Pourquoi je hais les étoiles
Maudites étoiles !
Elles restent là, plantées sur ce fond noir à stupidement scintiller.
Je les hais !
Je sais ce que tu penses, toi qui lis ces lignes.
C’est quoi son problème ? Comment peut-on détester les étoiles ? Elles sont les vedettes de l’éternel ballet cosmique.
J’étais comme toi, avant.
Tu vas vite me comprendre.
Connais-tu les vacances dans les îles ? Je ne pense pas. Le Soleil mordille la peau, la mer fredonne sa paisible mélodie, le sable chaud réchauffe la plante des pieds. Combien de touristes, une fois le maillot de bain et les tongs enfilées sont persuadés d’avoir découvert le paradis terrestre ? Les plus convaincus troquent leur petit confort contre une place au soleil. Au début, tout va pour le mieux. Les nouveaux débarqués enchaînent cocktails et lait de coco sur la plage en admirant les couchers de soleil sur la grande bleue. Spectacles intemporels, existence merveilleuse, bonheur suprême.
Mais la carte postale jaunit vite.
Devant, à gauche, à droite, derrière, il n’y a que l’eau. La mer devient banale, fade, ennuyeuse. C’est par légion qu’ils ôtent la chemise hawaïenne pour sauter dans le premier avion, pressés de fuir ce paisible enfer de sable et de beau temps, pressés de retrouver la grisaille du continent.
Comme eux, j’avais trouvé mon Paradis. Pour moi, c’était le monde au-delà des nuages : l’espace.
Mais dans mon cas, il n’existe pas de vol retour.
Je m’ennuie dans ce vaisseau, loin de ma Terre et des humains.
Au commencement pourtant, tout était parfait. Le décollage, la traversée de l’atmosphère, les premières étoiles dont la lueur n’était plus perturbée par l’atmosphère et enfin la Terre, notre planète, si bleue, si grande, si belle. Je n’oublierai jamais ce spectacle, je vivais des instants uniques pour lesquels j’avais sacrifié tant de choses.
Quelques jours plus tard, je frôlai la Lune avec ses mers et ses nombreux cratères. Mon enthousiasme était à son paroxysme.
Puis le vide entra en scène. Le même papier peint sombre saupoudré d’étincelles pendant de longs mois, sans jour et sans nuit, sans mouvement ni vie. Le temps n’existait plus et pourtant, j’avais la désagréable impression qu’il filait oisivement. Chaque journée n’était qu’une répétition de la précédente et la copie de la suivante.
Un beau matin, Mars apparut. L’enthousiasme et la contemplation me gagnèrent après cette traversée du désert céleste. Retour en force de l’ennui dès que la planète rouge fût dans le rétroviseur. Retour au vide.
Jupiter, la plus grande des planètes se présenta. Massive, majestueuse, magnifique. Les réjouissances furent aussi de courte durée, car dès que la géante gazeuse sera dépassée, je repartais pour cette éternité interstellaire.
L’espace, c’est beaucoup de rien et peu de pas grand-chose.
Saturne. Je ne l’ai pas vue. J’ai préféré continuer ma sieste plutôt que de coller mon nez à la vitre pour l’apercevoir.
Uranus, Neptune, Pluton. Rien à dire de plus. Depuis, c’est le vide intersidéral, horrible, angoissant.
Combien de temps ? Quinze mois ? Six ans ?Toi, mon ami, tu dois le savoir, c’est assurément écrit dans tous les livres d’histoire. Nous sommes célèbres après tout. C’est d’ailleurs pour cela que tu continues de lire mon carnet : tu es à la recherche d’informations croustillantes.Encore un peu de patience.
Pour tenir la barre du vaisseau, il n’y a que moi. Les autres personnes que je transporte voyagent bien au froid dans leurs capsules cryogéniques. Elles se réveilleront une fois le vaisseau à destination.Parfois, je leur rends visite pour discuter, mais les glaçons n’ont pas beaucoup de conversation. Si au moins je pouvais parler avec quelqu’un d’autre que toi, le voyage me paraîtrait moins long.
En parlant de cela, alors que j’écris ces lignes, le grand compteur affiche 1582, c’est le nombre d’années qu’ils nous restent. Rectification : c’est le nombre d’années qu’ils restent aux demoiselles congelées avant de débarquer sur cette lointaine planète, car la mort aura sonné depuis longtemps à ma porte.J’aurais mieux fait de me casser une jambe le jour où j’ai posé le pied dans ce vaisseau.
Il n’y a que des femmes à bord.Les hommes n’ont pas été acceptés pour cette mission : jugés inutiles. C’est marrant.
Je vois venir ta question.
Comment une seule femme a-t-elle pu conduire un vaisseau pendant des millénaires ?
Tout a été prévu.
On a congelé des flacons contenant la semence des meilleurs hommes. Il suffit de s’auto-inséminer avec une de ces « fioles à nectar » pour pouvoir enfanter. Ainsi, il y aura d’autres pilotes après moi pour mener ce radeau spatial à bon port. De plus, les passagères endormies pourront elles aussi se reproduire, une fois débarquées sur la nouvelle Terre. Je t’avoue que l’idée de m’envoyer ce jus d’homme dans les entrailles, comme on le faisait aux vaches, m’écœure. Mais puisque tu lis ces lignes, c’est que le vaisseau est arrivé et si le vaisseau est arrivé, c’est que j’ai surmonté cette épreuve.
Mon ami, ou plutôt mon lointain descendant, ce qu’on t’a raconté sur l’origine des humains est vrai. C’est la mission de la dernière chance. Ce vaisseau va filer à travers l’espace pendant encore seize siècles pour que vous, nos enfants, recréiez une Humanité qui ne fera pas les mêmes erreurs que la nôtre.
J’ai un message pour les tiens. Dis-leur que c’est de la part de la plus ancienne de leur grand-mère. Si seulement nos aïeuls nous avaient prévenus comme je le fais, bien des peines auraient été évitées et je ne passerais pas le reste de ma vie coincée entre ces satanées étoiles...
Nous étions si inconscients, si irresponsables dans nos actes. Nous avons massacré les animaux, brûlé les arbres et les plantes, vidé les océans de toute vie et pollué l’atmosphère et les sols pour des milliers d’années. Nous pensions que notre planète avait des ressources illimitées.
La Terre est désormais aussi stérile que Mars.
Prenez soin de cette nouvelle planète. Considérez là comme un être vivant qui mérite toute votre attention. Ne l’exploitez pas, vivez en harmonie avec votre Terre qui vous abrite. Si vous prenez conscience de votre impact, l’Humanité n’aura plus jamais besoin d’envoyer une douzaine de femmes frigorifiées au milieu des étoiles.
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