Les hérétiques, énergie renouvelable
- Chers téléspectateurs, soyez les bienvenus pour une nouvelle émission de « Des technologies et des entreprises », aujourd’hui consacrée aux énergies renouvelables. Comme vous le savez, ce thème est à la mode, pas seulement pour les discussions lors de soirées mondaines dans les châteaux-forts, mais dans notre société toute entière. L’énergie est rare, et l’exploitation à échelle industrielle d’une énergie nouvelle, qui plus est renouvelable, ne peut être qu’un grand pas en avant. Le progrès, c’est bien, renouvelable, c’est mieux. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui deux invités, représentants de firmes à la pointe de ces nouvelles technologies, spécialisées dans l’exploitation thermique d’une énergie en plein développement : l’hérétique. Monsieur Simon, directeur général de la société Monfort & Sons Limited, et Monsieur Dominique, directeur de la communication de la société Dominican Inquisition S.A. Messieurs, bonsoir. Avant de présenter l’activité de vos sociétés respectives, pourriez-vous rappeler pour nos téléspectateurs l’historique de cette technologie. Monsieur Dominique ?
-Avec plaisir. En fait, même si le thème, comme vous l’avez dit, est à la mode, il n’est pas du tout nouveau. Nous avons porté sur un plan industriel ce qui existait déjà d’une manière artisanale ici et là. Les découvreurs, les pionniers, sont des Allemands. Ah, l’ingéniosité germanique pour la technologie ! Dès le début du onzième siècle, dans la vallée rhénane, les évêques découvrirent une nouvelle source d’énergie, les hérétiques.
-Source d'énergie déjà connue en Orient, pourtant, me semble-t-il ?
-Mais oubliée chez nous, malheureusement. Je parlais des évêques allemands. Ils tâtonnèrent un peu, expérimentèrent, mais rapidement la combustion publique fut adoptée, avec un succès populaire qui ne s’est pas démenti jusqu’à nos jours. Il faut voir la foule se presser autour des bûchers pour profiter de la chaleur dégagée ! Après l’Allemagne, ce fut au tour des Italiens de s’intéresser à cette technologie, puis les français prirent le relais et nous devons reconnaître, sans aucun chauvinisme, je suis moi-même d’ailleurs castillan, que la France est le premier pays à développer cette activité de manière vraiment industrielle.
-Justement, avant de parler des procédés industriels mis en jeu, pourriez-vous maintenant présenter vos sociétés ? Vous êtes sur le même créneau, mais en fait, vous travaillez ensemble. Monsieur Simon ?
-Tout à fait, nos deux sociétés sont complémentaires, car l’exploitation de l’hérétique présente deux aspects distincts : la recherche, la prospection, d’un côté, et l’exploitation de l’autre. Pour la recherche, Dominican Inquisition S.A. est LA grande spécialiste. Avec des techniques de plus en plus perfectionnées, des méthodes de détection de pointe, ils réussissent à trouver des hérétiques aujourd’hui là où les premières recherches n’avaient rien donné. Je fais simple, mais Monsieur Dominique pourra entrer plus dans les détails. Ensuite, une fois les hérétiques découverts, Monfort & Sons intervient pour l’exploitation thermique proprement dite.
-La méthode ?
-En fait, relativement simple, une pile de fagots, de bûches et un poteau, deux ou trois cordelettes, un peu d'huile si nécessaire et une allumette. Pour un ou deux hérétiques, cela semble simple, mais Monfort & Sons intervient surtout lors des grosses opérations, qui demandent une logistique assez lourde, avec le personnel qualifié adéquat.
-Je reviens vers vous, Monsieur Dominique, pourriez-vous nous préciser vos méthodes d’exploration ?
-La méthode, originale, que nous avons mise au point nécessite plusieurs passages sur une même zone. Au cours de la première visite, nous repérons les hérétiques visibles, qui ne se cachent pas. Des naïfs convaincus de la justesse de leur cause, nous en trouverons toujours quelque-uns. La récolte a été bonne, de Béziers à Toulouse, en passant par Carcassonne. Ce fut à ces occasions que la société Montfort a démontré ses capacités opérationnelles et son professionnalisme.
-Il y eut quelques problèmes à Béziers, je crois, Monsieur Simon ?
-Oui, oh, n’exagérons pas, un point de détail de l'histoire, certains dérapages, excès de zèle plutôt. Les processus, les modes opératoires, les procédures n’étaient pas encore totalement au point. Ce fut un gros travail, mes collaborateurs, les barons français et leurs hommes, y ont vraiment mis du cœur, bien que le résultat fut mince au regard de l’énergie déployée. Mais avec cette expérience de terrain, nous avons pu mettre au point le modus operandi définitif.
