La pernicieuse perquisition
Le fourgon à vapeur pénétra dans l’allée menant à la maison ducale et s’arrêta devant le perron. Avec galanterie, les gendarmes saint-laurentais aidèrent Ambroisine à descendre. Le chauffeur avait eu la malencontreuse idée d’arrêter son véhicule avec l’arrière face au Soleil. En plus d’être éblouie et de se sentir fatiguée, la suspecte n’était plus habituée aux longues robes qui descendaient jusqu’au coup de pied ; comme la veille, elle manqua donc de tomber. Devant la porte protégée par le préau, attendaient le juge d’instruction, le lieutenant Le Lièpvre et deux de ses hommes. Tous les quatre affichaient une mine sévère de circonstance. Malgré son malaise qu’elle attribuait au trac, la jeune femme préféra jouer la carte de l’ironie ; elle restait sur sa ligne de conduite : se rendre la plus odieuse possible. Son état, après sa nuit déplorable, l’aiderait à être désagréable.
— Bonjour messieurs, soyez les bienvenus chez moi ! lança-t-elle avec un sourire feint. Qui d’entre vous aura l’amabilité de m’ouvrir la porte ?
D’un geste de la tête, l’officier commanda à un de ses subordonnés de s’exécuter. Mais l’avoué le précéda. L’aristocrate déchue, s’avança pour entrer la première. Ses muscles rechignaient, comme s’ils avaient souffert d’être trop longtemps immobilisés. Elle n’y prêta pas attention. Dans le hall, une domestique abandonna sa tâche et porta les mains à son visage rond, marqué par l’inquiétude. Sa patronne déjà en mauvaise posture, possédait une tête rougeaude et moins amaigrie que le reste du corps. Pour les autres témoins, ce n’était qu’un inconvénient dû à la chaleur :
— Manmzèl Amboisine, a ki sa u rivé ?[1]
— Ce n’est rien Simonette. Ces messieurs me jouent une mauvaise farce. Et je vous prie de croire, lieutenant, que vous avez tout intérêt à ce qu’elle ne dure pas. Vous savez ce que l’on dit : les meilleures blagues sont les plus courtes !
— Je vous prie de cesser de vous donner en spectacle, mademoiselle. Où est le bureau de feu votre adjoint.
— Il est à l’étage. Ma chambre et la sienne disposent d’un cabinet de travail attenant… enfin, c’est un boudoir, en ce qui me concerne, évidemment.
— Passez devant, nous vous suivons.
— Quatre-vingt jours ne sauraient suffire à faire le tour de votre goujaterie ![2] feula la jeune femme, en levant les yeux au plafond.
Arrivée devant les appartements du directeur-adjoint, la petite troupe trouva porte close. Ambroisine et son homme de loi profitèrent de l’occasion pour tancer une nouvelle fois les enquêteurs de leur imprévoyance. Comment avaient-ils espéré que l’huis ne fût pas verrouillé ? Et le sous-directeur adjoint n’avait bien sûr pas les clés ! Quelle était son utilité ? Alerté par le personnel de maison, monsieur Lucas arriva. Le juge et le lieutenant répugnèrent à ce qu’il crochète la serrure… mais le garde-du-corps leur rappela que s’il ne le faisait pas, un bagnard devrait s’en charger. Et lequel de ces indigents serait assez fous pour les aider ? Ils n’avaient donc pas le choix et cédèrent. Alors que les gendarmes commençaient à fouiller les meubles, bureau, commodes et autres armoires, la prisonnière entama une conversation badine avec son homme de main :
— Dîtes-moi, que devient notre petit tailleur ? J’ai besoin de faire raccourcir ma robe.
— L’est mort… emporté par une fièvre la semaine dernière.
— Oh que c’est fâcheux ! Il passait certes beaucoup de temps avec monsieur de Schlippendorf mais il faisait du bel ouvrage.
— Dois-je vous rappeler que vous êtes suspectée de meurtre, mademoiselle de la Tour ? Vous devriez faire preuve de moins de légèreté, intervint le juge d’instruction.
— J’ai déjà avoué… Que vous faut-il de plus ?
— Des preuves de l’histoire invraisemblable que vous nous avez racontée, reprit Le Lièpvre. Et ne vous ai-je pas déjà dit que salir la mémoire de votre victime vous vaudrait bien des inimitiés devant le tribunal.
— Qu’y puis-je si cet homme collectionnait les vices, comme d’autres les timbres-poste ? Je me sens toute chose. Monsieur, Lucas, vous seriez bien urbain de me monter une chaise, je vous prie.
— Non, il reste là ! Et vous, taisez-vous ! Ça reposera tout le monde.
— Enfin, mon lieutenant, que craignez-vous ? Laissez donc à ma cliente le loisir de s’asseoir !
Un des deux pandores revint avec un paquet de petites cartes qu’il montra à son supérieur. Intriguée, malgré son état, Ambroisine se rapprocha pour regarder. Il s’agissait de photographies suggestives montrant de jeunes éphèbes dans leur plus simple appareil et prenant des poses aguicheuses ou mimant le coït. À leur vue, elle ne put se retenir de pouffer. L’officier leva les yeux vers elle et la foudroya. Elle se força à lui sourire :
— Diriez-vous toujours que ma cliente salit sa mémoire ? gronda l’avocat. Peut-être bientôt ne nierez-vous plus sa position de victime.
