4 : Temps des épées
Debout au milieu du campement, Godwin scrutait chaque homme de ses troupes.
Hormis les quatre sentinelles qu'il avait fait poster, ils étaient tous endormis. Voilà plus d'une semaine qu'ils n'avaient pas rencontré la moindre poche d'envahisseurs vikings : le clan sur lequel ils avaient voulu marcher le matin même s'était trouvé vide. Les hommes du Nord fuyaient, et Godwin n'aurait su dire si la nouvelle le réjouissait. Sa lame avait encore soif de sang, tout comme ses hommes.
Nourrir la cinquantaine d'hommes qui le suivait n'était pas tâche aisée, et en l'absence de lieux habités à piller, leurs provisions fondaient à vue d'œil. Comme si cela ne suffisait pas, le gibier semblait lui aussi avoir déserté les étendues et les forêts enneigées.
Toutefois combattre en hiver était le seul moyen de mettre leur plan à exécution. Au printemps et en été, les hommes du nord étaient trop occupés à lancer des raids en direction du sud, et les troupes ne pouvaient combattre sur deux fronts.
Ce ne fut qu'après de longs jours de chevauchées qu'ils purent enfin apercevoir un nouveau point d'attaque.
Godwin et ses hommes étaient alors tapis au sommet d'une élévation rocheuse. Il rampa sur la roche, tentant d'apercevoir le hameau en contrebas. Au milieu de la plaine se dressait un regroupement de quelques habitations, dont la plus grande devait être la demeure du chef de clan. Enfoui dans l'épais manteau neigeux, un ruisseau serpentait vers la mer qui se fracassait au loin, dans une crique aux parois écorchées.
Le chemin pour y descendre était escarpé, et, surtout, était visible. Ils se feraient repérer en quelques minutes à peine. Fort heureusement, ils pouvaient compter sur leur supériorité numérique. Tout semblait calme. Si un filet de fumée ne sortait pas de la cheminée de la plus grande maison et si ses soldats n'avaient pas affirmé avoir vu sortir quelques personnes au cours des dernières heures, Godwin aurait pu croire que le village était vide.
Il en était à là dans ses observations, lorsque la porte d'une demeure s'ouvrit en grand. Il plissa les yeux, mais ils étaient trop loin pour qu'il suive la scène avec précision. Tout ce qu'il vit, ce fut un homme en frappant un autre, qui avait les mains liées et qui se débattait. La silhouette fut attachée solidement à ce qui lui semblait être un poteau, à quelques mètres de là.
Ils descendirent le chemin à pic quelques instants plus tard. Rien ne bougeait dans le hameau esseulé.
Ils mirent pied à terre aux abords des maisonnées : inutile de rester juchés sur leurs montures si les ennemis se terraient dans leurs chaumières. Godwin écoutait le moindre son : le martèlement des bottes de ses soldats, les épées qu'on tirait des fourreaux.
Puis, tout à coup, une flèche vrilla l'air. Godwin n'eut la vie sauve que grâce à un réflexe qui le fit se jeter à terre. Il avait à peine touché le sol qu'il avait déjà réussi à évaluer la position du tireur. Les vikings avaient profité du fait qu'ils s'approchaient pour monter par derrière sur les toits.
Il poussa un juron lorsqu'une pluie de flèches s'abattit sur eux. Il courut jusqu'à son destrier affolé pour y récupérer le bouclier qui pendait à sa selle. En l'imitant, ses soldats se réunirent autour de lui, formant une barrière protectrice autour et au-dessus d'eux.
Là, leur carapace martelée par les pointes de silex et par les hampes, il évalua la situation. Ils n'étaient pas si nombreux. Quatre archers, tout au plus. À cela s'ajoutait les éventuels personnes présentes dans les habitations.
Il donna ses ordres d'une voix forte pour être entendu malgré le vacarme. Par petits groupes de cinq ou six, ses hommes se détachèrent de leur formation pour se glisser dans les maisons, en se protégeant des tirs ennemis grâce aux boucliers.
Il laissa les vikings vider leurs carquois sur eux. Son cœur se serrait à chaque fois qu'un des siens tombait. Il en dénombra cinq.
À l'instant même où la pluie de flèches cessa, ses propres archers prirent le relai, visant méthodiquement les hommes présents sur les toits de chaume, qui n'avaient pas eu le temps de se réfugier à l'intérieur.