-Résultat mince ? Qu’entendez-vous par là ?
-Nous avons dû massacrer la population entière de la ville, sans distinction d'âge ni de sexe, pour en fait deux douzaines d’hérétiques.
-Mais sans conséquences fâcheuses pour vous ?
-Non, monsieur Arnaud Amaury, de la société Papal Legacy Controlling, a validé la méthode employée.
-Ah oui ! Son fameux « tuez-les tous, dieu reconnaîtra les siens »
-Exactement. Ah, Arnaud, quel poète, il peut résumer en quelques mots bien choisi toute notre philosophie d'entreprise. Sur le plan légal, donc, aucun problème, et l’affaire permit, je parle en tant que patron, de repérer les employés les plus motivés et les plus enthousiastes. Ceux qui n'ont pas eu peur de salir leur épée. Et puis, une fois que la nouvelle se fut propagée, notre travail dans les autres villes d’Occitanie fut beaucoup plus facile.
-Je comprends. Je reviens vers vous Monsieur Dominique, donc un premier passage avec la rafle des hérétiques visibles ?
-Oui, puis, l’astuce est de s’absenter quelques mois en laissant bien entendu des informateurs dignes de foi sur la place. Les lèche-bottes de bonne volonté, on en trouve à la pelle après quelques bûchers allumés. Pendant notre absence, les amis, les familiers des hérétiques, qui essaient de récupérer des cendres, des objets personnels, par exemple, se font remarquer par nos agents et dès que la liste est assez longue, nous revenons pour une deuxième rafle.
-Mais pour la suite ?
-Là interviennent les méthodes de recherches plus perfectionnées, que nous mettons en œuvre avec la collaboration de la société Montfort.
-Je pensais que la société Montfort n’intervenait que pour l’exploitation, Monsieur Simon ?
-Nous avons un service qui s’occupe des interrogatoires aussi. La société Dominican Inquisition est une société de services intellectuels, pour le coté pratique, nous sommes là.
-Pour ? des exemples ?
-Prenons le cas simple : une personne suspectée d’hérésie par nos confrères de la Dominican inquisition refuse de le reconnaître, avec toute sorte d’arguments ridicules, voire puérils, alors nos équipes de torture doivent convaincre ladite personne de devenir raisonnable. Cela peut être aussi quelqu'un dont nous savons qu’il connaît des hérétiques, mais refuse de les dénoncer. Toujours avec la même mauvaise foi, sous prétexte que l'hérétique est un fils, un amoureux ou une mère. Ah, ah, ridicule. A nous de leur expliquer qu'ils doivent dire la vérité. Toute la vérité.
-Avec de bons résultats ?
-Excellents. Nous avons l’expérience pour connaître les zones les plus sensibles, qui résistent le moins à la douleur. Souvent, il ne faut pas aller très loin, deux ou trois serrages de tenailles sur l’intérieur des cuisses ou d'allonger de quelques centimètres la colonne vertébrale, et notre client avoue tout, tout. Même ce que nous ne lui demandons pas.
-Et après ?
-Après, le personnel de la Dominican inquisition enregistre la déclaration et continue la recherche. Un hérétique torturé donne en moyenne 3,41 noms d’autres hérétiques.
-Ne peut-il pas y avoir des innocents qui se feraient injustement accusés ?
-Non. D’abord aux yeux de Dominican Inquisition, personne n’est tout à fait innocent. Et puis, même, même si le cas, exceptionnellement se produisait, je renvoie à la déclaration de Béziers. Nous appelons ceci le droit à l'erreur. Ce qui est humain, vous en conviendrez. Humain, trop humain.
-Oui, bien sûr. Mais dans quelles conditions pouvons nous parler de processus industriels ?
-Simple. Prenons la définition : un processus industriel est l'ensemble des opérations nécessaires pour transformer les matières premières, comme par exemple la forme, la taille, l’esthétique, la composition chimique. Je fais court, pour nos auditeurs. Maintenant un exemple, prenons l'interrogatoire d'un cathare occitan. Après la séance, il y a eu transformation de l'esthétique, c'est visible à l’œil nu. Suivant les méthodes employées, il peut y avoir changement de forme, comme des jambes broyées, ou de taille, si nous l'avons étiré sur la banc. Quant à la composition chimique, avec la combustion sur le bûcher, elle est bien entendu modifiée.
-Il existe des normes, je crois ?
-Oui, les normes ISO, Inquisition System Organization. Les trois principales sont l'ISO 1184, l'ISO 1215 et l'ISO 1252. La 1184, dite Ad Abolendam, est en fait une première synthèse intellectuelle. La 1215, appelée aussi norme Latran, est celle qui organise notre activité sur des bases scientifiques reconnues et acceptées dans tous les pays ou presque. La 1252, dite Ad Extirpanda, légalise l'usage de la torture et la confiscation des biens des hérétiques.
