Prologue

6 minutes de lecture

La fin de l'été semblait déposséder le monde de ce qu'il avait d'appréciable.

C'est avec nostalgie qu'Eldrid regardait les herbes onduler dans la brise, sous l'éclat du coucher de soleil, par la porte grande ouverte de la salle commune. Le bois avait été coupé, les réserves formées, et les animaux ne tarderaient pas à être rentrés dans l'étable avoisinante. Bientôt, la neige et le gel interdiraient l'accès aux pâturages et le travail de la terre. Bientôt, son quotidien serait rythmée par l'atmosphère confinée de la skáli, le bâtiment principal. La nuit se coulerait sur le monde, et avec elle viendrait le temps des contes et des poèmes du scalde narrant les exploits des guerriers.

Elle eut à peine le temps de se concentrer sur le repas, qu'elle préparait en compagnie de Sigrún, qu'une clameur l'interrompit.

Des cris résonnèrent à l'extérieur. Eldrid se mordit la lèvre inférieure lorsqu'une dizaine d'hommes entrèrent dans la demeure vêtues de leurs armures.

Voilà pourquoi Eldrid haïssait les jours sombres. L'hiver sonnait le retour des guerriers, et avec eux celui d'Erling Bjarnason, le chef de son clan.

La grande silhouette ne tarda pas à se profiler dans l'embrasure de la porte en titubant : elle se dirigea droit vers un banc au coin du feu et s'y laissa choir.

Les quelques salutations qui s'élevèrent dans la salle moururent devant son silence et son corps ployé.

— À boire, grogna-t-il.

Malgré ses vêtements de voyage poussiéreux, l'entaille qui barrait sa joue, ses cheveux blonds emmêlés et sa barbe qui lui mangeait le visage, il émanait de lui un magnétisme écrasant.

Il figea son regard gris acier, légèrement trouble, droit sur Eldrid. Devant l'éclat d'orage insoutenable de ses yeux, elle baissa les siens. Elle observa stupidement la viande qu'elle était en train de découper : le couteau tremblait dans sa main.

— J'ai dit : à boire.

Cette fois, son ton était calme. Trop, sans doute : il paraissait gronder au loin comme une tempête dévastatrice.

Eldrid tressaillit lorsque Sigrún lui asséna un coup de coude dans les côtes. La femme rondelette qui se tenait près d'elle avait autrefois été une thraell comme elle, avant d'être affranchie des années auparavant. C'était Sigrún qui l'avait élevée, et elle n'aurait pas supporté que celle qu'elle considérait comme sa fille tombe en disgrâce auprès d'Erling Bjarnason.

La jeune fille déglutit :

— Oui, Konungr.

Sa voix n'avait été qu'un mince filet rauque. Eldrid avait pourtant toujours eu une langue acérée : cela lui avait valu, et lui valait encore, bien des problèmes. Mais lorsqu'elle parlait au chef de son clan, sa belle assurance fondait de façon irrémédiable.

Elle posa sa lame, se leva, s'emparant fébrilement de la corne à boire qu'il lui tendait. Elle tentait d'avancer d'un pas égal vers les fûts de bière, lorsqu'il la héla de nouveau.

— Du vin, exigea-t-il.

Son cœur se serra. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle soit si incapable en sa présence ? Les joues brûlantes, elle fila vers le tonneau où était entreposé l'onéreux liquide pourpre, emplissant la corne. Elle la lui tendit, manquant de renverser le contenu dans sa précipitation.

Dans la pièce, chacun retenait son souffle, attendant que le chef du clan parle. Erling Bjarnason dévisagea une à une chacune des personnes présentes dans la salle. Puis il se détourna, contemplant les flammes qui brûlaient dans l'âtre. De toute évidence déjà loin d'être sobre, il but le vin, lentement.

D'un geste brusque, il avança à nouveau la coupe dans la direction d'Eldrid.

— Encore.

Alors qu'elle versait une seconde fois l'alcool dans le récipient, la jeune thraell comprit. Elle jeta un regard inquiet vers les guerriers qui étaient entrés. Leur attitude morne, leurs yeux qui avaient vu trop des leurs périr. Ils avaient été défaits.

Erling Bjarnason avala une gorgée du liquide.

— Dis-moi, thraell, que fêterons-nous ce soir ?

Il la fixait à nouveau, avec une insistance qui la fit frémir.

— Nous... nous fêterons vos exploits sur le champ de bataille, Konungr.

Le coin de ses lèvres se redressa, déformant la balafre en cicatrisation qui courait sur sa joue.

— Tu es anglaise.

Elle l'était. Un raid, mené par le père d'Erling sur le village qu'elle habitait alors qu'elle n'était qu'une petite fille de trois ans ou quatre ans, avait fait d'elle une capture de guerre.

— Oui, souffla-t-elle sans comprendre où il voulait en venir.

