1 : Le protecteur de la ville 2
Ils redescendirent les deux étages, l'intendante leur jeta un coup d'œil, toujours sans rien dire. Dans le jardin, ils obliquèrent vers le nord, soit à leur gauche. Le haut portail permettait de ne pas être vus des Aspirants. La ville était beaucoup plus bruyante depuis leur arrivée. Des éclats de voix se répondaient un peu partout, jusque devant la maison. Certaines belliqueuses, d'autres modulaient ce qui ressemblait à des chants parodiques.
L'architecture montrait une asymétrie et les pierres du mur sur ce versant ne présentaient pas la même régularité de taille. En raison de cette modification, le jardin des Wyrvn s'étendait davantage sur le nord, et s'ornait de bancs et de plantes à fleurs. L'énorme statue aperçue à l'allée s'érigeait sur un piédestal planté de ce côté du jardin et dépassait la clôture. Faite d'un grillage chargé d'un épais lierre, elle s'arrêtait à l'extrémité nord par le mur d'un autre bâtiment. Une annexe se trouvait sur le coin nord-est, sa grille donnait sur une volée de marche.
Querralène sortit une clef d'une poche.
Un appel éclata derrière eux avant qu'elle ne l'insère dans la serrure.
– Arrêtez-vous !
Ils n'eurent que le temps de se mettre en garde qu'arriva devant eux, en deux bonds, un vampire blond, proche de la quarantaine. Il exprima un mouvement de recul en contemplant l'étrange groupe, s'arrêtant surtout sur le mélange insolite des oreilles longues des métis et se détendit subtilement en reconnaissant la vampiresse.
Tathlyn rejoignit son père :
– Ce sont les enfants d'Elliot !
– C'est ce qu'il semble.
– Vous vouliez partir ? se désola Tathlyn.
– Querralène, depuis quand as-tu la clef du souterrain ? demanda Denlew Wyrvn.
– Tathlyn l'avait oublié chez moi, répondit innocemment la jeune vampiresse.
– Je te remercie de l'avoir ramenée, dit-il en lui tendant la main.
Querralène la lui rendit. Il fit les gros yeux à son fils qui parut penaud.
– Ton étourderie creuserait une crevasse, gronda-t-il. Cette clef est confisquée jusqu'à ce que tu fasses preuve de plus de jugeote.
Bien que visiblement dépité, le vampire ne protesta pas.
– Le souterrain va être obstrué. Avec les remous, traverser la ville sera périlleux pour vous, comme vous n'êtes étrangers à nos affaires, je vous confirme l'offre d'hospitalité de mon fils durant quelque temps. En revanche, je désire en savoir un peu plus sur vous. Venez vous installer au salon.
Prenant pour acquis leur accord, il s'adressa à Querralène.
– Tes parents savent-ils que tu es là ?
– J'imagine qu'ils le sauront, puisque j'ai quitté Syrian en le lui disant.
– Parfait, je préfère que tu restes ici aussi, tant que les troubles ne seront pas apaisés.
Elle afficha une expression ravie à cette décision et enlaça Luna.
Si la nouvelle dérangea Orchio, qui n'aimait pas prolonger ce qu'il voyait comme une mission de gardiennage, Arthur Manaa appréciait d'éviter de traverser une ville de vampires agités avec toute la fatigue accumulée.
Luna et Rodyle, quant à eux, commençaient à trop manquer de sommeil pour émettre un avis constructif. Si le garçon ronchonnait en trainant les pieds, l'adolescente considéra que c'était un mal pour un bien. Tathlyn les avait bel et bien aidés en les amenant ici, alors elle lui laissait le bénéfice du doute.
Installé au premier étage, le salon des Wyrvn s'équipait d'un mobilier relativement moderne, ce auquel le seul raggien du groupe fut sensible. Un grand canapé en coin, en bois recouvert d'un drap tissé de formes géométriques aux couleurs vives, occupait un angle. Deux autres murs portaient des étagères à moitié remplies de livres. Le reste portait de figurines, vases et photophores en verres, vivement colorés. Une table basse posée sur un tapis, devant le canapé, supportait des plateaux de jeux.
L'espace le plus ancien comptait la cheminée éteinte, dont le linteau portait un blason en forme de serpent à deux pattes, tordu en W. Une tapisserie au-dessus présentait une scène sans doute romancée d'un vampire repoussant des monstres et chimères à l'aide du même amphisbène géant.
