19 - Alicia entre en jeu 1

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Une lumière blafarde traversait les fenêtres du dixième étage de l'Inexistante. Elle baignait la chambre de soin de couleurs ternes.

Elias se massait le crâne pour apaiser la douleur qui battait la mesure sous son front. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Il était allongé sur un lit, à côté de celui de sa sœur, attendant la fin de la transfusion de sang. L'Inexistante l'avait contacté au matin pour l'avertir de l'attaque nocturne à l'encontre de la famille d'Alicia. Il était arrivé trois heures plus tard, pour apprendre qu'ils n'avaient pas d'échantillon de sang compatible avec elle et qu'il devait faire une transfusion en toute urgence.

La plaie de l'elfe bannie avait été soignée convenablement, seul en subsistait une cicatrice blanchâtre. Hélas, ni la sélénotropie ni la héliotropie ne permettaient de régénérer le sang et Alicia en avait perdu une quantité non négligeable. De par la nature de sa blessure, le soin avait impliqué de lui en retirer dans les poumons. Suite à l'asphyxie, elle était encore inconsciente et voir son visage, d'ordinaire enjoué, si pâle lui meurtrissait le cœur.

S'il avait su son état, il serait accouru aussitôt qu'il avait reçu le message. Considérant qu'il aurait été informé en cas de décès de sa sœur, Elias avait opté pour s'organiser et mettre en place une procédure de rapatriement de sa famille. Ne pouvant se permettre de s'absenter du jour au lendemain indéfiniment, le magistrat avait fait des pieds et des mains pour obtenir un congé, afin de pouvoir agir librement. Cela avait impliqué également de transférer ses dossiers ne pouvant être mis en attente à ses collègues, et donc aller de bon matin les solliciter en échange d'une promesse de retour.

Il devait maintenant entrer en relation avec des dirigeants de l'Inexistante, pour obtenir le droit de ramener Tatian à Tarrinë. Là, sa femme et lui pourraient s'en occuper tout en bénéficiant d'une protection de la ville. En vérité, il savait que cela ne suffirait pas, il s'était renseigné auprès de la Ragguî et avait bien compris que, tant que les consulats vampires et vallynayas feraient pression en ce sens, l'oligarchie ne consentirait jamais à accepter les métis. Essayer de raisonner le consul vampire – une sorma hédoniste et inconséquente – était illusoire de la part d'un Vallynaya, fut-il un magistrat ragguien. Elias envisageait donc d'obtenir un entretien avec le consul de la Vallynä.

Une soigneuse entra dans la chambre pour mettre fin à la transfusion. L'Inexistante était parvenue à embaucher une elfe – Vallynaya – dans son hôpital privé pour les créatures de l'autre monde, qui avait exigé de revêtir le titre de guérisseuse et de soigneur pour ses subalternes. Ces derniers étaient pour la majorité humains de ce monde-ci et effectuaient les soins ne nécessitant pas d'intervention plus grave ou magique.

La guérisseuse entra à son tour pour vérifier l'état de sa patiente. Grande au corps androgyne, elle affichait en permanence une moue inquisitrice et sa façon de considérer Alicia fit dire à Elias qu'elle avait quitté sa nation d'origine par détachement.

– L'esprit est sauf, lâcha-t-elle laconiquement en l'examinant.

– Devrait-elle se réveiller bientôt ?

– Peut-être. Son esprit est confus et son corps fragilisé par la blessure.

Elle se pencha sur la cicatrice et ajouta d'un ton réprobateur.

– De vous à moi, ils ont trop tardé à me l'amener. Cela aurait été, si celui qui referma la plaie n'avait pas négligé l'aspiration de sang dans les bronches.

– En savez-vous plus sur les événements de la nuit ?

– Ce n'est pas mon rôle. Voyez ça avec le responsable.

Si Alicia ne s'éveillait pas malgré les soins, la transfusion eut le mérite de lui redonner des couleurs aux joues. Elias serra les poings et se força à rester dans l'action, pour ne pas se laisser submerger par les émotions.

– Comment va Tatian, son fils ?

– J'ai plongé l'enfant dans un sommeil forcé. Il était seulement perturbé et avait besoin de repos. Il est à la nurserie.

