La terrible traversée
Je suis réveillée par l’agitation qui s’empare de mes compagnons. Jojo m’aide à me lever et m’informe de ce qu’il se passe.
— Un autre groupe plus loin a tenté de partir avant le lever du jour, mais ils viennent de se faire prendre par la patrouille. C’est le moment pour nous d’y aller. Ils sont trop occupés pour nous arrêter. Il faut faire vite, on n’aura pas d’autre chance comme celle-là.
Je ne lui demande même pas comment il fait pour être au courant, je cours vers le bateau que nous soulevons tous ensemble. A quarante, l’avantage, c’est qu’il ne pèse rien et nous courons tous ensemble vers le bord de l’eau. Nous aidons les familles avec enfants à nous rejoindre et tout le monde parvient à se hisser dans l’embarcation. Je suis vraiment inquiète car le bateau s’enfonce de plus en plus au fur et à mesure qu’il se remplit de passagers. J’ai peur que le moteur se retrouve sous l’eau à ce rythme-là. Un homme, un Afghan, refuse d’ailleurs d’embarquer. La peur est plus forte et il ne parvient plus à bouger. Il nous jette un regard désespéré, mais dans cette fuite, c’est chacun pour soi. Il n’y arrive pas, tant pis pour lui, on n’a pas le temps de l’attendre, surtout que des sifflets retentissent au loin. Nous avons été repérés et il n’y a plus une seconde à perdre.
Un Guinéen démarre le moteur qui crachote un peu avant de finalement se lancer. Le courant est fort, nous sommes vraiment chargés, mais petit à petit, nous nous éloignons du rivage. Il n’y a encore aucune lumière et nous nous dirigeons à l’aveugle dans cette obscurité angoissante. Personne ne parle, nous sommes tous trop anxieux pour émettre le moindre son. Jojo se serre contre moi et j’essaie de me dire qu’il me protégera quoi qu’il arrive.
Maintenant que nous sommes en pleine mer, plus rien ne nous protège de la houle et les vagues sont énormes. Nous sommes secoués et ballotés dans tous les sens. Un Guinéen a sorti son téléphone et essaie de nous faire garder le cap au Nord avec son GPS, mais il n’a pas beaucoup de signal et c’est difficile de lutter contre les courants. Le soleil s’est levé cependant et cela nous aide à garder à peu près notre direction. Je commence à croire que nous avons vraiment une bonne étoile et que tout ira bien. Pourvu qu’un bateau d’une ONG nous trouve et nous dépose en Espagne ou en Italie…
Malheureusement, la chance tourne vite. Je ne sais pas si c’est parce qu’il était déjà abimé ou si c’est à cause d’une énième immersion sous l’eau, mais le moteur s’arrête tout à coup. Nous essayons de le redémarrer mais rien ne se passe. Juste le silence. Et la panique commence à gagner les passagers. Plusieurs se lèvent et se mettent à crier, comme s’ils pouvaient se faire entendre de qui que ce soit. Il n’y a personne autour de nous et quand bien même, entre le bruit des vagues et du vent, c’est impossible d’attirer l’attention d’un éventuel navire.
Des disputes éclatent car le bateau est trop chargé et le courant semble nous ramener vers les côtes marocaines. Jojo et moi essayons de ne pas y être mêlés, mais un jeune Camerounais l’alpague.
— Toi, tu n’as même pas payé. Le passeur me l’a dit. Tu n’as rien à faire là, dégage. Laisse la place à ceux qui ont le droit d’être ici.
— Je n’ai nulle part où aller, répond mon ami calmement mais fermement.
— Tant pis pour toi, tu n’avais qu’à payer ta place comme les autres.
Le jeune Camerounais attrape Jojo par les épaules et les deux commencent à se battre dans le bateau qui tangue. C’est horrible de les voir se débattre ainsi. J’essaie d’aider mon ami en repoussant le jeune, mais rien n’y fait. Et à peine quelques secondes après le début de ce combat, une vague nous submerge et lorsque je parviens à rouvrir les yeux, je constate que les deux combattants ont disparu. Je les cherche partout du regard et les vois qui dérivent rapidement loin du bateau auquel ils n’ont pas réussi à s’accrocher. Personne ne bouge alors que je crie.
— Jojo ! JOJO ! NON !
Alors que je suis prête à me jeter à l’eau pour venir en aide à mon ami, une main m’arrête et me retient sur place. Je ne sais pas qui m’empêche de plonger mais la poigne est ferme et je regarde, désespérée, la tête de Jojo disparaître sous les vagues. Il est trop tard pour faire quoi que ce soit et je m’effondre en pleurs dans le bateau. Me voilà désormais seule. A cause de moi, Jojo qui était tranquille à s’occuper de ses chèvres au village, est mort dans la Méditerranée. Je suis responsable de sa mort et je m’en veux. Je me moque désormais de ce qu’il peut m’arriver. Je peux bien finir noyée, de toute façon, comment vivre avec ce sentiment de culpabilité ?
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