8 - Le message 2
Enslow se massa le menton, dubitatif.
– Je suis d'accord avec toi quand tu dis que c'est trop grossier de la part d'un aristocrate vampire. Néanmoins, que Sire Dylan De La Lune, qui incarne parfaitement l'orgueil et l'obstination des sormas, demande à un Vallynäya de prévenir le fils qu'il a fait condamner à l'exil c'est ahurissant.
– Piège ou pas c'est ce que je vais faire, décida Elias en rangeant le massage dans sa poche.
– Prévenir ton beau-frère ? Il est en prison !
– Je sais. Que les choses soient bien claires, dit Elias. Si on te le demande, je vais l'avertir de ce qui arrive à son fils, je ne vais pas l'aider à s'enfuir.
– Tu penses qu'il va s'échapper ?
– Je ne t'ai rien dit, tant qu'on ne te le demande pas explicitement.
Enslow ne paraissait pas convaincu. Il accepta tout de même avec une moue. Elias ne s'attarda pas en salutations et quitta le bureau. Il traversa le palais de justice en priant qu'on ne l'arrête pas. Au vu de l'heure, il n'avait pas le temps de faire l'aller-retour jusqu'au poste de police où était gardé Elliot et revenir avant d'entamer sa journée de travail. Il s'était libéré le jour précédent et ne voyait pas comment justifier qu'il annule une fois de plus ses rendez-vous d'une journée entière.
Personne ne l'arrêta, la route fut sans encombre. Elias parvint rapidement au portail. À défaut de faire le trajet lui-même, il pouvait faire passer un courrier de l'autre côté. Il glissa dans une enveloppe deux papiers, le message anonyme et un mot de sa part d'explications. Elias espérait qu'Alicia parviendrait à transmettre l'information avant le transfert d'Elliot, car il serait plus aisé pour le vampire de s'échapper de la surveillance d'humains sans magie que de gardes rasîliens.
Mentalement et physiquement épuisé, le magistrat elfe s'assit sur un banc et sombra dans le sommeil.
Alicia feuilletait son book, du temps où elle travaillait encore régulièrement comme mannequin, sans vraiment regarder les photos. La fatigue psychologique due à l'angoisse permanente, ajoutée au calme qu'elle devait afficher pour rassurer ses enfants, la plongeait dans de longs moments d'apathie dès qu'elle avait un peu de temps pour elle. Au vu de la situation, elle avait permis à Luna et Rodyle de ne pas aller à l'école. La disparition de Sephenn était déjà un coup assez lourd pour qu'ils aient à subir le regard méchant et les ragots de leurs camarades à propos d'Elliot. La presse l'avait d'ores et déjà désigné coupable.
L'elfe retint un sanglot de désespoir. Elle ne pouvait rien faire d'autre que d'attendre avec angoisse le retour d'Elias. Elle ne savait même pas si elle devait espérer ses nouvelles ou les craindre. Oh bien sûr, Alicia avait déjà envisagé d'aller elle-même chercher son fils aîné ou aller libérer Elliot, qui sauverait Sephenn. Ensuite, toute la famille irait se cacher dans un coin perdu de Junsîl, où ils vivraient enfin en paix. C'était un doux rêve, que la mère savait irréalisable dans l'état actuel des choses.
De dehors, elle entendait les cris de jeu de ses enfants. Elle était fière d'eux. Luna et Rodyle avaient su tempérer leurs angoisses en la présence de leur petit frère et le distraire des siennes. Le petit Tatian était une antenne à émotions, qu'il ne pouvait gérer avec son immaturité, et il souffrait de l'absence de son père adoré. Le protéger de l'inquiétude ambiante n'était pas une mince affaire.
Alicia n'en pouvait plus de rester à ruminer ses sombres pensées. Attendant son frère, elle ne pouvait se changer les idées en ville. En amenant Tatian au parc, par exemple. Enfin, elle entendit la sonnette du portail sonner et se précipita à la porte, mi-heureuse mi-angoissée. Elle arriva dans l'allée, la présence un homme inconnu provoqua une pointe de déception.
– Bonjour, j'ai un message pour Mme Alicia Bore, dit-il en la voyant arriver.
– C'est bien moi, répondit Alicia, qui avait l'impression d'avoir le cœur sur le point d'exploser.
