Le messager
Le lendemain, Charlotte rentrait des bureaux de la Compagnie des Indes Occidentales. La jeune femme était maussade : le Tribordeur n’était pas destiné à lever l’ancre pour Cayenne de sitôt. Cette année encore, la fête communale se déroulerait probablement sans son équipage… Et si Saint-Laurent-du-Maroni était surnommée le petit Paris, les distractions que la ville offrait au voyageur étaient réduites à la portion congrue. Tout tournait autour de l’unique hôtel-pension où étaient logés les équipages en attente : alcool, jeux, prostitution… Une vie de débauche et de dépravation, enfermée dans une étuve à ciel ouvert. On s’était d’ailleurs rapidement aperçu que les hommes stationnés durablement à Saint-Laurent finissaient par ramollir et n’être plus bon à rien.
En entrant dans la bâtisse aux murs de briques soigneusement blanchis à la chaux et protégés par une forte avancée du toit, la jeune capitaine eut la surprise de retrouver Tribois, accoudé au bar. L’homme avait troqué sa tenue de chasseur de fauves pour un costume cintré en lin qui avait, un jour certainement, été blanc. Sur le zinc était posé son chapeau de paille qui affichait manifestement autant d’années de service au compteur. La présence de l’homme de main avait de quoi surprendre et le cœur de la jeune femme rata un battement. La future dame de Solmignihac envoyait-elle son émissaire pour quelque mauvaise nouvelle suite à sa croisière mouvementée ? Prudemment, Charlotte pénétra dans la gargote après avoir enlevé ses souliers. Malgré ses efforts, les lames du parquet craquaient sous ses pas et l’homme ne tarda pas à la remarquer :
— Enfin, te v’là, Marinette !
Il avait dit ça en se tournant vers elle. La jeune femme découvrit alors le fin ruban noir noué autour de son faux-col, en guise de cravate. Mince ! Il s’était fait beau. De son côté, elle sentait des papillons virevolter dans son ventre, mais elle ne voulait pas qu’il le sache.
— Tribois, qu’est-ce tu fous là ? Et c’est quoi ce costume ? T’es sorti pour tirer ton coup ? J’espère que tu m’as pas prise pour ta margoton ! continua-t-elle pour masquer sa peur.
— Y a pas de risque, t’es franchement pas mon genre de drollière. J’sont pas venu pour triger.
— Ouais, c’est bien ce qui me semblait aussi...
Cette remarque avait déstabilisé Charlotte. Mais elle aurait été incapable de dire qui du rejet ou de l’angoisse la mettait le plus mal à l’aise. Cependant, Tribois continua sans s’apercevoir de rien. Au contraire, il s’impatientait :
— Je pouvons finir ? Mad’moiselle Ambroisine, al veut te voir demain d'à la première heure.
— Biguenette !? Mais pourquoi ?
— Je savons pas, al m’a pas dit.
Pour mettre un terme à cet échange, le mercenaire ramassa son chapeau hors d’âge et commença à se lever. Charlotte, stressée à l’idée que la petite pourrie-gâtée voulût lui jouer un mauvais tour, tenta de le faire parler davantage :
— Me prends pas pour un oreillard ! T’as bien entendu kik chose : tu la quittes jamais d’une semelle !
— Non, je savons ren. Et même si je savais, je le dirais pas ici : trop d’monde.
— Tu décules déjà ? demanda Charlotte, désappointée de le voir s'éloigner.
— J’ont un boulot, Marinette. Et pis je devons rendre compte, lança-t-il en marchant vers la sortie. Tavernier, appelle le pousse pour moi.
L’ayant accompagné jusqu’au pas de la porte, Charlotte le regarda s’éloigner du bouge empli de fumée de tabac et de relents d’alcool, avec regrets. La lumière du dehors était presque aveuglante, comparée à la pénombre de la pièce. Sans l’avancée du toit, soutenue par des poutres de bois brut, la jeune femme aurait été obligée de se protéger les yeux avec sa main. Elle suivit le messager jusqu’à ce qu’il s’arrête pour prendre le pousse. C’était sa chance. Le cœur battant, elle décida de la tenter. Elle s’élança donc vers lui.
— Eh Tribois, tu vas pas dévaler comme ça.
— Je t’ont dit, je devons rendre compte à Mad’moiselle que je t’ont informée, répondit-t-il sans la regarder. Tu sais ben comment qu'al sont et j’ont adjà été absent trop longtemps d'à t’attendre.
— Excuse-moi d’avoir un boulot, moi aussi ! Et contrairement à toi, j’ai un équipage à occuper pour éviter qu’ils soient du vice.
— Bon ben alors, qu’est-ce tu fiches encore dans mes pattes ?
— Privilège du grade ! fanfaronna l’officière pour tenter de détendre l’atmosphère.
Une petite alarme résonna dans son esprit. C’était peut-être le moment de tenter un abordage en douceur. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour tenter d’atteindre l’oreille du géant et lui glissa :
— Nan, en vrai, j'chuis pas de quart ce soir…
— Perds pas ton temps avec moi, je t'ont adjà dit !
— Ouais ben toi n'tout, t’es pas mon genre, si ça peut te rassurer ! C’était juste pour deviser, pour une fois qu’il passait du monde intéressant en ville...
— Je sont pas intéressant. Allez, v’là le wagon : faut que je m'ensauve.
Effectivement, le chariot métallique arrivait, poussé par deux bagnards en loques. Le premier ne portait plus qu’une veste défraichie et à moitié déchirée. Le second avait les restes d’un pantalon crasseux, dont les lambeaux étaient retenus par une ficelle et pendaient le long de ses mollets de coq. Tribois monta sans même saluer Charlotte. Il n’était cependant pas tranquille et s’attendait à la voir s’agripper comme une moule à son rocher. Les femmes entreprenantes l’irritaient, celles qui se travestissaient le répugnaient. Il les préférait dociles et féminines, avec une voix douce et langoureuse, une peau d’albâtre et des mains soignées. À ses yeux, Charlotte n’était rien de cela ; au contraire, elle avait tout pour lui déplaire. Que pourrait-il dire de plus pour l’éconduire ? Ses paroles étaient aussi efficaces que l’eau sur les plumes d’un canard. Il soupira de soulagement lorsqu’il sentit le petit choc indiquant le départ de son taxi.
La jeune femme regarda l’étrange équipage s’éloigner, les forçats poussant péniblement le wagonnet à l’aide d’une grande perche. Le charbon pour les machines à vapeur était rare à Saint-Laurent ; on réservait donc ces engins pour les convois de l’administration pénitentiaire ou de la Compagnie. Lorsque le petit véhicule fut hors de vue, Charlotte se résolut à rentrer et décida de passer sa soirée en compagnie d’une bouteille de rhum. À défaut de réellement la réconforter, ce breuvage lui permettrait d’oublier cette déconvenue et l’angoisse de la convocation du lendemain. L’alcool lui semblait être la seule solution… pas la meilleure, sans doute même la pire… mais la seule à sa disposition.
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