLATION !
— Gueule plus fort ! Toute la gare est scandalisée par la Suissesse dévergondée. Oh la vilaine fille !
— Mais… Mais… C’est trop fort… s’étouffa la pauvre Sylvie.
— Remarque, c’est ton inconscient qui parle. Moi tu vois je suis un mec cool, je me soumets, pas que j’en ai envie… Mais bon… Pour la bonne cause, je donne de ma personne.
— Tu es… Tu es… Meme pas en reve ! Meme si tu étais le dernier mec sur terre !
Hors d’elle, complètement abasourdie par tant de mauvaise foi, Sylvie se détourna du Doc.
— Hallucination auditive… Mmmm... C’est pathologique… Mais je peux t’aider… Sylvie, attend… Allez, viens… Thé, gâteaux !
— Fiche-moi la paix, malade !
— Allez quoi !
— Laisse-moi ou je hurle !
— S’te plaît ! Je te raconterai l’histoire de l’ours bleu.
— Je la connais déjà !
— Racontée par moi c’est autre chose.
À bout de force, Sylvie consentit à rire et le couple improbable se dirigea vers la sortie de la gare, en direction d’un salon de thé ravissant, une véritable maison de poupée grandeur nature, avec les bibelots que les mamans affectionnent et les rideaux de tulle transparent. On servit des cupcakes délicieux dans des assiettes décorées de fillettes jouant au ballon. Sylvie se régala, surtout avec le framboises-noisettes à la truffe. C’est un fin gourmet cette femme, en réalité.
Doc fit beaucoup rire Sylvie, c’est un métier ça, madame ! Cela ne s’improvise pas. Des années de pratique assidue.
— Reste quelques jours, fit-il charmeur.
— C’est impossible. Et d’ailleurs, je ne suis pas attirée par toi.
— Tu me dis ça ? À moi ?
— C’est la vérité !
— Donne ta main ?
— Non ! Et j’ai un cœur ! Pas besoin de vérifier mon pouls !
Doc leva les yeux au ciel.
— Mais je ne sais rien de toi ! se défendit la brunette.
— Il n’y a rien à savoir ! Je suis un mec gentil et cool, c'est tout.
— Certainement pas ! Tu es…
Et Sylvie se lança dans une salve de questions, la marotte des femmes. Elle voulait tout savoir de lui. Doc répondait à côté, biaisait, louvoyait en fin limier qui jamais ne se livre complètement.
— Tu sais tout de moi ! s’agaça-t-il.
— Je ne sais rien ! Tu ne réponds jamais. C’est dingue !
— Moi, je ne sais rien de toi et pourtant j’ai envie que tu restes.
— Pourquoi ?
— Pour passer du temps avec toi.
— Pourquoi ?
— C’est bien.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien !
Tous deux se regardèrent. Sylvie fut surprise de voir le regard du Doc soutenir le sien, focalisé sur ses prunelles. Elle détourna les yeux.
— Pose-moi une question ? dit-elle.
— Que je te pose une question ?
— Oui, pour me connaître mieux.
— Ce que je veux ?
— Oui.
— Mmmm…
À sa grande surprise, le Doc ne se précipita pas. Il médita et cela l’inquiéta un peu. Qu’allait-il bien lui demander ?
— Position sexuelle préférée ?
— Hein ? Quoi ? sursauta la quarantenaire pourtant aguerrie aux jeux de la séduction. Celle-là, elle ne l’avait pas vue venir.
— Mais tu es un grand malade, toi !
— Quoi ? Tu as dit, pose une question. Je pose une…
— C’est du harcèlement !
— Quoi harcèlement ?
— Position sexuelle préférée ? C’est du harcèlement !
— J’ai pas demandé ça !
— Tu as… Hein ? Mais…
— J’ai demandé : position préférée pour dormir !
— Ce mec ! Ce mec ! Tu me tues !
— Tu as raté ton train, ma poule. Viens, on va à l’hôtel.
— Certainement pas !
— Tu veux dormir à la rue, c’est ça ?
Effarée, Sylvie regarda son smartphone et constata qu’effectivement, elle avait raté son train. Très contrariée, elle invectiva le Doc.
— Tu m’as fait rater mon train !
— Oui.
— Et en plus tu l’avoues ?
— Oui.
— Mais ce mec est fou !
— Viens et arrête de râler. Elles sont toutes comme toi les Suissesses ? Parce que tu trouveras jamais un mec avec un caractère pareil, moi je te le dis.
Sylvie chercha un objet à jeter à la figure de ce goujat.
— Viens, hôtel du Parc, trois étoiles. C’est vieillot mais supportable. Le chef est bon, trois fourchettes au Duchemin, c’est un patient, il te fera un prix. Tu y seras pas mal. Tu prends ton train demain et basta. Il n’y a pas mort d’homme.
De nouveau Sylvie regarda intensément le Doc. Tiraillée entre la colère et une envie de rire, elle ne se déterminait pas.
— Tu sais que tu n’as aucune chance avec moi ? fit-elle, persiflante à souhait.
— Nan, mais tu n’es pas mon genre de fille de toute façon. Trop vieille !
— Quoi ? Espèce de… De… Attends, Doc ! Reviens ici ! Mais quel culot ! Espèce de pervers ! Maniaque !
— Tu sais que c’est mauvais pour ta tension de t’énerver comme ça ?
— T’occupe pas de ma tension, connard !
Sylvie marchait vite pour tenter de rattraper Doc qui s’en allait avec sa démarche rapide en direction de la voiture. Elle fut toute surprise de le voir faire volte-face et le percuta. Leurs visages se frôlèrent, leurs lèvres se touchèrent à peine.
— Tu as essayé de me bécoter ? gronda la brunette.
— Tu m’es rentré dedans !
— Tu l’as fait exprès !
— Moi ?
— Oui, toi !
— Mais nan… Tu as vraiment l’esprit mal tourné, tu sais ça ?
Avant qu’elle n’ait pu ajouter un mot, il était déjà reparti dans la rue en pente en direction du parking.
Sylvie resta silencieuse et boudeuse, marchant lentement. Elle n’aimait pas perdre pied, elle voulait toujours tout contrôler et voila que dans cette aventure, elle ne contrôlait plus rien.
Doc par contre semblait comme un poisson dans l’eau.
En arrivant à la voiture, elle trouva Doc avec un papier à la main, lisant un mot qu’on avait manifestement déposé sur son pare-brise.
— Un problème ? demanda-t-elle.
— C’est dingue ça ! marmonna le Doc.
— Quoi ?
— C’est le père Pain, ce vieux timbré. Il veut me parler. Il dit que c’est de la plus haute importance.
— Ah… Hé bien, il faut aller…
— Viens on y go !
— Mais… Où ?
Doc désigna le plus grand édifice de la ville d’un signe de tête et sans attendre, prenant la main de Sylvie, l’entraîna.
Les deux compères se dirigeaient maintenant vers l’église de la Conches.
Annotations