Jeu de dupes
— Moi ? Aller diner chez c’bagouleux ? Non mais vous plaisantez ! protesta Charlotte.
Les trois voyageurs étaient logés dans le bungalow accueillant normalement le directeur de la Compagnie. Ambroisine avait entraîné l’officière dans la chambre à coucher, pour lui parler en tête-à-tête de la discussion qu’elle venait d’avoir avec le fringant ingénieur.
— Capitaine, ne dites pas de sottises ! C’est le directeur-adjoint, le bras droit de feu mon second fiancé. Et je veux que vous m’y accompagniez.
— Non mais vous n'voulez pas que j’vous donne la becquée, aussi ?
— Cessez vos sarcasmes ! La situation est déjà assez pénible comme ça !
— Je vous rappelle que vous ne l’aimiez pas, le duc !
— Et moi, que la question n’était pas là ! Il s’agit de ma réputation, tête de linotte, de ce que le général de la tour va me reprocher d’avoir brisé sa carrière… À part le couvent, je n’ai plus grand avenir devant moi.
— Et si vous l’épousiez, le piaffeux ? C’est pas un bon parti, o pas ?
— Cet homme ne m’inspire aucune confiance, confessa Ambroisine à voix basse. C’est pour cela que je souhaite votre présence à mes côtés.
— Non mais, z’êtes donnés l’mot avec Tribois ou quoi ?
— Qu’a-t-il encore fait pour s’attirer l’opprobre ?
— Il trouve que ce type a l’accent allemand. C’est suspect, à ses yeux.
— Je le comprends : au cas où vous l’ignoreriez, nos pays sont à couteaux tirés, depuis la conquête du Strahl. Et c’est vrai que notre hôte a un accent guttural ; il a même juré dans la langue de Goethe. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète.
— Alors quoi ?
— Je ne sais pas, une intuition. Il me fait le même effet que Kaa, du Livre de la jungle de Kipling : quelqu’un de prêt à tout. Il m’a dit que le duc de Solmignihac avait été piqué par un serpent venimeux, un grage, je crois. Bref ! Le pauvre n’avait aucune chance d’y survivre et il a été inhumé sur place, parce qu’avec cette chaleur humide, impossible de le ramener à Saint-Laurent sans qu’il n’y arrive dans un état de décomposition avancée.
— Et vous pensez qu’il vous raconte des sornettes ?
— Un serpent à sornettes ? Très drôle, capitaine.... Quoi qu'il en soit, il a ajouté qu’il avait envoyé un messager pour alerter les autorités de l’accident. Or, souvenez-vous : personne ne nous a parlé de cet émissaire, pas même à Assissi qui n’est pourtant qu’à une journée de pirogue d’ici, dans ce sens.
— J’ai vu comme vous les sauts, y a pas d’quoi fouetter un automate, ni provoquer un chavirement.
— Je me demande donc si l’estafette a réellement existé…
— Quel intérêt il aurait à maintenir le monde dans l’ignorance de la mort du duc ? Les gens d’Saint-Laurent vont bien finir par se douter de quelque chose à force de pas le voir revenir.
— Je ne vois qu’une explication : sa succession. Et je pense que nous en apprendrons davantage ce soir.
— Vous comptez donc le séduire pour le faire parler ?
— Je crois que ça ne sera pas nécessaire : c’est un moulin à paroles, il sèmera bien quelques indices.
— Bon d’accord, je vous accompagne. Mais pas question qu'euj mette ce déguisement ! C’est pas Carnaval, n’tout.
— Enfin, Capitaine, vos habits sont sales et usés ! Vous mettrez donc cette robe, qui est propre, pour être présentable et faire honneur à notre hôte. N’oubliez pas que vous êtes appelée à commander un transatlantique : habituez-vous donc à être en représentation dans la bonne société !
— Sales ?! Je les ai lavés l’aut’jour avant d’aller chez l’douanier ! Et franchement, j’ai pas une tronche à porter ce genre eud corselet.
— Et moi, vous m’imaginiez en pantalon au milieu de la jungle, la première fois que vous m’avez vue ?
Charlotte n’avait pas répondu. La jeune aristocrate avait raison sur toute la ligne et toutes deux le savaient. L’heure n’était pas à la mauvaise foi, mais à se serrer les coudes. Et cette robe qu’on lui prêtait était loin d’être vilaine, elle lui plaisait même plutôt bien. La blonde ne lui laissa toutefois pas le temps de réfléchir davantage :
— De plus, imaginez l’effet sur Monsieur Tribois ! ajouta-t-elle, avec une œillade complice.
— Parce que vous croyez j’ai besoin d’ça pour y plaire ?
— Il a peut-être besoin de voir que vous savez encore vous habilliez en femme.