Elle alla ouvrir le portail et remercia le facteur en prenant la lettre. Il lui suffît de reconnaître l'écriture sur l'enveloppe, pour savoir que c'était ce qu'elle attendait. Alertés par la sonnette ses enfants arrivaient.
– C'est une lettre d'Elias ? Il a des nouvelles de Sephenn ? Demandèrent les deux grands.
Les propos de Tatian ressemblaient plutôt à : « quoi c'est ? ». Alicia les fit attendre et rentra dans la maison, les enfants à sa suite ; dans ces quartiers bourgeois les voisins pouvaient se montrer très curieux. Elle ouvrit l'enveloppe et découvrit les deux messages, celui de son frère et un autre avec une écriture inconnue, au contraire du sceau… Elle décida de lire d'abord celle d'Elias.
« Un Esprit Rouge m'a transmis ce message pour Elliot, qui corrobore mes informations. Sephenn est sauf, mais il est en danger immédiat. Va prévenir Elliot sans attendre ! »
– Un Esprit Rouge ? s'étonna Luna. Qu'est-ce qu'il y a dans l'autre lettre ?
Alicia la lut. Elliot lui avait déjà parlé du Champ d'Hanneau et ce nom la fit frissonner. C'était la prison des De La Lune, rares étaient les prisonniers qui en sortaient. De penser que son fils y était la glaçait d'effroi.
– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle abruptement.
– Quinze heure et demi, répondit Rodyle, pourquoi ?
– Le transfert de votre père pour Tarrinë se fera ce soir, dit Alicia. J'ai encore du temps pour le prévenir. Luna, je compte sur toi pour t'occuper de tes frères.
C'était un ordre plus qu'une demande. L'idée effleura vaguement Alicia qu'elle pouvait envoyer sa fille à sa place, mais elle ne pouvait envisager de rester passive plus longtemps.
Elliot arpentait sa cellule de long en large, tel un lion en cage. Schillig l'avait fait transférer dans une cellule de l'Inexistante, en attendant les renforts de Rasîl pour l'amener en Ragguî. Là, il serait jugé en considération de son espèce.
Le vampire bouillait de rage à tourner en rond dans sa cage, impuissant. Tout comme Alicia, c'était la raison qui le forçait à rester sans rien faire, alors qu'il s'estimait plus que capable de s'enfuir, même de la cellule de l'Inexistante, conçue pour retenir les êtres de Rasîl. C'était désespéré, comment pouvait-il s'en sortir telle qu'évoluait la situation ? Qui accepterait donc de le croire, parmi ceux qui auront le pouvoir de l'aider ?
Elliot s'assit, fatigué, et se massa les tempes. Son ventre gargouilla. L'Inexistante lui donnait des plats plus adaptés à ses besoins, comme des flacons de sang, mais c'était insuffisant et de piètre qualité. Il sentit tout à coup un fourmillement familier dans son esprit.
– Elliot.
Il avait reconnu sa femme avant même qu'elle ne parle. Il se leva brusquement et se plaqua vers la paroi la plus proche de celle où elle devait se trouver.
– Alicia, amour de ma vie, qu'elle bonheur d'entendre ta voix, même par le biais de la pensée !
Le front collé sur le mur, il ferma les yeux pour se représenter l'image de sa femme. Voilà encore quelque chose qui lui manquait terriblement, son amour. Et la chaleur de son corps.
– Parle-moi encore, Alicia.
– Oh, Elliot, tu me manques aussi, mais nous n'avons pas le temps. Tu dois t'échapper !
Elliot fronça les sourcils. Pas le temps ? S'échapper ?
– Que racontes-tu ? Cela ne ferait qu'aggraver les choses.
– Sephenn est prisonnier dans le champ de Hanneau ! Tu es peut-être le seul à pouvoir le sauver.
– Qu'est-ce que cette histoire ?
Alicia lui expliqua brièvement, en lui envoyant des images ce qui c'était passé et le message anonyme.
– Pourquoi ne pas m'avoir prévenu plus tôt ? s'énerva Elliot.
– Nous espérions le récupérer légalement, et parce que je ne voulais pas t'inquiéter davantage.
– Formidable, il me reste une nuit et un jour, pour sortir Sephenn de la pire prison des vampires et quitter le territoire De La Lune avec lui, sans nous faire tuer. Je me sens beaucoup mieux !
