17 - Le calme du tireur d'élite 2
L’agitation s’était apaisée par moitié dans le quartier, anciennement agréable, aujourd’hui délabré. Le jour venant, beaucoup des nocturnes étaient allés se coucher et ne restaient que quelques retardataires ; désormais un seul sujet de discussion occupait toutes les bouches. Quelqu’en soient la valence, partout on commentait la violation de l’inviolable oubliette du Champ de Hanneau et l’on se remémorait les anciens hauts-faits d’Elliot, alors nommé De La Lune. La stature haute et élancée de la métis elfe-vampire se dressait derrière une colonnade, décorée de stuc rouge, crème et bleu qui laissait voir par endroit la pierre grise. Son regard gris fixait avec hargne une fenêtre au deuxième étage, derrière laquelle son petit frère était allongé au sol.
Dans le calme relatif de cette aube, heures les plus sombres sous la terre. L’adrénaline, provoquée par l’angoisse omniprésente, poussait Luna à se jeter séance tenante dans l’ancien hôtel particulier défraichi, entouré d’un jardin faussement entretenu. Sa conscience lui assurait, à raison, que c’était suicidaire, et elle rongeait son frein en se triturait la cervelle pour établir la meilleure stratégie à adopter.
L’allée dans laquelle ils campaient accueillait de nombreux autres maisons de cette sorte, plus ou moins petites, pour la plupart, et tous étaient autant, sinon plus délabrés. Celle aux colonnades, en face ou presque, de l’hôtel particulier, semblait même abandonnée ; les grandes portes-fenêtres, de ce qui devait être un salon, à l’étage comportait des carreaux fêlés et tous recouverts d’une bonne dose de crasse. Cette maison-ci ne possédait pas de jardins donnant sur l’allée et rivalisait, alors, par des colonnes majestueuses et deux statues imposantes, au corps de femme pour le buste et de serpent pour le reste, sculptée dans une position aussi effrayante que belle.
Le lycan était parti en reconnaissance, tout autour de la demeure au jardin, pour flairer les allées-venues hors de l’entrée principale. L’humain basané étudiait la bâtisse, caché derrière une autre colonnes… ou devrait le faire. Lorsque Luna détourna le regard de l’hôtel, pour guetter ses observations – après tout en tant que policier, il devait être aguerri aux manœuvres d’interventions dans des lieux privés – elle constata, stupéfaite, qu’il s’était accolé au dos d’une des echidnas de pierre et étudiait la maison aux colonnades.
– Que faites-vous ?
Il commença à répondre en ouvrant la bouche avant de se reprendre.
– L’hôtel particulier est rempli de fenêtres de grandes tailles sans rideaux, ce qui permettrait à un observateur, posté plus haut, d’avoir vue sur l’intérieur. Cette maison-ci paraît inhabitée et j’estime qu’elle offre des points d’observations parfaits.
Il lui rendit un regard appuyé.
– Notre altercation, cette nuit, m’a confirmé que face à des vampires qui maîtrisent la somarythmie, je suis faible. Je mise donc tout sur ma casquette de tireur. De là-haut je pourrais vous couvrir sans vous accompagner.
Un elfe aurait complété son discours d’images pour le rendre plus clair, mais le néophyte en télépathie l’ignorait totalement, et faisait ce qu’il pouvait. Luna suivit son regard et jaugea les grandes baies vitrées de l’étage. Elle se fia au jugement du tireur, sur son angle de visée.
– Si la maison est occupée, nous ne pourrons pas nous y installer, estima-t-elle.
– Quitte à ne pas être discrets, nous pouvons nous permettre une petite effraction et ligoter le propriétaire le temps de préparer notre action.
Ceci pensé sans malice. Une image spontanée traversa l’esprit de l’homme, montrant un hypothétique vampire grabataire attaché de telle sorte qu’il puisse se libérer, lorsqu’ils auraient quitté la maison. Cette éventualité, peu reluisante, avait le mérite d’être envisageable ; que faire de scrupules quand on élaborait une mission de sauvetage ?
