Le faux pas
« Vous seriez bien avisé de laisser la propriété des mines aux personnes compétentes pour assurer leur pérennité. »
Voilà une phrase qu’Ambroisine devait amèrement regretter car Gonzague l’avait prise au mot : il ne lui laissait que la maison de Saint-Laurent et le soin d’animer une fondation financée par un faible pourcentage des bénéfices des concessions. Schlippendorf pouvait être satisfait. Seul dans sa cabine, il savourait sa victoire. Quoi de mieux qu’un rhum vieux pour l’arroser ? Le nectar ambré aux arômes boisés lui réchauffait la gorge, créant une sensation de confort qui contrastait avec les turpitudes de sa réflexion. Il restait un dernier détail à régler. Un tout petit rien, certes, mais un caillou coincé dans sa chaussure quand-même. L’ancienne prétendante du duc n’avait plus aucune utilité. Pis, elle en savait trop. S’il lui prenait l’envie de tout révéler ? L’empire Solmignihac en tremblerait, c’était certain. Cette sérieuse secousse serait-elle suffisante pour ses fondations entrassent en résonnance et fussent ébranlées ? Probablement pas. Mais ne dit-on pas que prudence est mère de sureté ? Ses deux accompagnateurs avaient été astucieusement éliminés. Le même sort devait maintenant lui être imposé. Il lui vint alors une idée. Mais rien ne pressait ; au contraire, il valait mieux prendre son temps, attendre le moment opportun et profiter du calme de la cabine, du plaisir de la boisson. Bientôt, le navire atteindrait l’endroit rêvé.
Lorsqu’il jugea l’instant venu, il se gratifia d’une tape sonore sur les cuisses, puis se leva et sortit toquer à la porte d’à côté.
— Maximilien ! Que voulez-vous ? s’inquiéta Ambroisine.
— Ma chère, j’ai pensé qu’une promenâde s’imposait pour que nous mettions à plât nos différents.
— Maintenant ? Mais on n’y voit goutte !
— Est-ce vraiment le plus important ? Au contraire, nous ne pourrons que mieux nous concentrer sur nos propos. C’est scientifiquement prouvé…
Fatiguée par sa désillusion, la jeune aristocrate n’écoutait déjà plus son monologue et, d’un battement des mains, montra qu’elle abdiquait. Peu rassurée, elle suivit l’ingénieur jusqu’à la poupe. Le trajet fut étrangement silencieux. Le pont promenade était plongé dans une obscurité que les petites lampes fixé aux parois du château peinaient à percer. Un parfait coupe-gorge ! Ambroisine restait sur ses gardes, serrant la crosse de son petit révolver nickelé ; son index dégagea la détente du corps de l’arme, pour être prête à toute éventualité. Cette invitation sentait fort le guet-apens. Elle se fustigea de l’avoir si facilement acceptée, sans même prévenir Monsieur Lucas, son dernier garde-du-corps… L’énorme roue à aube lui parut soudain terrifiante. Le clapotis de l’eau battue par ses pales, le grondement de son ruissellement et le grincement sinistre de l’axe lui renvoyèrent les images effroyables de son corps poussé par-dessus bord puis broyé par l’infernale machine. Ce bruit couvrirait celui de sa chute puis ses cris de détresse. Elle disparaîtrait brutalement, noyée dans la souffrance et perdue dans l’indifférence générale. Lorsque le couple passa à côté d’un des propulseurs, d’instinct, ses muscles se raidirent et sa main se contracta dans sa poche. Elle ralentit un instant, figée par la peur, avant de se reprendre. Elle frissonna tout de même à l'idée que son acolyte la pousse. N’aurait-elle pas dû accélérer ?
