3 - Provocations
– Mon cher Elliot, vous vous êtes mis dans une sacré galère ! s'exclama l'enquêteur principal Schillig, enjoué.
– Moi qui n'aime pas ramer, c'est un comble, souffla Elliot pour lui-même.
Schillig n'y prêta pas attention.
– J'ai discuté un brin avec les inspecteurs qui t'ont arrêté, ils te pensent cinglé : un psychopathe en puissance.
– Vous êtes sûr qu'on n'est pas sur écoute ?
L'enquêteur lui renvoie un regard blasé disant « me crois-tu si bête ? »
– Je ne suis pas un psychopathe, juste un vampire sain d'esprit à l'empathie sélective et innocent du crime dont on m'accuse.
– Il va falloir que je récupère les éventuels échantillons de preuves, se rappela nonchalamment Schillig.
– Vous feriez bien, je pense que le coupable peut vraiment être un vampire : depuis le meurtre de l'adolescent, quelqu'un m'épie, reprit Elliot. M'épiait devrais-je dire. J'ai passé la nuit à le chercher et, évidemment, il a disparu cette nuit. Je suis pratiquement sûr qu'il a violé ma stagiaire, en modifiant son apparence pour ressembler à la mienne, pour me faire accuser.
– Mouais, et pourquoi voudrait-on vous faire passer pour un violeur ?
– À votre avis ? répliqua Elliot agacé. Sans aucune preuve de mon innocence, ni aucun alibi, vu mon profil psychologique, je suis bon pour la prison. Si je m'échappe, je ne serais qu'un fugitif. Ma famille en souffrira dans les deux cas. Dois-je vraiment vous expliquer qui peut bien vouloir nous faire souffrir ?
Le commandant Schillig envisagea l'hypothèse en se frottant la mâchoire.
– Vous faire passer pour un violeur, ça me paraît alambiqué pour un vampire.
– Trop aimable, grinça Elliot. Si vous n'êtes pas capable d'être objectif au sujet des vampires, pourquoi rester dans une institution qui traite avec eux ? Devenez un chasseur de vampires, vous pourrez vous faire plaisir.
– Bien, bien, j’admets que c'est une possibilité vraisemblable. Toutefois sans preuve, vous restez le principal suspect.
– Il y a tout lieu de croire qu'il a également tué l'adolescent, insista Elliot.
– Hé bien, je lui poserais des questions quand on lui aura mis la main dessus. Nous avons la dentition de l'assassin de ce pauvre garçon et je ne doute pas que nous trouverons des traces d'ADN chez Mlle Macarelle. Je vais mettre en place le transfert de dossier. Cependant cela ne changera en rien votre situation. Si nous ne pouvons prouver que le violeur a pris votre apparence, ni trouver d'échantillons d'ADN différents du vôtre, vous serez jugé coupable.
– Tout ce que je demande, c'est que cette possibilité soit envisagée, asséna Elliot.
– Je connais mon métier, assura Schillig. Je ne laisserais aucun prédateur faire sa loi en Junsîl.
Elliot grogna, dubitatif. Schillig était peut-être un bon enquêteur, mais son animosité envers lui pouvait l'encourager ralentir le processus.
– En attendant, je vais faire en sorte qu'ils prolongent ta garde à vue, nous reprendrons un vrai interrogatoire une fois dans les locaux et la juridiction de l'Inexistante.
Alicia regardait la trotteuse de l'horloge avancer avec la lenteur d'un escargot. La prolongation de la garde à vue d'Elliot représentait le coup de grâce après la fouille de sa maison, l'inquisition des médias et l'accusation quasiment indiscutable. Et pas de nouvelles de la part de Schillig.
Ses enfants étaient couchés depuis une heure. Ou plus exactement, Tatian dormait et les trois premiers s'étaient isolés dans leurs chambres, incapables, comme elle, de trouver le sommeil depuis la veille.
L'esprit trop tourmenté pour faire quoi que ce soit, Alicia regardait avancer la trotteuse. Son tic-tac régulier, tel le compte-à-rebours avant une exécution, devenait oppressant.
Pourquoi le monde entier s'acharnait à les opposer ?