Très vite, il entendit des cris résonner, sans savoir s'ils appartenaient à ses hommes ou aux envahisseurs. Le tintement de l'acier en provenance des chaumières était infernale.
Puis le silence, assourdissant, et le râle des agonisants. Les mines hagardes des siens. Les grimaces de douleur des blessés.
Comme à son habitude, Godwin compta les pertes. Il savait que cette fois le bilan serait lourd. Huit hommes avaient péris : Cinq sous les flèches, trois sous les lames. Un autre était grièvement blessé. Le reste se composait de blessures superficielles. Pendant qu'ils étaient soignés par les uns, les autres enterraient les corps, pillaient et brûlaient les maisons.
Le chef de la troupe s'engouffra dans une habitation. Les flammes de l'âtre au centre de la pièce étaient vives. Mêlées aux effluves de sang et de mort, une forte odeur de viande carbonisée flottait dans l'air, et les vestiges d'un repas à peine commencé étaient répandus sur le sol.
Il s'empara d'une torche et entreprit d'incendier la demeure. Ne laisser que des cendres sur leur passage, telle était la tâche qui lui avait été confiée.
Lorsqu'il ressortit, Edmund le héla. Godwin plissa les yeux : ses hommes s'étaient regroupés autour d'une chose indéfinissable. Il s'approcha d'eux, et les rangs s'écartèrent, dévoilant une jeune fille.
Vêtue d'une simple tunique, elle était enchaînée à un pilori, son visage marqué par des ecchymoses, transie de froid. La seconde chose qu'il remarqua fut le collier qui enserrait son cou, puis ses cheveux auburn et courts. Ses yeux d'un brun verdoyant était rivés aux bâtiments en proie aux flammes. Une esclave viking. Ainsi, elle était l'objet du spectacle qu'ils avaient aperçu au loin.
— Qu'est-ce qu'on fait d'elle ? l'interrogea un de ses soldats.
Godwin haussa un sourcil.
— Ce que nous sommes venus faire. Tuez-la.
— On ne pourrait pas... s'amuser un p...
D'un simple regard, son chef le dissuada de continuer. Godwin reporta son attention sur la thraell. Ses traits ne reflétaient qu'une peur intense.
— Non. Tuez-la. Immédiatement.
Comme personne ne réagissait, il dégaina son propre glaive. La fille se recroquevilla contre son poteau en gémissant, tremblante.
Il posa sa lame contre la gorge de l'esclave.
— Ek em eigi óvinur !
Godwin ne comprenait que quelques rudiments de langue du nord. Ses hommes n'avaient jamais tenté d'apprendre la langue de l'ennemi. Parler leur langage aurait irrémédiablement crée un lien entre eux, leur condition de barbares diluée par la compréhension des sons qu'ils prononçaient.
La fille avait parlé vite, ses mots bousculés entre ses lèvres par la peur. Cependant, le ton sur lequel elle avait dit ces paroles le retint d'accomplir sa sordide tâche.
— Elle essaie de dire quelque chose, fit un soldat derrière lui.
— Non, vraiment ? railla son supérieur.
Il s'accroupit face à elle, la pointe de son glaive frôlant sa gorge. La poitrine de la jeune femme se soulevait de façon erratique, et il ne pouvait que trop bien deviner les battements affolés de son cœur.
— Comprends-tu quand je te parles ?
Ses yeux verts étaient emplis de larmes qu'elle ne contenait qu'à grande peine. Elle le dévisageait, son regard fixé sur ses lèvres, comme si cela pouvait l'aider à percer le secret de sa langue.
— Comprends-tu ? essaya-t-il encore en la saisissant par l'épaule.
Elle tressaillit, se recroquevillant un peu plus.
— Ek em eigi óvinur, geigna-t-elle. Vegið mik eigi !
Cette fois ci, Godwin parvint à comprendre.
— Elle n'est pas notre ennemie, traduisit-il en se redressant. Elle demande qu'on ne la tue pas.
— Et c'est ce que nous allons faire ? l'interrogea Edmund, dubitatif.
Il n'eut pas le temps de répondre. L'esclave tirait sur ses chaînes en produisant un vacarme de tous les diables, fixant les hommes qui l'entouraient d'un regard suppliant.
Godwin s'avança vers elle d'un air menaçant, et elle cessa aussitôt de s'agiter.