Finalement, ils arrivèrent devant le bastingage arrière. Il formait un promontoire par-dessus l’étambot, comme un balcon au-dessus des flots. Noir d’encre, ils luisaient, lugubres à souhait, sous la faible clarté d’un pâle croissant de Lune. Seuls l’écume de quelques remous permettait de les distinguer. Rebutée, Ambroisine se retourna et s’adossa à la rambarde. Elle perçut alors l’éclat d’un cylindre métallique pointé vers elle. Elle ne s’était donc pas trompée ! Son ancien directeur-adjoint la menaçait avec son pistolet. Quelle nigaude ! Elle le savait, pourtant. Une duchesse, même dépouillée, mourrait la tête haute. Cachant son angoisse, elle simula la surprise :
— Maximilien, que signifie cette plaisanterie ?
— Allons, vous le sâvez bien. Puisque votre imbécile de neveu m’â laissé le contrôle totâl de lâ Compâgnie, vous ne m’êtes plus d’aucune utilité.
— Au point que vous vouliez me tuer ?
— Ne faites pas la nâïve. Qu’âvez-vous à m‘âpporter ? Je ne peux pâs prendre le risque que vous pârliez.
Derrière eux, il sembla qu’une ombre s’avançait furtivement depuis le château. Sa forme était mince mais large d’épaules et semblait porter un chapeau. La jeune femme crut un instant à l’arrivée providentielle de monsieur Lucas et se rassura. Elle sentit son corps se détendre et loua l’obscurité ambiante : son adversaire ne soupçonnait rien. Il ne voyait même pas que sa main droite restait dans sa poche, agrippée au pistolet d’autodéfense. Il fallait qu’elle gagne du temps, qu’elle permette à son chevalier de prendre position. L’ancienne duchesse décida de poursuivre la comédie, comme si elle se sentait menacée.
— Vous avez pourtant de quoi me forcer à la tranquillité, à propos du mariage.
— Gott verdammi ![1] Votre neveu a été suffisâmment stupide pour gober mais vous, je vous crois plus mâligne.
— Encore faudrait-il que j’y aie un intérêt. Si je révèle le pot-aux-roses, ne risque-je pas de scier la branche sur laquelle je suis assise avec vous ? D’entraîner ma famille dans ma chute ? Je crois qu’il y a un dicton chez vous qui dit : « quand tu fais partie de la chorale, tu chantes avec ».
— Trêve de bâvârdâge ! Enjambez le guéridon et sautez. Schnall ![2]
— Attendez, Maximilien, je peux encore vous apporter quelque chose.
— Vous pârlez de ce couple de fâçâde ? Ma pauvre enfant, pensez-vous que je vous aie âttendu pour celâ ?
« L’ange gardien » tardait. Avait-elle rêvé ? Elle commençait à douter. Son cerveau lessivé avait dû lui jouer un tour. Personne ne venait la sauver et l’alsacien se révélait impossible à amadouer. Alors, quitte à se faire tuer, autant pousser l’agresseur à la faute et l’obliger à tirer. Mais avant, elle joua une dernière carte :
— Ne soyez pas stupide : tôt ou tard, on retrouvera mon corps sur une plage.
— Aucun risque ! Il y a ici suffisâmment de requins âffâmés pour venir vous dépecer avant que vous ne vous soyez noyée !
— Charmante attention de votre part ! Je reconnais là toute votre délicatesse et votre raffinement. Mais… qu’avez-vous prévu si je refuse d’obtempérer ?
— Ne rendez pas ce moment plus pénible et, pour une f...
L’Alsacien n’eut pas le temps de terminer sa réplique. L’index d’Ambroisine s’était resserré contre la queue de détente. La détonation claqua dans la nuit, accompagnée d’une petite flamme jaune. Atteint en plein ventre, Schlippendorf se plia en deux et, surpris, lâcha son lourd pistolet Mauser, en même temps qu’un « Doddel ! »[3] étouffé. L’arme tomba sur le plancher du pont et rebondit avant de plonger dans l’océan. Pendant ce temps, sans réfléchir, la jeune femme sortit son arme et plaqua la bouche du canon contre la tête de son agresseur. Un second coup de feu tonna, masquant le craquement sinistre de la boîte crânienne, tandis que l’obscurité absorbait le giclement de sang.