— Et entends-tu la moindre acclamation dans cette maison, thraell ?

— Je... Non... bredouilla-t-elle d'une voix blanche.

L'homme jeta ce que sa corne contenait de vin sur les flammes.

Il se leva, surplombant la pièce de toute sa hauteur.

— Mes guerriers se sont bien battus, ils étaient forts, valeureux, et ils rejoindront le Valhalla. Et lorsque je serai moi-même au royaume d'Ásgard, je sais que, cette fois, nous vaincrons lors de l'ultime bataille.

Quelques paroles approbatrices retentirent dans la pièce.

Le chef du clan s'approcha d'Eldrid, qui recula instinctivement. Mais ses doigts s'abattirent sur l'épaule de la jeune femme, l'empêchant de se soustraire à sa poigne. De son autre main, il frôla le collier de servitude qui ornait le cou de la capture de guerre.

— Ils se sont bien battus, répéta-t-il. Sais-tu pourquoi, alors, nous n'entendons pas la moindre ovation ? Parce que les tiens ont massacrés les miens, proféra-t-il d'une voix pâteuse. Vous avez tué mon père il y a des années de cela. Et aujourd'hui encore, vous prenez la vie de mes hommes.

Elle serra les poings, baissant les yeux pour qu'il ne voit pas la rage douloureuse qui y brillait. Elle aurait voulu lui hurler qu'il avait tort, qu'elle était des leurs. Elle aurait voulu lui dénier le droit de l'exclure ainsi, par ses mots, du reste de son clan. Mais aucun mot ne franchit le barrage de ses lèvres.

Erling se pencha un peu plus. Il saisit avec une douceur étonnante le menton de la jeune fille pour lui faire relever la tête, tant et si bien qu'elle pu contempler la boursouflure de la plaie qui barrait sa joue. Dans la lueur flavescente du feu qui brûlait au creux de l'âtre, le visage du Konungr se découpait en ombres menaçantes.

Ses yeux errèrent jusqu'aux siens, et elle en eut le souffle coupé. Il était si près. Si près qu'elle sentait la brûlure de son regard métallique, planté dans le sien tel une lame chauffée à blanc.

— Vous en paierez le prix, souffla-t-il, son haleine avinée caressant sa peau.

Il se redressa, relâchant le regard d'argent qu'il maintenait sur elle, et Eldrid eut l'impression de s'enfoncer dans les profondeurs du monde des morts à mesure qu'il s'élevait. Tout à coup, il lui semblait qu'elle ne verrait plus jamais la lumière du jour.

— Ce soir, nous boirons à la mémoire de nos morts glorieux, s'exclama-t-il en se tournant vers le reste du clan.

Cette fois, un concert de clameur s'éleva.

Quelques instants plus tard, les hommes, les femmes et les enfants communiaient ensemble la mémoire des valeureux guerriers tombés au combat. Le poids de la défaite se sentait dans chaque regard, mais Eldrid, elle n'avait d'yeux que pour le Konungr qui s'était réfugié auprès de Gundrun, son épouse légitime.

La jeune thraell emplissait les coupes de vin, d'hydromel et de bière dans des gestes machinaux.

Elle pouvait encore sentir la prise de sa main sur son épaule. La morsure du métal en fusion de son regard.

D'aussi loin qu'Eldrid se souvienne, elle l'avait toujours admiré. Plus jeune, elle l'épiait à longueur de journée, faisant mine de faucher le blé ou de laver une tunique dans la rivière, alors que, de loin, elle l'observait manier avec dextérité une épée contre les guerriers du clan qui l'entraînaient. Elle lui jetait des regards à la dérobée le soir lorsqu'il dinait. Elle avait assisté, la gorge serrée, à ses fiançailles puis à son mariage avec la belle Gundrun. Son cœur battait plus vite, plus fort, chaque fois qu'elle le voyait. Elle attendait chaque retour de raid avec une impatience angoissée, tant elle avait à la fois hâte et crainte de le revoir, et tant elle était inquiète à l'idée qu'il ne franchisse jamais la porte de la demeure.

Lorsqu'elle moulait le blé, lorsqu'elle nettoyait le sol de la skáli, lorsqu'elle tissait, lorsqu'elle récoltait les mûres et les baies de sureau, c'était pour lui qu'elle le faisait.

Voilà des années que la jeune thraell ne nourrissait plus aucun doute — et plus aucun espoir.

Elle aimait Erling, d'un amour bien différent de la dévotion qu'il inspirait à tous. Et lui ne voyait en elle que ses cheveux auburn coupés court en signe de servitude, le collier qui ornait sa gorge, et le sang ennemi qui coulait dans ses veines.


Voici pour le prologue ! Dites-moi, un segment "lexique" serait-il le bienvenu ? ;-)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire CamilleEndell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0