Circonvolutions maudites (+18)

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Le jour s’était levé et, avec lui, la cacophonie de la jungle. Aux cris des bandes de singes hurleurs avaient succédé ceux d’autres primates ou d’oiseaux. Accompagnés du chant du paypayo, Tribois et Charlotte avançaient péniblement à travers les branches intriquées des semis et autres plantes basses. De temps en temps, un regard vers la boussole les informait s’ils dérivaient de leur route. Mais ils n’échangeaient aucun propos. La jeune femme s’était murée dans le silence et ruminait la triste expérience de la nuit passée. En proie au désespoir et à la colère, elle n’arrivait pas à pardonner la conduite de son partenaire. Le voir s’entêter à vouloir vivre la révulsait. Elle ne comprenait pas ce comportement. C’est lui qui rompit le silence pesant :


— Tu crois pas qu’il va nous faire repérer, c’con-là ?

— C’est l’oiseau-gendarme…

— D’la ! tu vas m’dire qu’il bute les voleurs ?


Elle se contenta de lui renvoyer un regard où se mêlait tristesse et dureté. Quelques larmes roulaient sous ses yeux, tandis que ses lèvres frémissaient. La vision des flammes et des corps qui s'y tordaient lui voilait la vue, les cris déchirants l'assourdissaient. Son esprit était hermétique à toute autre pensée. Chaque tentative d’y échapper l’y ramenait, à la manière d’un disque rayé. Et ce simple mot, « buter », avait ranimé les visions d’horreur.


— Oh ça va, si on peut plus berdiner…

— Comment qu’tu peux avoir l’esprit à ça ? Après tous ces malheureux qu’ont été anentiés hier… t’as dont pas d’cœur !


L’ancien légionnaire s’arrêta et se retourna vers elle. À son tour, il la toisa d’un œil mauvais, le visage crispé par la colère. S’il était prêt à pardonner bien des choses à sa compagne, ses accusations s’avéraient insupportables :


— Ben dame ! Tu vas pas r’mettre ça ! T’aurais préféré finir becté ?

— Bien sûr que nan !

— En c’cas arrête de faire l’estuberlu !

— Explique moi pourquoi tu fais comme si y n’s’était rien passé ? On dirait, euj chais pas… on dirait qu’tu r’sens rien, qu’t’as pas d’compassion. Après c’que tu m’as dit l’aut’ nuit, euj pensais que…

— J’me sais mal de t’acouter dire ça. C’est juste que… que j’peux ren y faire. Alors j’garde pour moi. Mais t’as ben vu qu’ça m’marque… Toi et moi, on pouvait ren y faire. Maintenant, la vie doit continuer. On doit s’sortir de là et raconter tout c’qu’on a vu.

— Parce que tu crois qu’ça leur rendra la vie ?! Qu’on aura les mains plus prop’ ?

— Ben non ! Mais si t’es pas d’accord, tu peux rester là et t’laisser dévivre.


Il s’était remis en marche. Mais il n’avait pas fini sa phrase que son pied buta contre un obstacle. Un juron fusa. Déséquilibré et emporté par son élan, l’homme s’étala de tout son long. Heureusement, la couche d’humus et de feuilles mortes amortit convenablement sa chute. Furieux, il s’appuya sur ses deux mains pour se relever et se retourna vers sa compagne. Hilare, elle se tenait les côtes, le regard animé d’une lueur malveillante.


— C’sont toi qu’a fait ça ?


Elle ne répondit pas, emportée dans son fou rire ; mais sa figure était éloquente. On pouvait y lire tout ce que l’humain compte de plus bas en matière de vengeance.


— Si avec ça on s’fait pas chouffer, je veux ben m’faire moine !

— Chouffer ? s'arrêta-t-elle un instant.

— Ça veut dire r’garder, repérer…

— T’as raison, mon p’tit bigorneau pataud, faut qu’tu fasses attention où tu mets les pieds. Et j’te vois pas bien en robe longue : tu pourras pas aligner trois pas. D’ailleurs…


La jeune espiègle s’accroupit en ricanant et souleva une étrange statuette en bois. Son expression changea alors. Envolé les moqueries et la méchanceté. Sa frimousse était maintenant totalement décontractée d’émerveillement.