Ils avaient dépassé leurs natures, entremêlé leurs cultures, renoncé à leur terre, élevé des enfants équilibrés et enduré les doutes et les angoisses. Les humains auraient-ils réussi là où tant de vampires et d'elfes avaient échoué ?
Un léger bruissement devant la porte d'entrée la tira de ses pensées. Sentant un contact mental, elle s'y ouvrit et reconnut le visiteur. Elle bondit hors du salon pour ouvrir la porte et se jeter en sanglots dans les bras de son frère.
– Fais moi rentrer et raconte-moi tout, chuchota Elias Bore.
– Pour l'instant, ils n'ont rien trouvé dont ils puissent extraire de l'ADN, acheva Alicia d'une voix chevrotante.
– J'ai déjà eu affaire à des vols d'apparence, chez les vampires. Ils ne pensent à changer que ce qu'ils voient, soit jamais la dentition. Et cela n'affecte pas leurs empreintes digitales, ni les composantes de leurs sucs. Ce que je n'ai jamais vu c'est un viol sans restes du coupable.
Elias Bore, le frère d'Alicia, avait la même tignasse blonde que sa sœur et des yeux du bleu vif dont Tatian avait hérité. Il officiait comme juge dans la capitale de la Ragguî, Tarrinë, pour les affaires criminelles.
Si Elliot avait été renié de sa famille, en plus d'être exilé, la famille d'Alicia avait accepté leur mariage. Seul Elias parvenait à avoir le droit de traverser le portail régulièrement pour leur rendre visite. Néanmoins, il ne manquait jamais d'amener quand il le pouvait son fils unique, Joshua. Celui-ci ressemblait beaucoup à son père et s'entendait à merveille avec ses cousins.
C'était un garçon un peu naïf et maladroit, plein de générosité et de dynamisme. Son père, en revanche, était calme et posé, parfaitement réaliste, voire un peu méfiant, et plus prudent. Généreux et ouvert, Elias était quelqu'un d'on ne peut plus fiable, qui s'était taillé une réputation solide en Rasîl. Même les vampires qui n'avaient jamais mis les pieds en Ragguî savaient qu'il valait mieux le laisser tranquille. Peut-être était-ce la raison pour laquelle les mécontents du clan De La Lune ne l'avaient jamais attaqué, quand tous connaissaient son lien avec Alicia et Elliot Bore.
Quand Alicia l'avait appelé à l'aide, il s'était précipité sans hésiter.
– De toute manière, la loi est claire : en cas de litige entre rasilien et la loi humaine, c'est la justice de la Ragguî qui reprend l'affaire. Ne serait-ce que pour éviter de jeter un carnivore dans une prison humaine. Ce serait comme lâcher un renard dans une basse-cour.
»Je pourrais insister auprès de mes collègues pour que la piste du piège soit envisagée.
Alicia le remercia. Ce n'était qu'une maigre consolation, mais se sentir soutenue était réconfortant. Elias posa une main rassurante sur l'épaule de sa petite sœur.
Luna descendit l'escalier et arriva devant la l'ouverture du salon.
– Tonton Elias ! s'exclama-t-elle ravie. Je me disais bien que j'avais entendu ta voix.
Joyeuse, l'adolescente s'empressa de lui faire la bise à la manière des adolescente de son lycée et compléta son salut par un mouvement de bras ampoulé en guise geste de bienvenue vallynaya enseigné par son oncle. Il le lui rendit avec la simplicité de ceux qui use vraiment de ce langage corporel.
– Tu ne dors pas encore ? lui demanda-t-il avec un sourire amusé.
– C'est trop tôt ! répondit Luna enjouée.
– Et tes frères ?
– Je crois que Rodyle s'est endormi, mais Sephenn est allé faire un tour…
Sa voix se perdit dans le retour à la tristesse.
Les balades tardives de Sephenn n'étaient pas exceptionnelles, en grandissant il avait développé la nature nocturne de son père.
– Il faut le faire revenir immédiatement, commanda Elias. Tant que nous ne saurons pas avec certitude ce qui se trame derrière l'arrestation d'Elliot je préfère que vous restiez proche de votre domicile.
Il ne croyait pas si bien dire.