Luna envoya l’idée à Orchio, qui l’approuva, et, dès son retour, il entreprit de renifler la maison aux colonnades en quête de signes de vie. Pendant ce temps, elle tendit une part de son esprit vers l’intérieur de la maison, tout en gardant un ancrage auprès de son petit frère. L’adolescente maîtrisait à merveille cette souplesse télépathique, qui se laissait rarement déborder par toutes ses pensées et émotions étrangères à son identité. Le plus complexe était, sans équivoque, la recherche mentale de contact, une fois l’abordage psychique effectué, il suffisait d’y laisser un fil télépathique, à l’image du fil d’Ariane. Rodyle, de son côté, s’était assoupi malgré la dureté du sol. De l'autre côté de son esprit, elle tâtonnait, à la recherche d’une personne à palper.
Une faible agitation psychique l’attira, une fragilité toute ratatinée et, dès qu’elle s’y accola, se heurta à un cloisonnement d’acier de sa personnalité. Quelques images imprécises, un soupir.
Luna contempla de nouveau les fenêtres délabrées en s’interrogeant sur la nature du résident, pour vivre en ces lieux sinistres tout en disposant d’une force mentale inébranlable, malgré son âge avancé et le sommeil.
Orchio jaillit du détour d’un coin, avec une agitation dans les gestes et un visage contracté, il leur fit signe avec vivacité pour qu’ils le suivent. Parvenus à l’arrière de la propriété – donnant sur un jardin à l’image de la bâtisse – il leur glissa entre les dents la raison de son empressement.
– Un Aspirant et ses subalterne. À vu de nez, ils sont au bout de l’allée. Je ne tiens pas à ce qu’ils nous trouvent ici.
– Un Aspirant ? s’étonna Luna, qui ne savait pas à quoi il se référait.
– Dedans.
Il les poussa vers une porte-fenêtre, donnant sur une terrasse autrefois charmante, et les fit entrer. L’odeur âcre de la déshérence agressa les narines de la jeune métis et de l’humain, qui se mirent la main en protection dans le même geste. C’était un mélange de moisissure, de poussière et de nécrose, et très vite l’œil exercé de Luna détecta un cadavre de rat en décomposition avancée, dépassant d’un meuble. Un clic métallique se fit entendre et elle se retourna pour voir le lycanthrope retirer sa main de la serrure. Elle en déduit qu’il avait clos la porte ; néanmoins, se posait la question du comment, puisqu’il ne disposait pas de clefs.
– Cette maison est habitée, chuchota-t-elle avec une pointe de reproche.
– La fin justifie les moyens, répliqua Orchio. Je te rappelle que ton frère est aux mains de nos ennemis ; si nous faisons du grabuge dans la rue en affrontant l’Aspirant, ils se serviront de lui comme otage. C’est ce que tu veux ?
– Et vous croyez qu’en pénétrant illégalement dans une demeure, nous serons plus discrets ? répliqua-t-elle.
À bien y penser, il était plutôt étrange de culpabiliser à l’idée d’enfreindre une loi, telle que la violation de domicile, quand Luna était entrée illégalement dans le territoire pour sauver son frère, enlevé et menacé. Au fond, être à moitié vampire lui faisait voir d’une autre facette ce peuple de prédateurs, à travers laquelle ils étaient aussi sensibles que les humains. À ce titre, la résidente des lieux, innocente du rapt de Rodyle, avait le droit de recevoir le respect de son intimité.
– Nous le serons davantage, ça ne fait pas de doute. Je dispose de quelques sorts de mage, je me charge de veiller au sommeil des résidents.
Manaa mit la main sur l’épaule de Luna pour l’arrêter.
– Je comprends tes problèmes de conscience, cependant je me range à l’avis d’Orchio. La rescousse de ton frère va être suffisamment périlleuse pour rejeter un point stratégique.
Le ton calme et diplomatique de Manaa apaisa l’opposition de l’adolescente, et l’encouragea à envisager la situation de leur point de vue. Plutôt que de se focaliser sur l’interdit, il valait mieux élaborer des stratégies pour ne pas être découverts.