Malgré son caractère naïf, on reconnaissait toutefois les formes arrondies au niveau des fesses et de la poitrine, ainsi que le dessin du sexe. À l’arrière du crâne, on avait même représenté une queue de cheval. L’intrigant visage grimaçait étrangement. La bouche, en forme de triangle isocèle, montrait des crocs de carnassier. Le nez semblait légèrement retroussé et les yeux, sous la forme de deux petites fentes, clos. L’oreille gauche était pointue mais celle de droite, ronde. Tribois se rapprocha et, à son tour, inspecta l’objet. Il semblait bien circonspect devant l’étrange aspect de cet artefact. Il possédait bien quelques points de ressemblance avec ceux qu’il avait vus en Afrique subsaharienne. Cependant, ils n’étaient pas assez nombreux pour permettre un quelconque rapprochement.


— Tu trouves pas qu’elle ressemble à notre grande bringue préférée ? M’est avis que j’vais lui offrir ! déclara l’officière moqueuse, avant de la reprendre pour la ranger dans sa musette.

— Euh… j’sont pas sûr que c’sont une bonne idée !

— J’chuis pas stupide ! Je lui dirai juste que c’est pour me faire pardonner d’avoir été mal lunée avec elle.


Un long coup de tonnerre roula dans le ciel, alors que la statuette disparaissait dans le petit sac de toile. Aucun des deux compagnons n’y fit attention car la saison des pluies approchait. Après avoir consulté la boussole, ils reprirent leur marche en direction du fleuve. Imaginant que leurs ravisseurs avaient mis la journée pour rejoindre leur village depuis le placer, ils espéraient bien en faire de même. Ensuite, ils attendraient pour essayer d’embarquer avec leur patronne : Schlippendorf n’oserait probablement pas les faire abattre devant elle.


Mais les rives du Lawa se faisaient languir et la luminosité faiblissait. Sans machette, ni sabre, la progression dans le sous-bois était malaisée. Partout où l’œil portait ce n’était que troncs, lianes, racines aériennes, bois morts et arbustes avec, parfois, des épines menaçantes. De temps à autres, un bruissement de feuilles mortes faisait sursauter les deux apprentis-explorateurs ; ce n’était pourtant qu’une pauvre bête effrayée qui fuyait leur arrivée. Finalement, ils atteignirent un village désert, en bordure d’un cours d’eau. La clairière baignait dans la quiétude. Les oiseaux et les singes vocalisaient avec vivacité. De temps à autre, le chant trisyllabique caractéristique du piauhau hurleur résonnait. Seul un groupe d’urubus, ces noirs vautours charognards, témoignait d’un malheur récent.


— Par les saintes inventions de Watt ! s’exclama Charlotte. On dirait que çui-ci aussi a été ratiboisé.

— Aussi ?! Aga, Marinette, c’est çui qu’on a quitté !

— Beurnique ! On suit la boussole depuis le début : c’est impossible !

— Et qu’y ont c’bras tout seul avec sa marque au poignet ?

— Biguenette ! comment c’est-y possible qu’on s’soit fait apipés comme ça ?


La capitaine blêmit et eut un mouvement de recul. Ce village en cendres, encore fumant, n’était autre que celui où ils avaient assisté massacre la veille. En un instant, les terribles images lui revinrent en mémoire. Elle se senti défaillir, comme frappée par un boomerang. Tribois la rattrapa de justesse, alors qu’elle s’affalait. Dans son esprit aussi, les cellules grises s’agitaient. Malgré la boussole ils avaient décrit un cercle autour de ce lieu maudit, pour finalement mieux y revenir. Pourquoi ? Comment ?


Sur leur droite, les feuillées s’agitèrent. Tous deux rentrèrent en la forêt et s’accroupir pour se cacher. Un petit groupe d’hommes pénétra dans la clairière incendiée. Ils étaient grands et presqu’entièrement nus. Un étroit pagne rouge leur conférait le minimum de pudeur. Leur peau était certes cuivrée, mais leur pilosité était bien originale. Leurs cheveux et leur barbe, longues mais soigneusement peignées et attachées, étaient aussi blondes que l’or tant convoité.


— Je savais qu'il en restait ! chuchota l’officière, ébahie.


Son compagnon la gratifia d’un coup de coude, avant de lui intimer l’ordre, par un geste approprié, de se taire. Heureusement, les Oyacoulets ne l’avait pas entendue. Ils étaient trop occupés à constater péniblement les dégâts de l’expédition punitive. L’un d’eux, agenouillé auprès d’un cadavre carbonisé, pleurait et criait son désespoir. Deux autres examinaient avec interrogation des douilles brillantes ramassées au sol. Un dernier fut intrigué par le bras solitaire. Il héla finalement ses camarades et tous tinrent conseil.