L'errance de Sephenn l'avait mené jusqu'au parc d'un quartier plus loin. La rage lui bouillait le sang. Il rêvait de mettre la main sur le salaud qui avait fait passer son père pour un violeur. Préoccupé, le jeune homme ne prêtait même pas attention au magnifique crépuscule.
En revanche, il ne manqua pas d'entendre le bruit de pas dans son dos. Il était encore trop tôt pour espérer que le parc soit désert ; ce qui attira son attention était une odeur inconnue. Il se retourna sur un homme de grande taille, les cheveux bruns ébouriffés et les yeux dorés, qui le toisait avec un sourire railleur.
L'instinct de Sephenn le poussa à la vigilance.
– M'as-tu entendu ou m'as-tu senti ? l'interrogea l'inconnu, d'un air doucereux très désagréable.
– Les deux, répliqua sèchement Sephenn, qui ne doutait pas de sa nature.
Le sourire du vampire s'agrandit d'un air carnassier, dévoilant ses canines pointues. Il le jaugeait de la tête aux pieds et Sephenn n'aimait pas du tout ce qu'il devinait dans son regard : du mépris, principalement.
– Tu sais que tu pourrais passer pour un mevale, sans tes horribles oreilles d'elfe, railla-t-il.
Sephenn grogna.
– C'est vous qui avez violé la stagiaire de mon père, grinça Sephenn haineux.
Le vampire se contenta de sourire en guise de réponse.
– Ton père est un traitre, affirma-t-il. Ton existence et celle de ta fratrie est une insulte à notre sang. Le maître nous a interdit de vous toucher, tant que vous êtes chez les sans magie, alors je me réjouis de votre malheur. Souffrez, désespérez-vous de votre impuissance !
Le vampire éclata de rire. Sephenn lui bondit dessus, dents découvertes, l'esprit embrouillé par la rage. Le vampire l'évita aisément et s'enfuit en riant. L'adolescent le poursuivit.
Rapide, le vampire parvenait à maintenir une distance suffisante entre lui et Sephenn, tout en le titillant, pour s'assurer qu'il persiste à le suivre. L'adolescent mettait en pratique toutes les techniques de chasse que son père lui avait apprises. Cependant sa proie était également un chasseur, il esquivait toutes ses attaques, déjouait ses tentatives de feintes et l'attirait immanquablement hors de la ville.
Dans sa folie furieuse, Sephenn eut un éclair de lucidité et prévint sa mère, tant qu'il était encore à distance télépathique d'elle. Alicia tenta de le raisonner et de le faire rentrer, en vain car Sephenn et le vampire s'étaient trop éloignés.
Alors qu'ils dépassaient les dernières zones d'habitations pour entrer dans la zone commerciale, la lune montait dans le ciel. Juste ce qu'il fallait au demi-elfe. Sa sélénotropie se renforçait de l'absorption l'énergie rayons lunaires, afin de la canaliser et la projeter dans un éventail de choix.
Heureusement pour lui, le vampire n'était pas capable de conjuguer la somarythmie pour courir aussi vite que son père. En effet, certains vampires, tel qu'Elliot, savaient renforcer leurs muscles, ligaments et tendons de manière à pouvoir produire des bonds gigantesques, donnant l'impression de voler au-dessus du sol. Cela demandait une coordination et une quantité d'énergie conséquente.
Sephenn déchargea son énergie sous la forme d'un rayon condensé argenté, tel un laser, pointé sur le fuyard qui se protégea en se jetant derrière une voiture oubliée.
L'oreille aiguisée du semi-elfe ne manqua pas d'entendre son juron, l'encourageant à accentuer son effort, sans prêter attention aux dégâts qu'il occasionnait sur les bennes à ordures et les grillages. Au bout d'un moment, il s'avisa que le vampire le dirigeait vers une source d'énergie qu'il ne parvenait pas à expliquer. Ils contournaient les derniers entrepôts et se précipitaient sur un terrain à bâtir qui servait de déchetterie sauvage.
Il ne voyait rien entre le tas de pneus et le lave-linge éventré, néanmoins, il distinguait une zone précise invisible, pulsant tellement d'énergie qu'il en percevait les contours. Le vampire disparut à travers. Sans la moindre hésitation, Sephenn l'y suivit.
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