-Il s'agit donc d'une affaire rentable ?
-Que voulez-vous, nous sommes des entreprises, il faut bien vivre.
-Mais plus l'hérétique potentiel est riche, plus...
-Il est clair qu'un clochard n'est pas très intéressant.
-Vous parlez d’énergie renouvelable, comment devons-nous le comprendre ? Le stock d’hérétique est-il donc inépuisable ? Monsieur Dominique ?
-Au derniers congrès international de notre spécialité, un scientifique du think tank « Church and right way » a très bien expliqué que nous devrons, tous ensemble, nous adapter. Quand il n’y aura plus de Cathares, nous aurons autres choses à brûler, ne vous inquiétez pas. Le trait de génie est d’adapter les règlements pour permettre de classer de nouveaux secteurs de la population comme hérétique, en suivant évidemment l’évolution sociétale. Par exemple, une entreprise plus ou moins concurrente, la Franciscan Brethen and Co a lancé, avec succès, de nouvelles modes, comme l’idéal de pauvreté. Un observateur attentif ne peut que comprendre qu’une partie de la clientèle de cette firme va mal interpréter le message, je ne critique pas le plan marketing de nos concurrents, croyez-moi, mais disons que la campagne publicitaire laisse trop de marge de manœuvre aux consommateurs, et là, nous pourrons assez vite définir de nouvelles catégories d’hérétiques. Donc, pour nous, le futur de nos entreprises est assuré pour plusieurs générations. Qu’en penses-tu Simon ?
-Entièrement d’accord avec toi, Dominique. Nous nous adapterons. Si une ressource naturelle s’épuise, il faut en trouver une nouvelle. Et il existe des ressources inexploitées. Les Juifs, les lépreux, ou les sorcières, par exemple. Pour l’instant, presque aucune n’est brûlée, sauf vraiment une pas futée de temps en temps qui se met au travers de nos chemins, mais là, la ressource est énorme. La moitié de la population est en fait constituée de sorcières potentielles. Un gisement de rêve, qui sera exploité en temps voulu. Et en plus, là, plus de problème d’interprétation des Écritures. Toute femme est une sorcière, tout le monde le sait.
-Et en plus, interroger, comme nous le disons, nous n’aimons pas trop le mot torturer, qui est péjoratif et nuit à notre image de marque, une jolie sorcière potentielle, qui permet des préliminaires... Je veux dire des interrogatoires permettant de récompenser le zèle de nos employés, est plus excitant qu’un vieux cathare occitan et buté qui sent le bouc.
-Je voudrais préciser que si l'on parle beaucoup de nous, nous représentons en fait tout un secteur économique : bûcherons, fabricants d’instruments de tortures, propriétaires forestiers... Juste un exemple, les fabricants d'instruments d'interrogatoire. Nous sommes là dans la haute technologie. Un banc de torture complet, qui permet de faire travailler les jambes, le dos, les épaules, etc, adaptable à la taille et à la constitution physique de chaque suspect, est un bijou de technique, et coûte très cher. Près de 100 écus pour le Body Builder 2000... Il faut les rentabiliser.
-Et concernant votre nouveau slogan ? L’énergie verte ?
-Oui, disons qu'il s'agit surtout d'un concept marketing. L’écologie, c'est bien joli, mais , pour nous entrepreneurs, c'est surtout de la pub. Nous leur passons un vêtement vert avant de les monter sur le bûcher, c'est joli, léger, printanier… Quand vous brûlez un hérétique en hiver habillé de ce vert tendre, il se dégage un je ne sais quoi de poétique de la scène, presque un chant de rossignol. Le public apprécie, sans trop savoir pourquoi, le génie du marketing est de faire appel aux instincts les plus basiques, même, et surtout, inconscients et puis, c'est dans l'air du temps. Il faut savoir se positionner dans le sens du vent.
-C'est le principe de la girouette.
-As long as it pays... Il vaut mieux être riche girouette que cathare sur le bûcher, comme dit le dicton populaire.
-Pour gérer le nombre important de suspects et d'hérétiques, avez-vous mis au point des techniques spéciales de gestion ?
-Justement, je voulais vous en parler. Pour faciliter la gestion des suspects, nous avons mis au point un système d'identification avec des codes à barres. Vous savez. Cette codification à base de barres plus ou moins épaisses.
-Impressionnant. Et comment les appliquez-vous ?
-Au fer rougi au feu, un sur l'avant-bras et un sur la joue gauche, comme ceci le marquage est indélébile.
-Mais pour la lecture ?
-Nous avons des employés spécialement formés, des Mongols.
