Barbarie nautique
C’était le deuxième jour de mer. Dans la nuit, le Tribordeur avait doublé, tous feux éteints, Kourou, colonie de sinistre réputation, puis les îles du Salut. Au petit matin, il avait croisé l’embouchure du Sinnamary. Il progressait toujours vers le nord-ouest et l’estuaire du Maroni, sous un ciel limpide et un Soleil accablant. La jeune Ambroisine ne quittait pas le pont, tentant de se rafraîchir avec un éventail, tandis que sa fidèle dame de compagnie lui tenait toujours aussi stoïquement son ombrelle. Ses hommes de main prenaient également l’air, sans toutefois quitter leurs précieuses carabines à répétition. Près de la timonerie, Charlotte observait le fameux monsieur Tribois, qui lui avait fait si forte impression. Son teint mat, sa stature musclée et son air sûr de lui n’étaient pas pour lui déplaire. Le gaillard restait toutefois difficile d’accès.
Cependant, d’autres préoccupations requéraient l’attention de la jeune capitaine : la région était réputée pour sa pauvreté et l’inclination de ces habitants pour la rapine, activité dans laquelle ils manifestaient une certaine hardiesse. L’officière avait ainsi préféré poster une vigie, pour assurer une meilleure surveillance du littoral. Le haut mat, vestige d’une époque révolue où le vent dictait sa loi sur la navigation, offrait pour cela un excellent point de vue. L’homme de quart, un mastodonte créole, vint rapidement confirmer le mauvais pré-sentiment qu’elle ruminait depuis le lever du Soleil. En entendant le guetteur, elle courut sur le pont pour se retrouver à l’aplomb du nid-de-pie :
— Cabitène ! Sa Bato-la pézé bo d’annou ![1] cria le guetteur en pointant son doigt vers bâbord.
La jeune femme pointa ses jumelles dans la direction indiquée. Elle éprouva pas peu de difficulté à repérer une embarcation vétuste. La coque en bois peu engageante, environnée d’écume, laissait présager que les roues à aubes tournaient à plein régime, une voile rapiécée au bout d’un mât dénué de pavillon dissipait tout malentendu : il s’agissait de pirates. Ils devaient certainement utiliser du charbon de bois, moins énergétique que le précieux coke de la compagnie. La prudence commandait de ne pas s’y fier.
— Aux postes de combat ! hurla Charlotte.
Alors qu’elle se dirigeait vers sa passagère, la cloche retentissait et les marins s’activaient en tous sens pour rejoindre les deux petits canons, montés sur affût à crinoline, à la proue et la poupe. La présence des deux femmes à l’entrée de l’écoutille posait déjà quelques problèmes pour amener les munitions et les armes. En plus de les rendre visibles, cela leur conférait une vulnérabilité dont la louve de mer se serait bien passée.
— Rentrez dans la cale, les éléphants[2] ! leur commanda-t-elle.
— Oh je vous en prie ! Je vais être malade ! protesta Ambroisine, la mine renfrognée.
— Ça vaudra toujours mieux que de vous faire escoffier ! En plus, vous gênez !
Ce faisant, elle empoigna l’enfant gâtée par le col de sa robe pour la forcer à descendre en sécurité.
— Mais pour qui vous prenez-vous pour me toucher !
— C’est mon navire ! Alors toute future duchesse de Solmignihac qu’vous êtes, je reste la seule maîtresse à bord. Saquiez-vous d’là !
La jeune passagère obtempéra en maugréant, suivie par sa gouvernante bien plus empressée. Charlotte se dirigea ensuite vers la timonerie où un mousse lui présenta son ceinturon, qu’elle boucla presque mécaniquement. Elle prit à peine le temps de réajuster l’étui de son revolver et vérifia qu’il était complètement chargé. À l’aide du transmetteur d’ordre Chadburns, elle commanda la pleine puissance ; puis elle observa à nouveau l’assaillant. La jeune capitaine espérait semer ses poursuivants, grâce à sa puissante machinerie.
— Cap’taine, pièce une et deux prêtes à ouvrir le feu à vos ordres, rapporta Léonnidec.
— Ils sont encore trop loin. Attendez un peu.
Soudain, un bref éclat lumineux apparut à la proue du navire pirate. La détonation étouffée fut suivie d’un sifflement lugubre. Un grondement strident. Sur le pont, tout le monde rentra la tête en s’attendant au pire. Un geyser d’eau sale auréolé d’écume blanche apporta quelque soulagement.
— Tri mil c’hast ![3] C’est vraiment pas passé loin ! jura le maître d’équipage.
— Léonnidec, faîtes donner la pièce deux : ces artoupans vont voir de quel bois je m’chauffe ! ordonna Charlotte. Le Guerrec, paré à virer sur bâbord sur mon ordre.
— Sur bab… ? s’étonna l’homme. Paré, capitaine, se ressaisit-il rapidement, en voyant l’œillade que sa supérieure lui lançait.
En temps normal, Charlotte aurait viré sur tribord, vers l’assaillant, pour l’intimider. Mais avec sa précieuse passagère, elle savait devoir ne prendre aucun risque. Leur salut résidait dans la fuite… ou dans un coup heureux de l’artillerie de bord. Cette seconde solution paraissait cependant plus incertaine. Le petit canon tonna. Son projectile rata la frêle embarcation de bois.
— À bâbord toute ! hurla la capitaine.
— À bâbord toute ! répéta Le Guerrec en faisant tourner vigoureusement la barre.