Elias la remercia avant qu'elle reparte, il se servit d'une pomme parmi les aliments proposés après la transfusion et prit la direction des bureaux, en quête de réponses.

Des nuées d'insectes crissaient dans ses oreilles. Devant ses yeux entrouverts clignotaient des points lumineux et son corps lui faisait l'effet de flotter dans un nuage de coton. Ses paupières papillonnèrent et elle inspira profondément par les narines. Une vague odeur de sang planait dans l'air, elle avait appris à la reconnaître en vivant avec un vampire et la trouver paradoxalement rassurante. Elle tenta d'abord de distiller la voix de son amour et ses enfants dans la maison et fronça les sourcils en ne reconnaissant aucun son.

Alicia força ses paupières à se rouvrir, malgré la luminosité qui lui blessait les pupilles, et détailla le plafond la surplombant. Ce n'était pas celui de sa chambre.

Nouveau papillonnement hébété.

La mémoire lui revint goutte-à-goutte, lui glaçant les veines. Cela lui prit un certain temps avant d'en venir à la raison de sa présence dans ce lit. Était-ce la fin ?

Inspiration profonde.

Non, c'était loin d'être la fin. Alicia était vivante.

Elle jaugea son énergie et conclut que se lever de suite serait susceptible de lui provoquer une chute de tension. De son esprit elle tâta les environs pour se repérer, des chatouillis émerveillés la rassurèrent sur la santé de son benjamin. L'elfe propagea quelques ondes d'amour au garçonnet, avant de reprendre son investigation. Elle reconnut finalement la clinique de l'Inexistante. Son esprit frôla celui de la doctoresse, s'éleva dans les étages, chez les Junsîliens au travail, pour sentir une conscience familière.

Elias établit le contact avec empressement et exprima toute sa joie à la savoir éveillée. Il s'apprêtait à repartir pour un aller-retour intermonde et se ravisa aussitôt.

La porte s'ouvrit pour laisser passer deux paires de pieds légers. La première appartenait à une personne peu lourde, la seconde à un marcheur furtif. Le premier individu s'arrêta contre le lit et le froissement de ses habits, qui devaient contenir du cuir, indiqua qu'il se penchait en avant.

Alicia contraignit ses paupières à se relever et son regard gris croisa le violet des iris d'une femme, au-dessus d'elle.

– Elle est réveillée, commenta-t-elle, à l'intention de son comparse. M'entendez-vous ? ajouta-t-elle, cette fois pour Alicia.

« Oui, je vous entends », pensa-t-elle, avant de réaliser qu'elle n'avait même pas ouvert les lèvres. Elle ferma les yeux de fatigue et canalisa son énergie pour hocher la tête.

– Encore trop fatiguée pour se mouvoir. Puis-je vous offrir une potion d'énergie ?

Une telle offre était surprenante, voire inattendue de la part d'une guérisseuse de la Doctoresse Mareenë. L'immigrée elfique pratiquait sa médecine suivant les préceptes d'Ellarand, prônant le recours aux forces naturelles. De fait, ils réprouvaient l'usage de potions ou de médicaments accélérant le processus de récupération corporelle post-traumatique.

Alicia releva les paupières pour étudier l'apparence de cette femme. Dans la trentaine, cheveux châtains et visage rond, des habits de matières simples aux poignets de cuir. Sa morphologie était typiquement humaine et l'aura la baignant la présentait magicienne. Une épaisse cape lui entourait le cou par une attaque d'étain en forme de main.

– Qui êtes-vous ? parvint-elle à prononcer.

– Une sympathisante qui peut vous aider à retourner en Ragguî et vous y protéger.

– Pourquoi ?

Bien que confiante par nature, la vie avait appris à l'exilée à se montrer méfiante envers certains actes d'altruisme, d'apparence immotivée, d'inconnus.

– Nous sommes au service d'une personne qui s'intéresse à votre couple et vous propose son assistance.

– Qu'est-ce qui l'intéresse en nous ? questionna encore Alicia.

La magicienne ne se laissa pas perturber par l'interrogatoire.

– Lui seul est en mesure de vous répondre. Acceptez-vous ?

– J'ai du mal à croire qu'il n'attende rien en retour.

