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Non, décidément, Sylvie ne parvenait pas à se défaire d’un sentiment poignant de culpabilité. Elle ne se résolvait pas à laisse Pif au chenil, dans une cage froide de ce stalag pour animaux, un mitard pour innocence bafouée. C’était trop injuste pour cette pauvre bête si douce et gentille coupable de traîner dans une église..

— Doc ! Arrête la voiture tout de suite !

— Mais quoi encore ?

— On ne peut pas abandonner ce pauvre chien ici ! C’est inhumain !

— C’est un animal !

— Je m’en fous ! C’est indigne !

— Mais tu es cinglée ! Tu veux le prendre ?

— Moi ? Mais je ne suis pas d’ici ! Je ne devrais même pas être là ! C’est ta faute !

— Alors ?

— Alors… Tu le prends !

— Moi ? Je suis le Doc ! J’aime pas les animaux… Ni les humains non plus, remarque… Les gens m’emmerdent, toujours à se plaindre, toujours malades… Surtout les femmes… Les femmes sont une maladie sur pattes… comme toi…

— Espèce d’égoïste ! Misanthrope !

— Quoi ? Tu m’insultes avec des mots savants maintenant ?

— Oui ! Je vais chercher ce chien !

Et voilà la Suisse révoltée qui bondit hors de la voiture et se précipita vers son destin. Le cœur a ses raisons que la raison…

Doc soupira. Non, il n’était pas surpris. Il avait l’habitude des folies des femmes, surtout celles qui aiment les chemins de fer… Les pires.

Il démarra et s’éloigna du centre pénitentiaire animal. Après tout, ce n’était pas ses affaires. Rien ne l’obligeait à s’encombrer d’une Heidi, la tête pleine de rêves et de sentiments altruistes. Quant à ce chien galeux et très laid… encore un loulou de Poméranie comme celui de Denise d’… qui vient foutre la merde en pleine copulation avec sa maîtresse et que Doc avait passé par la fenêtre du premier… Il ne put s’empêcher de sourire à ce souvenir.

Il pila sur la route déserte. La nuit angoissante de la région était tombée avec son cortège inquiétant de bruit, grognements, hululements… La face cachée du monde s’imposait à la conscience exacerbée du Doc. Pouvait-il abandonner Sylvie ?

Il fit demi-tour dans le grondement rageur de sa voiture et s’en retourna. Il la trouva assise sur un petit banc, Pif à ses pieds, toujours aussi pitoyable cabot. Elle se leva promptement.

— Monsieur a eu des remords? Une crise de conscience ?

— Monte et silence !

— Non !

— Quoi ?

— Pas question que je monte avec un salaud de lâcheur !

— Il fait nuit et froid ! Monte !

— J’attends mon taxi !

— Il n’y a pas de taxi à cette heure ici, pauvre fille paumée! On est en France, personne ne bosse !

Sylvie et Doc se regardèrent longtemps à travers la fenêtre de la portière passager. Pif eut un gémissement plaintif et Sylvie consentit à le faire monter puis s’installa en pestant entre ses dents. En effet elle n’avait pas pu trouver le moindre taxi, personne ne répondait au téléphone.

— Ils ne te prendront pas à l’hôtel avec ce cabot, constata froidement Doc.

— Tu le gardes. Je suis en voyage. Je repars demain de ce pays de fous.

— Ce n’est pas mon chien ! J’ai soigné sa patronne et constaté son décès. Mon job s’arrête là !

— Tu n’as donc aucun sentiment ? Y a-t-il un cœur qui bat dans cette poitrine ?

— J’aurais dû te laisser là-bas. Voilà ce que c’est de rendre service. Tu donnes ça, on te prend ça…

— Doc !

Le silence se fit dans l’auto qui roulait lentement. Doc méditait méthodiquement. À chaque problème sa solution.

1 / se débarrasser du chien.

2 / baiser Sylvie, mais bien-bien, parce qu’elle lui en avait trop fait voir. Trop. Elle méritait une sévère correction.

Sylvie se tourna vers lui, comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Tu penses à quoi ?

— Moi ? Rien… Je conduis. Tu vois pas ?

— Menteur ! Je subodore… On va où ? Qu’est-ce que c’est que cette route perdue ? Je te préviens que…

— On va à l’hôtel du Parc ! J’ai un encombrant à décharger.

— Un… Quoi ? Moi un encombrant ?

— Oui !

Sylvie préféra ne pas en rajouter, elle aurait pu devenir grossière. Elle fit preuve de maturité.

— C’est le chemin ? Mais qu’est-ce que c’est que cet endroit désolé… C’est… Ça fout les boules ! C’est un traquenard, oui !

— Mais non, c’est très champêtre… En été c’est plein de touristes ! C’est juste que la nuit tout paraît plus…

— Ah ! s’écria Sylvie, pointant son index en direction de la route.

Une forme indistincte, une lueur blanchâtre se dessinait sur la chaussée, une forme vaguement humaine.

— Oh putain, la dame blanche, gronda Doc.

— C’est quoi ce truc ?

À ce moment Pif s’agita à l’arrière et se mit à hurler à la mort.

— La dame blanche ! Elle m’en veut à mort ! La dernière fois j’y ai fait un doigt…

— Tu quoi ? Mais… Ralentis, tu vas lui rouler dessus ! Il est dingue ce mec !

— JE VAIS lui rouler dessus.

— Tu es fou, dis ?

— C’est un spectre, bordel !

— Non mais c’est pas croyable d’entendre des conneries pareilles ! Arrête l’auto !

Doc pila à quelques centimètres de la forme immobile et vaporeuse. Sylvie descendit du véhicule et armée de son téléphone (extension vitale de toute femme), elle utilisa la torche pour percer l’obscurité.

Stille, der hund* ! grogna Doc à Pif qui se cacha derrière le siège conducteur.

Pourquoi le Doc parlait-il en allemand au chien ? Parce que cette langue se prête bien au commandement, tout simplement ! Et aussi que Doc était d’humeur sadique.

Quoi ? Il en avait le droit. Il avait eu une journée épouvantable non ?

Une voix venant d’outre-tombe s’éleva de l’obscurité. C’était plus un murmure, on si l’on veut se le représenter plus finement, l’effet que donnent certaines femmes maniérées qui laissent tomber la voix avant d’avoir fini la phrase.

C’était étrange cette voix sans corps, cela lui évoqua l’énigme de Gollum :

Sans voix, il hurle.

Sans ailes, il voltige.

Sans dents, il croque.

Sans bouche, il chuchote. **


L’éclat de la torche de Sylvie balayait la nuit et perçait la forme diaphane. Elle s’immobilisa en entendant...


* : Silence, le chien !

** : le vent.

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