De calmes, les échanges virèrent rapidement à l’affrontement. Tous se liguèrent contre un seul. Les doigts accusateurs et la grêle de propos absconds mais promptement prononcés d’un ton rageur ne pouvaient tromper. Aux mots, succédèrent les coups de lances et de poignards, donnés comme pour écraser celui qui les recevait. L’homme se débattait mais tomba prestement au sol en hurlant de douleur. Les autres s’acharnèrent. Eux aussi poussaient des cris, mais de fureur. Horrifiée par cette mise à mort et le souvenir qu'elle rappelait, Charlotte essayait de détourner le regard en se cachant contre son amant. Sa curiosité était cependant plus forte, de sorte qu’elle risquait, de temps à autre, un œil vers le pugilat. Les coups cessèrent enfin. Un des assaillants s’accroupit alors. Il sembla s’affairer sur le cadavre. Quand il se releva puis se retourna vers la rivière, les deux espions comprirent avec effroi de quoi il retournait.


Le chasseur, un couteau ensanglanté dans une main, tenait un morceau de chair sanguinolent dans l’autre. Il l’éleva, comme pour le présenter au ciel sombre :


— Derbyn yr offrwn hwn, o Tudh Huwh, Dduwies Hollalluog![1] scanda-t-il.


Il porta le bout de viande à sa bouche et arracha la chair avec ses dents puis la mâcha ostensiblement. Au même instant, un prodigieux coup de tonnerre retentit. L’éclair frappa la surface de l’Inini. L’espace d’un instant, toute vision disparut. Quand les rétines se furent remises du choc, le trophée passait de mains en mains, chacun prélevant sa part, s’essuyant ensuite à même la peau de son torse. Ce qui restait fut abandonné à côté de son propriétaire. Puis la demi-douzaine de guerriers poussa des hululements sinistres et effrayants, qu’accompagnait le grondement du ciel. Ce dernier s’ouvrir et un rayon lumineux descendit jusqu’aux amérindiens. Puis, tel le projecteur d’un mirador, il balaya la clairière désolée jusqu’à la cachette des deux européens. Interloqués, tous les témoins suivirent sa course.


— Berdi ! s’écria Charlotte, blême comme un navet.

— Sors ton arme ! commanda Tribois en armant sa carabine Marlin.


Le fusil tonna, le claquement sec sonnant comme un couperet. Atteint en pleine tête, le chef de la bande s’écroula. Mais il avait eu le temps de donner ses instructions. L’œil mauvais, ses hommes se ruaient vers l’emplacement indiqué par le pinceau lumineux. Le sinistre cliquetis du mécanisme de la Marlin tinta. Une douille brûlante et luisante sauta de la culasse ouverte, qui se revint ensuite en place en armant le percuteur. Puis une nouvelle détonation déchira l’air. Un nouvel Oyacoulet fut fauché et s’effondra. L’ancien légionnaire n’avait pas perdu la main. Mais alors qu’il s’apprêtait à occire un troisième, sa compagne le poussa : un des guerriers le visait avec sa sarbacane.


— Bouge, ent’ les tirs. T’es plus dans ta section, mon poulet !


Avec l’agilité d’un chat margay, elle se releva et envoya une bordée contre un quatrième brave qui en avait profité pour s’approcher. Puis, elle courut sur quelques mètres pour se plaquer derrière un tronc. Un regard sur le champ de bataille. Une flèche la frôla. Par réflexe, elle pivota pour l’éviter. Des feuilles se froissèrent. Elle voulut dégainer le sabre qu’elle n’avait pas emporté. Ces quelques secondes permirent à l’assaillant d’être sur elle. Une première balle tirée à bout portant l’arrêta net. Bénie fût la détente double action du sieur Lefaucheux ! D’un coup du plat de la semelle, l’officière fit basculer en arrière le corps agenouillé de sa victime. Mais un autre arrivait derrière. Le premier projectile le toucha à l’épaule et le déséquilibra. Ce n’était pas assez pour le raisonner et il se relevait. La haine défigurait son visage ensanglanté. Un nouveau tir, mieux ajusté, le cloua au sol. Charlotte haletait ; son cœur battait à tout rompre. Il ne lui restait que deux balles dans son barillet.


Son compagnon n’était qu’à quelques mètres d’elle, en position derrière un tronc. Il continuait à faire feu à un rythme effréné. Des traits fusaient de son côté. Pourtant, il semblait calme et tranquille, comme habitué au danger. Il alternait les positions, debout puis agenouillé, et interdisait tout débouché à l’ennemi. Mais la fumée devait l’aveugler. Il ne vit pas que deux individus rampaient vers lui. L’officière essaya de l’alerter. Son cri fut couvert par un nouveau coup de feu. Les deux serpents se dressèrent simultanément. Elle en abattit un en pleine extension. Mais elle ne pouvait avoir le second. Un nouveau projectile feula devant son front et l’obligea à se cacher. Elle se plaqua à terre et chercha celui qui l’avait visé.