Le corps sans vie tomba mollement sur le pont, avec un bruit sourd. Déjà, des voix résonnaient du côté du château, des pas précipités martelaient le plancher. Un afflux de sang inonda la tête de la jeune femme, en même temps qu’une sensation de terreur et d’angoisse. Si on la découvrait, c’était l’échafaud assuré. Pourtant, elle restait là, hébétée et chancelante. Une ombre jaillit, lui arracha son révolver et le jeta par-dessus bord. Une large main la saisit ensuite et la força à s’enfuir par tribord. Toutefois, on arrivait en face. Vite, elle tira Ambroisine sur le côté puis la plaqua contre la cloison de métal pour laisser passer. Sa respiration était haletante et sonore. Un chuintement lui imposa le silence. Elle essaya de la contrôler. Une main se posa sur son ventre, pour lui imposer un rythme plus lent ; une chaleur bienfaitrice irradia alors le corps de la jeune femme. Qui était cet ange gardien : monsieur Lucas ? Non, ce n’était pas son odeur. La faible luminosité diffusée par les luminions du pont l’empêchait de voir le visage de cette personne.
Ce fut d’abord le capitaine, une lanterne à la main, qui s’approcha du corps ; sa casquette et son imposante moustache ressortaient dans le faible halo de sa lampe. Il était accompagné d’un marin armé d’un fusil Rolling block. D’autres curieux accoururent et formèrent un demi-cercle autour de la victime, alors que l’officier était déjà penché sur le corps. L’identité du mort ne fut bientôt plus un mystère. Ambroisine sentit son cœur s’emballer et son estomac se nouer. À côté d’elle, son sauveur restait toujours aussi impénétrable. Ses tripes se comprimèrent et elle dut réprimer la violente colique induite.
— Allez chercher madame de Solmignihac ! commanda-t-on.
La main quitta son abdomen pour lui pousser l’épaule et l’inconnu chuchota d’y aller. Elle se précipita donc, espérant que son anxiété lui permettrait de donner le change :
— Je… Je suis là ! Que… que se passe-t-il ?
Elle était maintenant au centre de l’attention. Qu’allait-elle faire pour se tirer de ce guêpier ? Elle reconnut le chapeau de son garde du corps.
— Dieu merci, vous n’avez rien, madame, lança-t-il. Vous étiez dans votre cabine ?
— Non. Pourquoi ? Qui a tiré ? Quelqu’un a été tué ?
— Il s’agit de monsieur de Schlippendorf, reprit l’officier.
— Oh mon Dieu ! Maximilien ! Quelle horreur ! Par toutes les inventions de Watt, ce n’est pas possible !
Elle roula des yeux globuleux à rendre jaloux un anableps[4] et porta la main gauche devant sa bouche ; l’autre, plaqué contre la poche de sa veste, cachait le trou laissé par le premier coup de feu. Elle se surprit d’avoir tant de ressource. Finalement, ce n’était pas si différent de ses années de pensionnat, lorsqu’elle devait mentir à la mère supérieure. La seule différence résidait dans la sentence : un renvoi de l’établissement jadis, un retour à son créateur maintenant.
— Je suis vraiment navré, Madame. Pour votre sécurité, je vous recommande de vous isoler dans votre cabine. Le tueur pourrait encore être là. Je vais faire mettre un garde armé devant votre porte.
— Je… oui. Je… Je comprends. Je… Je ne me sens d’ailleurs pas très bien.
— Je vous en prie, Madame, venez avec moi, intervint monsieur Lucas. Appuyez-vous sur mon bras.
[1] Dieu me damne !
[2] Vite
[3] Idiot !
[4] Ce poisson carnivore dispose d’énormes globes oculaires qui lui valent les noms de « gros yeux » ou « quatre yeux », car ces derniers sont souvent à moitié immergés.
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