Prenant son silence pour un accord, le lycan s'enfonça dans la maison pour se charger de la résidente. Quant à Manaa, il signala qu’il allait faire le tour des fenêtres pour estimer la meilleure position. Luna décida de le suivre. Il quitta la pièce et déboucha dans l’entrée comportant des portes et un escalier. Il le monta pour, à l’étage, joindre la grande salle qui donnait sur l’allée. Là encore, une épaisse couche de poussière recouvrait le parquet et les quelques meubles restants. Ceux-ci laissait à penser que les lieux servirent de salle de réception ou de danse.
Les épais rideaux ternes, anciennement bleus, pendaient devant les ouvertures. Des rais de lumières passaient à travers des déchirures et trous de mites agrandies par le passage du temps. Ils leur offraient, de ce fait, une couverture idoine que l’inspecteur ne tarda pas à exploiter, en glissant un regard par une entaille, Luna l’imita et porta son attention sur l’allée.
Elle y vit une bande de cinq individus, hommes et femmes, montés sur des lézards géants, à grandes jambes équipés de plaques et de pics. Ils semblaient porter des uniformes aux tissus écarlates, recouverts d’un court surcot de cuir. L'homme à la tête arborait dessus une gravure d’une tête d’animal, proche d’un dragon aux crocs surdimensionnés.
Ils affichaient tous un air arrogant et brutal, et leurs armes accrochées à leurs côtés étaient encore souillées de sang séché. Le chef leva les yeux vers les fenêtres de l’étage et, malgré les rideaux, Luna eut l’impression qu’il la voyait. Toutefois, il ne manifesta aucun indice de perception et se retourna vers l’hôtel privé.
– Est-ce que ce sont des représentants de la justice, comme les policiers ? demanda Manaa à voix basse sans quitter l’allée des yeux.
– Je ne sais pas, mais Orchio a parlé d’Aspirant. C’est peut-être quelqu’un qui souhaite devenir Esprit Rouge, papa disait qu’ils faisaient office de pions. Sans certitude en fait.
Après tout, ces personnes-là pouvaient très bien faire partie d’une milice auto-proclamée ne répondant qu’à ses propres règles. Dans tous les cas, ils ne semblaient pas le genre à leur vouloir du bien. Le sang de Luna se glaça brusquement quand elle vit le chef, talonné de sa troupe, entrer dans la propriété de l’hôtel privé pour frapper à la porte d’entrée.
Il était à craindre qu’ils soient mal intentionnés à l’intention de Rodyle, s’ils le découvraient.
La porte s’ouvrit sur un homme au visage buriné, à la carrure impressionnante. Hélas, l’isolation de la maison, associée à la distance, fit que Luna n’entendait que faiblement leur échange. La compréhension fut encore parasitée par les couinements de rongeurs, et le chef entra avec sa clique dans l’hôtel sans que l’adolescente ait pu connaître leurs intentions.
– Il faut y aller ! s’exclama-t-elle, soudainement envahie de la réalité du danger.
Jusque-là, la vampiresse s’était contentée de capturer l’enfant sans le maltraiter plus que l’action ne l’exigeait, mais Luna avait regardé assez de téléfilms pour deviner ce que des individus sans scrupules, comme les vampires, pouvaient faire.
Un claquement sec la ramena à l’humain à côté d’elle. Manaa tripotait son arme à feu. Il fit pivoter une nouvelle plaque de métal et entreprit de démonter l’embout. Ce faisant, il gardait un œil à travers le rideau.
– Très mauvaise idée, on devra affronter les cinq gugus en plus. Rassure-toi pour ton frère, un otage trop blessé n’a pas de valeur.
– Mais ils peuvent lui faire très mal en attendant !
Manaa lui coula un regard grave.
– Je sais. C’est ton devoir de grande sœur de t’enflammer et c’est le mien d’agir avec la tête froide. Mon objectif est de n’intervenir que lorsque je serai sûr que Rodyle sera en relative sécurité.
Dans son esprit défilèrent des images de libération d’otages et de sauvetages risqués, sans qu’il pusse avoir conscience qu’elle les percevait. Certains étaient des représentations de récits que ses collègues lui avaient transmis, les autres des photographies précises de son vécu, assez dérangeantes. Ces visions ébranlèrent un peu l’adolescente, malgré son affrontement de la nuit passé, car ce qu’elle voyait lui enseignait la difficulté que représentait un sauvetage.
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