Surpris par l’attaque, Tribois recula en levant le bras. Il faillit buter dans le corps étendu au sol, qui lui saisit une jambe. Par chance son assaillant était du bon côté. Un coup de crosse dans la mâchoire l’arrêta. La plaque de couche vint ensuite cogner dans ses dents et le fit chanceler. Mais le baroudeur fut alors jeté au sol par son complice. D’un coup de talon, il l’assomma. Puis il reprit sa carabine et neutralisa l’autre combattant par un tir à bout touchant qui le projeta à quelques mètres de là. Un troisième porta sa sarbacane aux lèvres. Tribois roula pour s’éloigner, se mit à genoux et lui lança sa Marlin au visage. Il profita du flottement pour dégainer son révolver et l‘armer avant d’abattre le guerrier puis l’archer qui l’avait rejoint. Le silence s’abattit enfin.


— Marcel, mon chou, tu n’as rien ?

— J’ont ren ! Et toi ?

— Pourquoi, qu’ils ont voulu nous escoffier ? Pourquoi cette violence ?

— D’la, tu t’ souviens qu’ils ont voulu nous bouffer. Mais ! Qu’est-ce qu’arrive à ta musette ? T’es blessée ?


D’un air inquiet, il montra une tache rouge sur la sacoche écrue de l’officière. Celle-ci passa sa main sous sa vareuse. Son cœur s’emballa. Elle défit rapidement les boutons et souleva le rabat du sac à pain. La souillure semblait provenir de la statuette. Avec prudence, la capitaine la sortit et l’observa. Sa face avant était recouverte d’un liquide poisseux, couleur du sang. Effrayée et surprise, la jeune femme lâcha prise et laissa tomber l’objet au sol.


— C’est quoi, c’ bardou !

— D’la, c’est pas toi ?

— Mais nan ! C’est la statue, agade !

— Arrête de berdiner, Marinette !


À moitié hilare, Tribois ramassa le fétiche. Il constata lui aussi la présence du fluide écarlate qui en recouvrait une partie. Charlotte lui montra sa vareuse immaculée. Il n’eut même pas le loisir d’être soulagé. Son sourire narquois disparut alors pour laisser place à une mine totalement déconfite. Le couple s’échangea un regard médusé, où se mêlait stupeur et terreur. Au-dessus de leur tête, les nuages s’étaient refermés et continuaient de s’illuminer et de gronder.


— Tu crois que… ?

— J’ chais pas, mon chou, mais je vais pas la garder ! T’imagine l’effet qu’elle fera sur ta patronne  !

— J’ vont aller la poser enconte le premier macchabée, en c’ cas. Tiens mon fusil.

— Nan, j’y vais ! Mais couvre-moi quand même, j’ai plus qu’une balle dans mon barillet  !


Anxieuse, Charlotte s’avança avec précaution, revolver à la main. Du bout du pied, elle vérifiait que les amérindiens étaient bien morts. Elle approcha ainsi du corps sans vie du sacrifié et déposa avec respect le petit objet en bois à ses côtés. Dans le ciel, la couverture nuageuse se déchira en ronronnant. Un nouveau rayon de Soleil perça jusqu’au sol. Le temps se figea un instant. La capitaine aperçut avec horreur le trou béant dans la poitrine du cadavre ; l’origine de l’épanchement sur le fétiche correspondait en tout point à la blessure. Son regard se posa alors sur le visage de bois et ses yeux s’écarquillèrent. Elle revint en trottant, le visage blême.


— Tu m’ croira jamais ! Quand euj l’ai posée, sa bouche ont bougé.

— Au mort ?

— Non, patouf ! À la statue ! Elle a fait un genre eud sourire gêné… comme si elle voulait me remercier… J’ vais encore pas arriver à ferme l’œil de la nuit !

— Oh, arrête de berdiner ! C' sont ta caboche qui travaille trop.


La nuit… elle allait bientôt tomber. Et aucun d’eux n’était équipé pour la passer en sécurité ! L’endroit n’était pas pour les rassurer. Avant de repartir, ils ramassèrent qu’ils purent trouver sur les cadavres. Ils se jurèrent qu’ils ne reparleraient jamais de cette histoire.



[1] Accepte notre offrande, Tudh Huwh, déesse toute puissante !

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