Querralène se vit interdire l'entrée. Elle tenta d'amadouer le maître de maison en arguant qu'elle savait tenir les secrets, en vain.
Denlew attendit qu'ils fussent tous assis pour les questionner.
– Mon fils vous dit enfants d'Elliot, sachez que je l'ai fréquenté dans ma jeunesse et conserve de l'estime pour lui. Raison pour laquelle je vous accueille aujourd'hui, toutefois, même si le garçon que je vois partage une forte ressemblance à mon compagnon d'enfance, j'aimerais des confirmations.
– Nous sommes à moitié vampire, à moitié, elfe, ça se voit, non ? répliqua un peu sèchement Luna prise de lassitude.
– Pour ce que j'en sais, un original peut très bien avoir fondé une famille avec une elfe nocturne en Ragguî, répliqua le vampire. Je serais même étonné que vous soyez les premiers de votre genre en Arranë. Parlez-moi plutôt de votre père, sa façon de s'exprimer, d'exprimer sa colère.
– Papa ne se met pas souvent en colère, répondit Rodyle d'une voix endormie.
– Il est plutôt colère froide, précisa Luna. Il est sarcastique, un peu cynique sur les bords, sait imposer ses avis sans hausser le ton, aime contrôler les événements.
Elle soupira de fatigue. Réfléchir aux mots pour décrire son père l'agaçait. Elle sentait Rodyle s'appuyer lourdement contre son bras. Elle regarda rapidement lorsqu'elle sentit Manaa s'agiter. L'humain retirait son gilet pour en recouvrir le garçon.
– Il a une façon de regarder les gens, poursuivit l'adolescente. Qui perturbe, enfin, quand il les fixe intensément, c'est très hypnotique.
– Ça me suffira, l'arrêta Denlew. Racontez-moi, maintenant, ce que vous faites ici.
Alors, Luna retraça l'attaque nocturne, l'enlèvement et la poursuite. L'intrusion dans les Territoires, la rencontre avec Tathlyn et ses amis et la libération.
Quand elle eut fini, elle releva la tête et croisa le regard bouillant de colère du vampire. Elle frissonna de peur d'en être la cause.
– Qui sont les vampires qui ont perpétré cet acte ?
– Mince, nous avons oublié de leur demander leurs patronymes, railla Orchio.
– Qu'en avez-vous fait ? insista Denlew.
– Que voulez-vous qu'on en fasse ? reprit le lycan. Nous sommes des intrus, le genre de personnes que votre famille doit arrêter, d'ailleurs. On les a assommés, ou pire dans l'action, et on s'est enfui.
Le vampire frappa violemment la table, faisant sursauter son fils à ses côtés. Heureusement, qu'il n'avait utilisé que ses muscles… le coup se contenta de briser un plateau.
– Oui, c'est à ma famille de veiller aux intrusions dans Coldauteuil, tout comme elle doit être informée d'une telle séquestration sur mon territoire ! Par le sang pourri des lâches, il faut en plus qu'ils aient commis une infraction à l'alliance ragguienne, et le summum est que les coupables sont des représentants de l'ordre ! L'incompétence du Maître se révèle encore et j'ai honte qu'elle se soit déroulée sous mon nez !
Il se releva d'un coup en désignant Orchio.
– Vous, le lycan, vous allez m'accompagner, je veux mettre la main sur ces couards.
Orchio allait protester.
– Je vous ai dit que vous ne pourrez pas sortir de la ville, pas avec les deux métis et l'humain, vous croyez que je ne l'ai pas senti sous le savon ? M'aider à les arrêter une bonne fois pour toutes vous garantira un risque moindre qu'ils viennent récupérer les enfants jusqu'ici.
Il se tourna vers son fils :
– Tathlyn, tu restes avec eux, sois vigilant et cache-les si jamais quelqu'un ose s'introduire dans la maison. Et assure-toi qu'ils dorment.
Luna poussa du coude le lycan.
– Allez-y, je vous promets de ne dormir que d'un œil.
Orchio grogna.
– Dors profondément, plutôt. L'humain…
– Oui, le toutou ?
Nouveau grognement.
– C'est lequel ton prénom ?
– Arthur.
– Très bien, Arthur, je te les confie.
Il quitta la pièce en bougonnant sur cette mission casse-pied qui le mêlait aux affaires vampiriques, impliquant des remontrances potentielles de sa hiérarchie.
Luna rejoignit rapidement son frère dans le sommeil, pelotonnés dans le même lit, un bras sur le garçon par crainte qu'il disparaisse de nouveau.
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