— Rechargez pièce numéro deux ! commanda ensuite l’officière.
— Pièce deux, rechargez ! répéta Léonnidec d’une voix ferme.
À la poupe, un matelot enfourna un nouvel obus avant de refermer d’un geste sec la culasse du canon. Le canonnier, l’œil rivé à sa lunette de visée, manœuvra ensuite une manivelle pour faire pivoter la bouche à feu sur son affût. En arrière, un second aide manipulait un calculateur à engrenage pour connaître le pointage en site. D'une vois mal assurée, il transmis les résultats au tireur. Le regard fixé sur l’objectif, les trois artilleurs attendaient, déterminés, la prochaine bordée. Le plus gradé avait informé qu’ils étaient prêts et scrutait Léonnidec dans l’attente de l’ordre de tir.
Dans la timonerie aussi, la tension montait. La distance ne se creusait pas. Un second projectile mugit avant de manquer le Tribordeur. La fuite éperdue semblait compromise.
— La barre à zéro et feu ! commanda Charlotte.
Le bras de son maître d’équipage s’abattit. Une nouvelle détonation claqua et l’obus explosa près d'une des roues à aubes, projetant, en plus des paquets d'eau boueuses, des éclats de métal et de bois. La jeune femme exultait en constatant les dégâts dans ses jumelles. Mais le bandit ne semblait vouloir stopper... ou peut-être se sentait-il de tenter le tout pour le tout. Sans doute son gouvernail lui permettait-il de compenser les bris du propulseur touché.
— La barre à tribord sur dix degrés, commanda l'officière.
Un troisième coup de canon partit du navire pirate. Grâce à la manœuvre, le projectile rata une nouvelle fois sa cible ; mais il secoua la proue du Tribordeur. Charlotte rongeait son frein. Son sang battait dans ses tempes. Elle pouvait quitter la scène en louvoyant aléatoirement pour déjouer la visée des flibustiers. Une part d'elle n'acceptait cependant pas cette option. Elle préférait leur régler leur compte. Dans son esprit, prudence et impétuosité s'enroulait comme deux chiens hargneux. Une nouvelle déflagration, un nouveau sifflement et le bruit sourd d'un choc, le craquement du bois enfoncé, des cris strident venus de la cale. Charlotte sursauta, respiration coupé. Son cœur manqua un battement. Elle sortit à nouveau de la timonerie et commanda la préparation d’un nouveau tir des deux pièces
Les départs secouèrent le navire. Un premier geyser d’eau et d’écume marqua un échec. Il fut suivi d’une détonation. Dans ses jumelles, la capitaine vit la coque de l'esquif se couper en deux. La partie portant la chaudière coula rapidement à pic. L’avant mit plus de temps, comme si les brigands voulaient opposer une dernière résistance. Mais le poids du canon finit par l’entraîner par le fond. Il n’y eut bientôt plus que des débris épars et quelques survivants appelant à l’aide ou cherchant à s’agripper à une bouée de fortune. Ils feraient le bonheur des requins.
— Bien joué ! complimenta l’officière avec satisfaction. Lefèbvre, rapport avaries !
— Bravo les gars ! Allez, remettez-moi tout ça en ordre et fissa ! continua le maître d’équipage.
Sur le pont, les mousses s’activèrent pour ranger les caisses de munitions, tandis que les artilleurs nettoyaient les fûts des canons, graissaient les culasses, avant de les bâcher pour éviter que les embruns ne les corrodassent. Les autres hommes ramenaient les fusils à l’armurerie avant de rejoindre leur poste. Restée seule avec son timonier, Charlotte commanda la manœuvre pour un retour sur la route initiale avant d'écouter le compte-rendu du quartier-maître. Ses ordres secs et brefs tentaient de masquer l’émotion dont son cerveau bruissait encore et la tristesse qui tentait de percer sa carapace. Elle détestait devoir couler un bateau et préférait largement dissuader ses agresseurs par des manœuvres hardies. Elle n’avait donc pas commandé la mise à mort des flibustiers ni l’abandon des rescapés de gaîté de cœur. Mais son équipage n’en devait rien savoir. La solitude du commandement s’imposait cruellement à elle...
— Par les saintes inventions de Watt, capitaine, hulula Ambroisine, nous avons cru notre dernière heure arrivée ! Si monsieur Tribois...
— Si vous êtes encore là pour vous plaindre, c'est que vous d'vez pas avoir grand mal ! répliqua l'officière sans un regard. Et si vos gorilles n'y voient pas d'objection, le charpentier a besoin d'aide.
— Je vous demande pardon ?
— Que vos artificiers aillent aider à calfater si vous ne voulez pas finir ce voyage à la nage !
— Nous allons c... nous allons c..., blêmit l'aristocrate en reculant.
Cette petite victoire lui rendit le sourire. Comment cette pimbêche pouvait-elle s'imaginer le navire passer par le fond avec un unique trou sur le pont ?
— Savez qu'son Tribois, l'a mis l'pélos à la baille pendant l'combat ? intervint Léonidec.
— Donnez-y donc le boujaron[4] comme au reste eud l'équipage. Et pas d'excès ou j' fais couper vos fauberts[5] !
[1] Capitaine ! Ce bateau se rapproche de nous !
[2]Terme méprisant pour désigner les non-marins à bord.
[3] Trois mille putains !
[4] Dose de rhum donner à l'équipage après une manœuvre difficile.
[5] Balai confectionné avec des débris de cordage et de la toile de voile, par extension, les favoris.
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