Un raclement de gorge rauque accompagné d’un sursaut de sa moustache fut sa seule réponse. Mais l’ancienne duchesse lui faisait encore face avec aplomb malgré un regard vitreux. Se sentant perdre son calme, le militaire préféra abandonner ce duel puéril et battre en retraite. Il confia la garde de l’adolescente attardée à son subordonné et le remplaça dans la perquisition. La jeune blonde le regarda s’éloigner. La raideur de sa démarche trahissait son irritation et le bruit occasionné par ses gestes bourrus lui confirmèrent toute l’ampleur de sa réussite. Mais elle ne put savourer longtemps sa victoire, car cette lutte l’avait très affaiblie. Était-ce le voyage, les nuits en prison ? Elle se posa alors sur le bord du lit et contempla ses pieds d’un air absent. Mais sa migraine avait empiré avec l’effort et, à présent, la douleur se propageait à son dos. Elle s’allongea sur le matelas et ferma les yeux pour les apaiser. Malgré la chaleur ambiante, elle frissonna.
— Mademoiselle, relevez-vous ! commanda le gendarme. Vous ne pouvez pas vous endormir !
— Laissez-moi tranquille… geignit-elle.
— Ça ne va pas, Mademoiselle ? s’enquit l'avocat.
Monsieur Lucas, ancien adjudant des troupes de marine, avait remarqué l’état intriguant de sa protégée. Il avait tenté de l’interroger du regard mais, elle n’avait pas tenu compte de ces muettes sollicitations. Il posa le dos de sa main sur le front de la jeune femme et la retira rapidement : il était brûlant. Il lui demanda ensuite d’ouvrir sa bouche et de tirer la langue, ce qu’elle fit de mauvaise grâce… Un instant, il hésita à la persuader que l’officier était revenu pour qu’elle consente à la lui montrer. Nul besoin d’être médecin, pour comprendre ce qu’il se passait : il avait vu ces symptômes un trop grand nombre de fois pour ne pas savoir les interpréter. Il échangea une œillade inquiète avec le militaire préposé à la surveillance de la prisonnière. Tous les deux savaient.
— Bon sang ! explosa l’ancien bigor. Vous n’avez rien remarqué en allant la chercher ce matin ?
— N… non. Il faut que la salle de détention est plutôt sombre… et c’est assez rare que les gens en sortent d’un pas décidé ! se défendit le cogne.
— Arrête de faire l’pot-d’-fleur et va donc appeler un médecin !
— C’est que j’ai des ordres, monsieur !
— Que se passe-t-il encore, ici ? intervint Le Lièpvre avec humeur.
— C’est la fille, mon lieutenant, elle ne se sent pas bien du tout.
— C’est surement la fièvre jaune, il lui faut un toubib !
— Vous êtes médecin, vous, maintenant ?
— Vingt ans aux colonies, je sais la reconnaître… et je compte plus les types qu’en sont cannés.
— Je confirme, mon lieutenant. Ça y ressemble fortement.
L’officier s’approcha pour constater de lui-même et se gratta le crâne. Ce malaise soudain l’embêtait bien. Était-ce encore une facétie de la suspecte ? Sur l’invitation des deux hommes, il tâta son front pour se rendre compte qu’on ne lui mentait pas. Heureusement maître Hélory avait eu moins de scrupules. Grâce au téléphone du bureau de Schlippendorf, il manda l’un des médecins de l’hôpital. Ce dernier confirma le diagnostic de l’ancien artilleur : il fallait immédiatement emmener et isoler la victime. Arrivée en fourgon pénitentiaire, Ambroisine quitta donc sa demeure en ambulance, sous les regards inquiets. Le Lièpvre, lui, serrait les dents. Si elle mourait, l’enquête serait arrêtée et le dossier classé car on ne pouvait juger que les vivants. Et si la Sûreté ne s’en était pas mêlée, l’affaire serait déjà réglée ! Il voyait de nouveau son galon et sa légion s’éloigner en même temps que la camionnette, dont la stridente clochette tintinnabulait. Il enrageait contre cette petite peste qui, jusqu’au bout, sabotait un plan de carrière jusqu’ici très prometteur.
À la gendarmerie, lorsque le préposé aux fourneaux vint apporter la soupe du midi, Charlotte lui sauta à la gorge :
— Vous avez fait quoi de notre compagne ? Elle devrait être rev'nue, asteure.
Le geôlier la repoussa puis la regarda avec pitié :
— Tu devrais prier pour ton amie…
— Assazin ! J’en étais sûre !
Ulcérée par son imagination, la petite brune se relevait pour repartir à l’assaut. Mais le maton s’empressa de mettre le holà. Inutile d’envenimer l’incident, il risquait d’y avoir suffisamment de morsure de serpent à venir avec l’arriviste de Cayenne qui ne décolérait pas. L’officière recula, comme sonnée. La nouvelle lui avait fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Après avoir bravé tant de danger, sa cadette risquait de succomber à un mal sournois et incurable. Encore un méfait à porter au crédit de ces imbéciles de gabelous, toujours prompts à balancer des contredanses mais incapables de comprendre l’évidence, ni d’assurer une efficace surveillance. S’ils avaient ouvert l’œil cette nuit-là, jamais Saint-Fleur n’aurait capturé leur prisonnière, jamais elle ne serait aller dans son repère. La jeune femme en était certaine : c’est là qu’elle avait été contaminée.
— Donne ma soupe au voisin, murmura-t-elle pour masquer son chagrin.
— D'là ! donne-la donc aux chiens, histoire qu’ça panse[3] au moins quelqu’un.
[1] Mademoiselle Ambroisine, qu'est-ce qui vous est arrivé ?
[2] Il était alors admis que l’homme précède toujours la femme dans un escalier, comme dans tout lieu réputé mal fréquenté (les bars, entre autres).
[3] Ce terme de patois berrichon signifie certes nourrir mais aussi, dire des prières sur un mal pour qu’il guérisse (Hugues Lapaire, Le patois Berrichon, Crépin-Leblond, 1903, p.81)
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