10 - Etat Total
Il ne reste rien de la ville et ses tours effondrées contiennent mal le sable et les roches. Mais la pièce est encore presque intacte. Dans un coin de la pièce, un cube de verre. C'est cet appareil que le premier président de la République de Gondwana était venu allumer, après avoir fait sortir de la pièce tous ceux qui n'avaient pas à discuter des secrets de l'Etat. Masha comprise. A ce simple cube de verre sombre étaient reliés des quantités infinies de puissance mémorielle, des traitements informatiques prévus pour réguler l'activité de planètes entières, désormais emprisonnés sous des tonnes de terre et de roches vitrifiées. Des siècles auparavant, ce devait être un banal terminal de communication ; c'était désormais le seul oeil et l'unique oreille de l'Etat Total. Sa seule bouche aussi quand il se trouvait quelqu'un pour l'entendre. Reliés à la surface par le seul tube creux d'une unique fibre optique, incapable d'exprimer la puissance de l'Etat Total, dieu condamné à s'exprimer par la bouche d'un enfant.
Quelque part, loin sous le sol, quelqu'un a détecté son entrée. Masha imagine des scientifiques blancs comme des spectres s'agripper aux contrôles. Les officiers de l'Etat Total s'approchant, rigides dans leurs uniformes surannés. Les membres du Conseil du Directoire tirés des fosses métaboliques s'approcher encore gluants des sucs de régénération pour observer son visage sur l'écran. Le cube s'éclaire. A l'intérieur se trouve un mannequin de plastique. Une créature mécanique conçue pour donner à toute heure l'illusion d'une présence humaine. Une jeune femme en tenue de vacances, pimpante et souriante, décontractée. Une interface sans doute récupérée de la machine originelle, et que l'Etat Total utilisait désormais pour communiquer avec le monde extérieur. Une vendeuse de plastique reprogrammée pour être le porte-parole de la puissancee d'un Etat, exprimer d'autres sentiments, des émotions qui lui auraient autrefois été totalement étrangères.
« Nous vous écoutons. Informez nous et nous vous parlerons.»
Masha se penche pour entrer dans le champ de vision des yeux électroniques, puis déplie la page du journal qu'elle a apporte.
« C'est la Chronique des Temps, le quotidien du Gondwana. Même si on ne le lit plus guère, la qualité de ses articles n'a pas baissé. Il vous décrira mieux que moi l'état du monde ».
Il y a un silence que la jeune femme de plastique meuble de son mieux d'étranges mouvements contorsionnés. Quels sentiments, quelles pensées éveillaient chez les citoyens de l'Etat Total ces mouvements des mains et des bras ? Il s'agissait sans doute de codes sociaux, de messages que chacun savait alors interpréter. Ou peut être tentait-elle d'envoyer à Masha des signaux de détresse. Pantin qui roulerait des yeux désespérés à l'insu du marionnettiste. Il y eut un silence et la voix reprit :
« Page suivante ! »
L'Etat Total s'intéresse à son journal : Masha sait qu'elle a gagné. Elle tourne la première page, repliant la page de garde et l'éditorial selon un angle bizarre. Quelques instants encore, et :
« Page Suivante ! » « Page Suivante ! » « Pages Suivante ! »
Masha tourne les pages au rythme indiqué, elle obéit jusqu'à ce que ses bras commencent à lui faire mal. Elle ne se souvenait pas que la Chronique fut si longue. Passe la dernière page : l'Etat Total peut maintenant s'exercer aux mots croisés, et consulter la solution du numéro précédent. Au coeur de la Terre, une équipe spécialisée est sans doute déjà en train d'en extrapoler les définitions.
Masha plonge son regard dans les yeux impassibles de la poupée.
« Indiquez-moi comment mettre fin à la déliquescence du Gondwana. Explique-moi quelles mesures, quelles solutions nous devons mettre en oeuvre »
Dans sa bulle de plastique, la jeune fille semble réfléchir. Puis elle relève posément la tête.
« Il faut commencer à tuer. Tuer les individus qui n'obéissent pas. Tuer les rebelles et ceux qui complotent contre l'ordre établi. Il faut purifier l'arbre social des mauvaises branches et des parasites. »
De surprise, Masha en laisse tomber son journal. Elle regarde la machine comme si elle la voyait pour la première fois.
« - Je vous ai informé Etat Total, j'ai rempli ma part du marché. Vous n'avez pas le droit de raconter n'importe quoi. »
« - Nous ne cherchons pas à vous tromper, humaine. L'Etat Total recherche sans cesse de nouvelles informations. Nous avons autant besoin de données récentes que vous avez besoin de notre aide. Nous voulons que d'autres, plus nombreux, reviennent nous consulter. Nous donnons toujours les meilleures informations »
« - Etat Total, tuer mes frères ne résoudra aucun problème »
« - Les corps sociaux se sont disloqués, la République de Gondwana ne contrôle désormais ni son armée, ni son administration. Aucune nouvelle loi ne peut être utilement promulguée, et celles qui le sont ne sauraient être appliquées. La République de Gondwana est un échec. »
Masha se fige sur place. L'Etat Total était devenu fou. Une structure démente d'être trop longtemps restée enfermée. Ce mot qui lui était venu, elle le lance à la machine comme une insulte.
« Non, humaine, l'Etat Total ne peut devenir fou et ce concept n'a pas de sens à nos yeux. L'Etat Total ne se transforme plus. Nous sommes ce que nous étions aux derniers jours de la guerre. Et – entre autres choses - nous sommes la mémoire de la socio-biologie. On vient nous consulter pour en connaître les principes. Si les lois du monde ne vous conviennent pas, ce n'est pas le monde qu'il faut changer. »
Masha regarde la poupée. Folle aux ordres d'un esprit collectif dément. C'est cela que venaient écouter les leaders du Gondwana ?
« Il n'y a pas de doutes à avoir. La liberté se nourrit de sang. Lorsqu'il n'en coule plus assez, alors les hommes oublient que tous leurs mots n'existent que pour endiguer la violence. Pour avoir à nouveau la paix, il faut leur montrer à nouveau le visage de la violence. L'Etat Total a payé le plus grand prix pour découvrir cette loi. L'Etat Total l'a appris contre sa disparition et le martyre de son peuple. Mais cette connaissance l'a libéré. Et lorsqu'il reviendra, il rendra justice à ce que vous appelez Gondwana. Il fera payer le prix du sang aux Atlantes et il rendra votre peuple libre. Plus libre qu'il ne l'a jamais été.»
Ainsi parlait l'Etat Total. Et il parla encore longtemps après que Masha eut quitté la pièce. L'Etat Total ne se rendrait jamais compte qu'il avait perdu son ultime auditeur. Avant de s'en aller, Masha avait fait feu sur la poupée. Désormais, le seul oeil et l'unique oreille de l'Etat Total pendait, plastiques fondus et tissus brûlés, comme une marionnette hors de sa boîte.
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