— Qui t'a fait cela ? demanda-t-il en détachant chaque syllabe et en touchant du bout des doigts les ecchymoses qui constellaient son visage.
La jeune femme tenta de se dérober à son contact, mais les liens qui la retenaient étaient trop serrés pour qu'elle puisse s'écarter suffisamment.
— Vikingar ? tenta-t-il à nouveau en montrant la peau meurtrie.
Cette fois, la fille arrêta de bouger, comprenant ce qu'il demandait. Elle hocha la tête.
— Konungrinn, chuchota-t-elle.
Une ombre passa sur son visage. Puis elle leva les yeux vers ses mains attachées au-dessus d'elle, en les secouant.
— Ek em thraell. Ek køm frá suð.
Godwin la fixa un instant, pensif. Non seulement elle était une esclave, mais en plus elle semblait avoir été mal accueillie par le clan qu'ils venaient de détruire.
Tout en maintenant son épée devant elle, il commença à lui ôter ses chaînes.
Athelstan se fraya un chemin jusqu'à lui, suspendant son geste.
— Nom de Dieu, Godwin, que fais-tu ?
— C'est une capture de guerre, expliqua-t-il d'une voix où affleurait une pointe d'agacement. Elle dit venir du sud.
— Et tu la crois ? Tu viens de dire qu'il fallait la tuer !
— En effet. Mais regarde-la ! Elle est attachée à un poteau, couverte de plaies, et livrée à notre merci. Il serait injuste de la tuer aux côtés de ces barbares qui l'ont arrachée à sa famille et qui l'ont maltraitée.
Athelstan secoua la tête. Comme son chef s'attaquait de nouveau aux liens qui entravaient l'esclave, il l'empoigna par le bras.
— Nous ne pouvons pas nous encombrer d'une femme !
Godwin lui renvoya un sourire moqueur.
— Tu n'étais pas si prompt à tuer, lors de notre dernière attaque.
L'homme ne se démonta pas.
— C'était un enfant. Godwin, tu ne peux pas la croire. Elle ne parle pas notre langue, elle n'est pas des nôtres !
— Conclusion hâtive.
— Et si elle était une espionne ?
Son supérieur s'esclaffa, balayant du regard le hameau dévasté.
— Une espionne ? Et une espionne de qui ? Ils sont morts, tous autant qu'ils étaient. Et tu l'as dit toi-même, de toute façon elle ne parle pas notre langue.
Il reporta son attention sur la jeune fille, et mêlée à la crainte, il put voir dans ses yeux une lueur d'espoir.
— Non, ajouta-t-il. Elle est sincère. Et le prochain qui s'opposera à mes décisions tâtera de ma lame.
La menace plana dans les airs. Lorsqu'il fut certain que personne ne remettrait en question son choix, il acheva de libérer la thraell de ses entraves. Sa peau était glacée, ses lèvres bleuies par le froid. Elle vacillait sur ses jambes, affaiblie. Encore apeurée, elle recula en apercevant le bras secourable que Godwin lui offrait.
— Athelstan, donne-lui ta cape.
— Quoi ? s'étrangla celui-ci. Mais je...
Le glaive de son chef se trouva aussitôt pointé sur son torse.
— Dois-je te passer par le fil de ma lame, ou vas-tu enfin cesser de me contredire ?
Le soldat déglutit péniblement, et dégrafa sa cape de voyage. La thraell fixa le vêtement, interdite, jusqu'à ce que Godwin avance vers elle et le place d'autorité sur ses épaules.
Elle se débattit, et le chef des troupes entendit distinctement des lames sortir de leurs fourreaux pendant qu'il contenait à grande peine la jeune fille qui tentait de se dégager.
— Rengainez vos armes, ordonna-t-il en la sentant se démener davantage. Edmund, prend les chaînes et attache-les autour de ses poignets.
Elle se cabra lorsque celui-ci s'approcha d'elle avec les fers, emprisonnée dans les bras de Godwin. Ils durent batailler pendant de longues minutes jusqu'à ce que les entraves se referment sur les avants-bras de l'esclave.
La thraell ne se calma que lorsqu'il la fit monter sur son propre cheval, comprenant sans doute qu'il n'avait pas l'intention de la rattacher au pilori ou de la tuer, mais bien de l'emmener avec elle.
Pendant qu'il talonnait sa monture, il la vit jeter un dernier regard vers les habitations qui brûlaient. Elle murmura une dernière parole qu'il ne comprit pas.
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