La fuite en avant

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L’obscurité régnait encore sous la canopée. Pourtant, au bruit qui se levait, il était évident que le Soleil devait déjà poindre à l’horizon. Il faudrait encore plusieurs dizaines de minutes pour que sa lumière pût traverser le rideau tendu par la cime des arbres. Ce moment, entre chien et loup, était le plus dangereux du tour de garde. La fatigue de la nuit et le sentiment de fausse sécurité, dû à l’aube naissante, s’alliaient sournoisement pour faire baisser l’attention, même aux plus aguerris. C’est généralement le moment privilégié par l’assaillant. Heureusement, ce matin, il n’y en eut aucun danger sorti des buissons.

Charlotte contemplait tendrement son compagnon qui dormait encore, dans le hamac amérindien. Elle était émerveillée par son visage calme et impassible, lui qui avait pourtant encore eu le sommeil agité. Après avoir remonté sa montre, elle passa délicatement sa main sur son front serein et chassa la mèche rebelle qui le barrait. Elle soupira. Ils avaient eu la nuit pour eux deux. La journée qui les attendait le serait encore… pourquoi cela ne pouvait-il durer ? Ses doigts frôlèrent ensuite la joue de Tribois, qu’une balafre claire barrait presque entièrement de son sillon. Comment un homme qui avait vu tant d’horreurs arrivait-il encore à trouver le sommeil ? Les images du massacre et du village en feu la poursuivaient. Dès qu’elle fermait les yeux, elles revenaient la hanter, ses narines sentaient cette odeur horrible des corps calcinés, ses oreilles résonnaient des cris désespérés des victimes et des rires démoniaques de leurs bourreaux. Non, vraiment, Marcel Tribois était exceptionnel.

Pendant ce temps, les bruits du jour remplacèrent ceux de la nuit. Les cris des singes hurleurs sonnaient les matines, tandis que les chants d’oiseaux emplissaient l’espace. Le vacarme ambiant finit cependant par avoir raison de Morphée et le baroudeur s’éveilla. Tel le roi de la jungle, il bailla bruyamment, puis étira ses membres, chassant vigoureusement sa compagne, qui l’observait d’un peu trop près.

— Oh ! Doucement, espèce de brute épaisse : j’chuis là, moi !

— Ah ?! T’as d’jà fait l’café ?

— Tu rigoles pas des cuisses ?! Où tu veux qu’j’en trouve ?

— Y en pas qui pousse dans c’te maudite jungle ? regretta-t-il, assis à califourchon sur sa couche.

Charlotte secoua la tête en soupirant. Le faisait-il exprès pour l’embêter dès le matin ou ignorait-il toutes les subtilités de fabrication de son breuvage préféré ? Elle décida de ne pas relever. Le réveil est toujours une période délicate, dont la durée peut s’étendre bien au-delà du lever. Le petit-déjeuner serait hélas frugal : un ou deux morceaux de boa de la veille et un peu d’eau lorsqu’on en trouverait.

Le départ fut donc rapide. Les deux amants souhaitaient profiter au maximum de la journée pour gagner un abri où passer la soirée en toute sécurité. La forêt, avec ses mille dangers, n’offrait pas cette garantie. Aidée de la petite hache, leur progression allait bon train. Rien ne résistait au fer bien affuté de cet ustensile pourtant rudimentaire : une pierre polie fichée au bout d’un manche sommaire en bois. Ainsi, vers midi, alors que les ortalides motmot faisaient retentir leurs cris rauques, l’extrémité de l’enfer vert fut atteinte. À quelques mètres, une cabane grossière leur tendait les bras. Oasis où se reposer ou piège mortel où on les dénoncerait ? Une observation avec la lunette de tir de Tribois ne permit pas de lever le doute. Mais il semblait ne pas y avoir âme qui vécût en ce lieu perdu.

Révolver au poing ou carabine à l’épaule, les deux aventuriers se glissèrent à pas feutrés vers l’entrée. Avec une souplesse toute féline, Charlotte se glissa silencieusement à travers l’ouverture. L’intérieur était tout aussi peu soigné que l’extérieur. Directement face à la porte, une table et deux chaises en bois mal équarries semblaient prêtes à accueillir l’invité de passage. Au fond, un hamac décoloré pendait entre deux poutres de la charpente. Derrière lui, une espèce de vaisselier jouxtait un buffet mal assorti. Au-dessus, veillait un crucifix en bois vernis et en bronze déjà bien patiné. Prudemment, l’officière vérifia que personne n’occupait ces frustes lieux.

Tribois entra à sa suite, sa Marlin prête à tirer sur tout occupant importun :

— Qui peut bien habiter dans c’te cahute isolée ?

— Aucune idée, répondit sa compagne, déjà occupée à fouiller le mobilier dépareillé.

— Y a un bouquin ouvert, sur la table.

Accroupie lors de son entrée, la jeune femme ne l’avait pas vu. Elle abandonna complètement ses recherches et tourna la tête vers son compagnon. Celui-ci avait déposé son arme sur le plateau et tentait de déchiffrer la couverture du recueil : Re… regi… regis-tre, lut-il avec difficulté, avant d’attaquer le second mot. Charlotte se glissa à côté de lui et se colla contre son flanc. D’un geste strict, elle lui arracha le livre des mains : un registre paroissial, voilà ce que c’était. Mais elle n’eut guère le temps de poursuivre ses investigations car l’ancien caporal sonna le tocsin.