– Je comprends, vous ne le connaissez pas. Je crois qu'il souhaite simplement voir votre couple uni et entouré de vos enfants. Le connaissant, je peux vous garantir qu'il ne demandera rien en échange de son aide, si vos habitudes correspondent à vos attentes.

Cette réponse demeurait énigmatique pour la malade qu'elle était. Elle devait prendre une décision en considération de ces seuls éléments et, en soi, c'était déjà un confort comparé à d'autres de plus grandes ampleurs qu'elle avait dû arrêter par le passé. Qu'avait à perdre sa famille, qu'avait-elle à gagner ?

Le visage de ses enfants vint se graver sur la peau fine de ses paupières, trois d'entres eux étaient en périls et la non-guerrière Alicia ne pouvait en rien les aider. Quand bien même survivraient-ils et tenteraient-ils de revenir, quelles conséquences aurait leur traversée illégale ? Certes, l'Inexistante pourrait se montrer compréhensible face à des mineurs, voire être attendrie par leur situation sans précédent. Mais ensuite ? Les territoires vampires n'en resteraient pas là. Soit ils franchiraient illégalement les portails pour mener leur revanche personnelle, soit ils feraient appel à la constitution de la Ragguî pour intervenir.

Ça y est, Alicia percevait la source de l'injustice, la réponse pour y remédier au plus tôt était audacieuse et risquée. Néanmoins, elle était nécessaire.

Elle rouvrit les yeux pour revenir à la magicienne qui tenait un conciliabule presque silencieux avec son camarade, un elfe typé nocturne demeuré en retrait.

– Je veux que vous répondiez à une question, sans mensonge.

Venant de la bouche d'une elfe, cela impliquait l'accès à la partie de l'esprit gérant la pensée immédiate. Aire des réflexions menées au moment, que peu d'êtres parvenaient à travestir ; alors offrir une pensée fausse, dans la zone réservée aux mots destinés à êtres prononcés, se révélait proche de l'impossible pour des non elfes.

Son interlocutrice en comprit le sens et libéra de sa protection mentale, cette aire si précieuse. Évidemment elle avait pris soin, en habituée de l'exercice, à en libérer les pensées persistantes qui y gravitaient sans cesse.

– Me laisserez-vous agir en toute liberté à Tarrinë et notamment si je me rend à la Maison aux Lilas ?

– Bien sûr, telle est la volonté de notre maître.

Pensées cohérentes avec la réponse donnée, légère surprise d'une telle question et sincérité. Quoiqu'en pense le maître, la subalterne en était persuadée.

– Cela me convient. Donnez moi cette potion et venez me retrouver cette nuit à la sortie de la ville.

Elle profita de son accès à l'esprit immédiat de la femme pour lui transmettre l'image précise du lieu de rendez-vous.

La potion était contenue dans un flacon de la taille de sa paume, elle était translucide avec une légère teinte rosée, son goût révéla un léger parfum métallique. Quant à ses effets, ils furent d'une vitesse stupéfiante ; quelques minutes après l'avoir ingurgitée, Alicia pouvait s'asseoir sans que la tête lui tourne. Était-ce le propre de ce type de potions d'agir à une telle vitesse ? Ou celle que lui avaient amené les deux étrangers était particulièrement puissante ?

Elle achevait de s'habiller des habits de la veille, privés du haut, qui devait être déchiré et gorgé de sang, de son sang – d'ailleurs qui avait donné du sien pour la requinquer ? – que son frère entra. Son étonnement fut bien vite remplacé par de la joie.

– Tu es réveillée ! Oh Alicia, je suis si rassuré de te voir en pleine forme.

Alicia lui rendit son étreinte avec force, sans que sa semi-nudité ne les gêne en rien, les elfes ne se préoccupaient guère de pudeur. Elias s'interrogea de la raison de son énergie subite et exprima une perplexité justifiée en apprenant l'engagement de sa sœur.

– Je crains qu'il ne s'agisse d'un piège.

– La sorcière est sincère, j'en prends le risque. J'ai pris une décision, Elias, j'aurais besoin de ton aide pour y parvenir.

– Mon aide t'a toujours été acquise.

(suite du chapitre dans la partie 2)

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