-Des Mongols ?
-Oui, ils sont très bons pour ce job, les Gengis Khanners, ils s'appellent, que nous abrégeons souvent en skhanners.
-Investissez-vous dans la recherche, je veux dire, pour améliorer les technologies employées ?
-Nous avons un gros budget R&D. Actuellement, nous travaillons sur la combustion elle-même. Aujourd'hui, l'hérétique meurt souvent par intoxication, à cause de la fumée, et non des flammes, alors que le but du jeu est la rédemption, l’expiation du péché d'hérésie dans la souffrance. Et quelle plus belle souffrance qu’un corps dévoré par les flammes ? C'est le côtété faible de la méthode jusqu'à présent. De nouvelles techniques sont en cours d'expérimentation, avec moins de fumée, une flambée progressive...mais elles sont coûteuses et surtout moins spectaculaires. La combustion doit rester à la base un spectacle public.
-Mais ces spectacles sont toujours gratuits. Ne serait-ce pas là votre point faible ?
-C'est une piste de réflexion. Après tout, et c'est le Castillan qui vous parle, si les gens sont assez cons pour payer pour aller voir une corrida, il devraient être prêt à le faire pour aller voir des hérétiques brûler. Mais vraiment brûler, pas juste cracher leur poumon comme des cancéreux en fin de vie.
-Une autre question, peut-être délicate. D'aucuns disent que derrière vos entreprises, il y en a une autre, pilotée pas le roi de France, une opération de conquête et de colonisation. M. Simon ?
-Il ne faut pas exagérer non plus, mais il faut juste voir la réalité en face. Je répondrai en trois points. D'abord, si les hérétiques brûlés ou en fuite laissent des propriétés derrière eux, ce serait idiot de ne pas s'en emparer. Deuxièmement les rois de France se construisent un pays, et on ne construit pas de pays avec des bouquets de fleurs. Un nouveau pays ou un nouveau régime se construisent sur du sang. C'est tellement évident que les « d'aucuns » évoqués doivent vraiment être de gros naïfs ou des simplets qui vivent avec Peter Pan et le petit lapin. Troisièmement, entre les sociétés d'exploitation des ressources énergétiques et les pouvoirs en place, il y a un phénomène d'osmose naturel. Un pouvoir, politique et militaire, aide une société, et celle-ci renvoie l'ascenseur, financièrement, de façon, disons, plus ou moins officielle. Plutôt moins que plus. Mais là encore, rien que du très normal. Prenons un exemple un peu utopique, certains de nos experts, revenant de Terre Sainte, nous ont parlé d'une huile de roche, une huile noire et nauséabonde sortant de terre, à haut pouvoir calorifique. Si un jour, j’imagine simplement, cette huile était exploitée de manière importante, et bien, les Arabes n'auraient pas fini d'en chier. A côté, les croisades ressembleraient à une tournée des petits chanteurs à la croix de bois. Je parle de pétrole, mais on peut imaginer un nouveau continent bourré d'or ou d'argent, avec des sauvages avec des plumes sur la tête, ça serait pareil. Après, il faut bien sûr toujours agir sous une couverture morale. Il est bon d'annoncer ou de rappeler une bonne nouvelle quelconque en façade, mais derrière, business as usual.
-Vous parlez de conquête et d'exploitation, mais les droits des peuples dans tout ça ? Je vous vois rire tous les deux...
-Vous êtes d'où Monsieur d'Escagasse ?
-De Marseille.
-Ah oui, vous êtes encore indépendants, là-bas. Pour l'instant. Comment vous expliquer ? Difficile, mais vous seriez Français ou Castillan, ce serait plus clair. En fait, la question ne se pose pas pour nous.
-Pour le dire de façon plus jolie : nous sommes le progrès, et on n’arrête pas le progrès.
-Ou nos sommes le droit, et force reste au droit.
-En fait, ces belles idées de droit des peuples et toutes ces bêtises ne s'appliquent dans la pratique qu'aux peuples dominants, au peuples de première classe... Pour les autres...
-Mais ils y croient!
-Oui, comme certains croient au Père-Noël. Les peuples de deuxième classe peuvent toujours rêver. C'est d'ailleurs le seul droit qu'ils ont.
- Et s'ils ne comprennent pas, ou pas assez vite, tant pis pour eux.
- Mais vous verrez, Monsieur Escagasse, un jour, vous serez avec nous. Un port sur la Méditerranée est toujours intéressant pour le roi de France. Le jour où il sera assez puissant pour mettre la main dessus.
- Messieurs, je vous remercie. Chers téléspectateurs, la semaine prochaine, je recevrai la société Bones&Breakers, le célébré fabricant d'instruments scientifiques pour la torture. Bonne soirée.
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