– Elliot, tu sais bien ce que je voulais dire.
– Bon, on verra plus tard. Rentre à la maison, je ne veux pas t'attirer des ennuis.
– Je t'aime, souffla Alicia.
Elliot sourit tristement, il n'était pas prêt de pouvoir de nouveau la serrer dans ses bras. Il attendit patiemment que le contact mental avec Alicia soit rompu avant de méditer son plan de fuite. Il devait non seulement quitter l'immeuble, mais encore parcourir plusieurs dizaines de kilomètres, s'infiltrer dans le territoire De La Lune et sauver Sephenn. Il valait mieux économiser son énergie et la cellule était fermée par des métaux absorbant la magie, l'idéal pour gaspiller ses forces.
Il s'assit sur le lit et respira profondément. Il devrait agir vite, au moment où on le sortirait de sa cellule. L'avantage des bureaux de l'Inexistante était que peu de portes servaient à bloquer l'évasion et Elliot, qui les avait étudié en passant devant, par réflexe, pourrait les passer sans problème. Sa seule difficulté serait les renforts de la Ragguî.
Ses pensées se bousculaient dans sa tête. Sephenn emprisonné dans le champ d'Hanneau.
Il se le représentait dans une des cages étroites, suspendues en l'air dans la pièce noire, aux côtés d'immondes criminels, condamné à attendre, dans les pires conditions qui soient, l'ouverture des jeux qui marqueront sa fin. Tout bien pensé, il trouvait assez étrange que les maîtres n'aient pas voulu lui imposer une peine plus sadique et vengeresse.
Elliot connaissait bien ces jeux pour y avoir assisté plus d'une fois et y avoir participé en tant que libre joueur. Il n'en condamnait pas la cruauté, car la plupart des prisonniers qui les subissaient le méritaient. Et, somme toute, un chasseur talentueux et stratégique parvenait à tenir longtemps et pouvait espérer obtenir la grâce du maître pour sa bravoure. Cependant, Sephenn n'avait aucune chance d'y survivre, quand bien même il n'aurait pas été un demi-vallynaya. Elliot lui avait appris à se battre et à chasser et savait que son fils était doué. Mais le jeune homme n'avait jamais été confronté à une situation où se battre était vital, et où sa condition physique se dégradait de jours en jours. Il n'avait jamais eu à lâcher la bride qui muselait ses instincts, pour déchainer sa colère sur un autre être sensible.
Pour survivre aux jeux, il fallait oublier toute civilisation et se nourrir de chaque ennemi affronté, en ignorant les rires moqueurs des spectateurs. Se défaire également de toute pitié face aux autres prisonniers, qui ne pensaient eux-même qu'à survivre. Sephenn n'en serait pas capable. Pas dès le début en tout cas et le message de Dylan était clair : à la fin de la deuxième nuit, il serait exécuté.
Les pensées d'Elliot volèrent vers Dylan De La Lune. Son père. Mais il n'avait plus le droit de lui donner ce titre. Il avait été renié la nuit où il avait présenté Alicia à ses parents. Tous ses efforts, tout au long de la jeunesse, avaient été pour obtenir la fierté de son père. En choisissant sa femme, il avait dû y renoncer, non sans peine. Dylan De La Lune aurait dû le mépriser encore aujourd'hui et vouloir détruire sans pitié la moindre trace qui rappellerait cette souillure. Or, l'écriture sur le message que lui avait montré Alicia était sans douter celle du seigneur vampire, son sceau faisant foi.
Pourquoi ? Venant d'un autre vampire, Elliot aurait pris ça comme une provocation, un piège destiné à le faire souffrir. Mais connaissant son père, s'il avait voulu le torturer en se servant de Sephenn, il s'y serait pris autrement. Déjà, pas par un message prétendument anonyme. Il y ajouterait l'annonce que son fils subissait les pires et plus subtiles tortures, qui le maintiendraient en vie longtemps, pour laisser à Elliot le temps de venir. Là, il n'avait que peu de temps pour faire quoi que ce soit.
Ce n'était pas un piège et vraiment étrange. Il était impensable que Dylan De La Lune aie pardonné à son fils. Alors pourquoi ? Quelle était la raison qui le poussait à vouloir faire venir Elliot, pour tenter de sauver Sephenn ? Il avait beau réfléchir, il ne la trouvait pas.
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