— Qu’est-ce vous en savez ?
— C’est vrai, nos relations ne nous conduisent pas à aborder cet épineux sujet… mais vous avouerez que vous détonnez, au milieu de la gent féminine : votre vestiaire est, disons… peu commun.
— Z’avez donc toujours raison ! maugréa l’officière en saisissant vivement le vêtement brodé de dentelles.
— Pour les mondanités, oui, je me considère suffisamment experte, trancha Ambroisine avec autorité. Allez ! Enfilez cet habit qu’on l’adapte ensuite à votre morphologie.
Charlotte passa derrière le paravent. C’était un peu ridicule à bien y songer. Sa camarade et elle s’étaient baignées ensemble dans le fleuve, dans leur plus simple appareil. Ce débordement de pudeur était donc totalement incongru. Mais depuis combien de temps n’avait-elle pas revêtu une robe ou même une simple jupe ? Tâchant de se rappeler l’ordre des éléments, elle enfila d’abord le jupon, puis, après avoir essayé d’y échapper, le corset. Mais au moment de le refermer, elle n’y arriva pas. Sa comparse l’entendit râler et s’inquiéta. Lorsqu’elle comprit la raison, elle éclata de rire et lui demanda de sortir de sa cachette pour qu’elle le lui lace : ce vêtement, ne pouvait être ajusté seul. La petite brune se sentit alors un peu bête.
— Artez d’serrer, vous m’faites mal !
— Ne faites pas votre délicate, il faut souffrir pour être belle !
— Non mais là, vous m’étouffez à moitié, espèce eud brute.
— Maintenant, vous avez une petite idée de ce qu’on me fait endurer.
— J’m'en s’rais bien passé, ahana Charlotte.
— Si vous voyiez la silhouette que ça vous fait ! Monsieur Tribois ne pourra jamais résister !
Et en disant cela, Ambroisine ne pensait pas qu’à son garde du corps. La robe était un peu grande pour la frêle silhouette de l’officière. Elle la trouvait toutefois très séduisante dans cette tenue. Mais cette dernière la rappela bien vite à la réalité : t en disant cela, Ambroisine ne pensait pas qu’à son garde du corps. Elle aussi trouvait l’officière très séduisante. Mais cette dernière la rappela bien vite à la réalité :
— Artez d’m’attincher avec Tribois ! Et finissons-en vite, que j’respire à n'veau !
— L’avantage à ce que vous respiriez mal est que vous nous épargnerez probablement ces saillies verbales inconvenantes dont vous avez le secret. D’ailleurs j’espère que vous soignerez votre élocution, ce soir.
Et sans réfléchir, elle déposa un baiser sur les lèvres de la jeune femme. Charlotte se retira avec vivacité et la regarda avec une expression dans laquelle se mélangeait la surprise d’être trahie et le dégoût. Ambroisine sentit soudain qu’elle était allée trop loin. Le sang inonda ses joues et noya son cerveau, rendant impossible toute réflexion. La panique la submergeait lorsque l’officière reprit la situation en main :
— Z’avez fini ? Épletez[1] don’ !
Les deux femmes passèrent donc une partie de l’après-midi à faire les retouches nécessaires : faute de moyen adéquat ce n’était que du provisoire, destiné à cacher la misère. Pour celle du corsage, on tricherait ! Heureusement, il leur restait un peu de temps pour s’apprêter. Monsieur de Schlippendorf allait en prendre plein la vue et les narines… peut-être cela permettrait-il de l’amadouer et d’en apprendre un peu plus sur ses intentions. Mais l’ambiance n’était pas à la fête. Le malaise régnait et elles travaillèrent en échangeant le moins possible. Ambroisine ne cessait de s’en vouloir. D’un œil inquiet, elle lançait des coups de sonde, pour vérifier comment sa protectrice évoluait. Mais son visage restait fermé. Elle avait envie de disparaître. Ou, qu’au moins, sa comparse la rassure, lui dise qu’elle la pardonnait. Pour Charlotte, ce baiser n’avait pas été volontaire. Après avoir perdu sa gouvernante, l’aristocrate avait dû se reposer sur son aînée pour l’aider à supporter toutes les difficultés ; elle devait donc confondre la reconnaissance envers une grande sœur et un amour sincère. Finalement, la jeune blonde rassembla ses forces et rompit le silence :
— Capitaine, je suis désolé pour…
— C’est rien, on est tous fatigué, on n’sait plus toujours bien c’qu’on fait.
[1] Travailler vite.
[2] Il s’agit d’une sorte de sanglier. Il en existe deux sous-espèces, qui se distinguent par la position de poils blancs : l’une en collier (pakira), l’autre sous le menton (kochon bwa ou pingo).
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