D’un bond, les deux acolytes se postèrent derrière la porte d’entrée, qu’ils avaient laissée ouverte. La respiration coupée pour ne faire aucun bruit et l’oreille aux aguets, ils attendirent fiévreusement. Dehors, le froissement de quelques feuilles mortes et le feulement d’un pas trainant se rapprochaient. Il y eut un moment de flottement : fallait-il faire feu préventivement ou laisser venir le visiteur ? Aucune des deux solutions ne paraissait satisfaisante ; mais impossible de tenir conseil. Les marches du petit escalier d’accès craquèrent tandis que des semelles se posaient dessus en frottant. Les frictions se poursuivirent au fur et à mesure de l’avancée de l’inconnu dans l’habitation : un grand échalas, les bras ballants sous des épaules légèrement voutées. Sa tête aux cheveux coupés courts, qui accentuaient ses oreilles en chou-fleur, oscillait au gré des pas.

L’huis se referma brusquement derrière lui et claqua. Surpris, il se retourna et dévoila sa face d’ahuri. La vision des deux armes à feu braquées sur lui, augmenta ce trait, conjuguant ses yeux ronds et sombres tels deux baies d’açaï à une bouche mollement entrouverte. Son visage bovin blanc comme le camanioc, il tremblait comme un morceau de gelée et se mit à suer abondamment. Ses yeux exorbités étaient rivés sur les canons qui le menaçaient. Lorsqu’on l’interrogeait, il bégayait, bafouillait et bredouillait. Il ne réussit qu’à se présenter comme le sacristain de la paroisse. D’un basculement de revolver, Charlotte l’invita finalement à s’asseoir sur une des deux chaises. Le pistolet rentra alors dans sa fonte et, une fois qu’il fût bien calé sur sa chaise, les bras appuyés sur la table, l’interrogatoire du bedeau reprit.

Les deux squatteurs apprirent alors qu’ils étaient bien dans la maison de l’aumônier du camp. Ce dernier avait malencontreusement péri après un diner avec Schlippendorf et sa « protégée ». On prétendit qu’une prostituée cupide et vénale en était responsable… bien qu’il fût connu que le prêtre martyr vécût aussi pauvrement que ses ouailles. Cet évènement prit cependant un sens insolite lorsque le garçon de messe déchiffra les dernières entrées du registre avec l’officière. D’abord, une page manquait : on voyait qu’elle avait été déchirée avec soin. Sur la suivante, le duc se mariait avec la jeune Ambroisine. Puis le maître des lieux rejoignait le tombeau… accompagné par monsieur le curé.

— Pour un peu, vous auriez pu faire porter l’chapeau aux Oyacoulets ! commenta Charlotte, sidérée.

— Il aurait fallu que son adjoint ne soye pas parti dans la foulée.

— Schlippendorf a mis les voiles ! Avec la duchesse ?

— Oui et quelques miliciens. C’était juste avant l’attaque.

Les deux rescapés se regardèrent incrédules, comme assommés par la nouvelle. C’était une éventualité qu’ils n’avaient pas envisagée. Cela faisait pourtant sens. Puisque leur patronne était mariée, elle pourrait rapidement réclamer sa part de l’héritage. Influence des anciennes lois saliques et du code civil oblige, les mines ne lui reviendraient probablement pas. Mais un remariage à brève échéance lui était impossible, sauf à enfreindre la loi[1]. Quel était donc l’intérêt ? Aucun d’eux ne mis en doute que la jeune femme fût manipulée par le prétendu alsacien. Depuis la révélation de monsieur Bideau, il était évident que cet homme avait un jeu trouble. Et même si Ambroisine avait cherché à ne pas décevoir son père, il était évident qu’il connaissait tout de sa manœuvre. Il essaierait d’en profiter : pourquoi avoir tenter de les faire assassiner sinon pour isoler sa victime ? Avec la saison des pluies qui s’annonçait, l’urgence commandait de ne pas trop tergiverser. Un nouveau regard fut échangé entre eux. Puis la capitaine eut une idée :

— Tu connais un certain Abigisio, un guide bosch ?

— Euh… les nègres, ils se ressemblent tous, vous savez !

Les deux évadés froncèrent les sourcils. Le bedeau rougit puis bafouilla, comme une machine qui s’emballe et patine dans le vide. Il se reprit cependant :

— Attendez ! j’crois pouvoir vous aider.

— Dis toujours…

— C’est jour d’marché demain. Enfin marché... Les femmes Bonis vendront quelques produits d’leurs abattis. L’une d’elles connaîtra peut-être votre copain.

— Y aura des gardes ? intervint Tribois.

— Non, ils n’ont aucune raison d’être là : certaines vendeuses vont jusqu’au quartier officiel.

[1] La loi imposait en effet un délai avant remariage : six mois pour les veufs et… dix-huit pour les veuves.

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