-Þórsmörk signifie « Les bois de Thor » ! Tout simplement parce que cette charmante forêt est située en plein dans la vallée, n’y cherchez rien de mythologique ici.

-C’est incroyable ! Tu as vu la couleur des arbres ? On dirait de l’or !

Léonore se tourna vers la voix, avec l’impression que la question lui était destinée. Elle ne reconnut pas tout de suite l’inconnu dans son champ de vision, mais celui-ci s’approcha comme si il savait exactement ce qu’il se passait.

-Ton regard est devenu vague… Léonore, tu sais où on est ?

L’intéressée secoua la tête, sentant la panique la gagner aussi vite que les larmes. L’homme lui sourit gentiment et lui posa une main sur l’épaule. Bizarrement, Léonore ne se sentit pas en danger.

-Je suis Laurent. Je suis ton caméraman attitré pour ton projet de tour du monde et...

Il sortit un papier de sa poche.

-Lis-ça, tu comprendras.

Sur le papier était inscrit un mémo, lui rappelant brièvement son nom, le nom de Laurent, leur projet et surtout… Elle regarda à son annulaire. La bague scintilla, reflétant le soleil sur sa surface argentée. Elle caressa du bout du doigt l’inscription gravée sur le bijou.

-Souviens-toi toujours du chemin de ton cœur, chuchota-t-elle.

Même si sa mémoire ne lui revint pas toute entière, quelque chose en elle lui indiqua qu’elle pouvait croire Laurent, et que ce n’était pas la première fois que ce genre de situation se présentait.

-Alors nous sommes en Islande ? C’est très joli ! S’efforça de dire Léonore.

-Quel dommage, tu as raté la journée d’hier, c’était sensationnel ! s’exclama Laurent. Mais attends, tu te souviens de Lars ?

Un grand gaillard s’avança vers elle, tout sourire, et s’exprima dans un français à couper avec de l’accent du Nord :

-Je suis Lars, votre guide pour ce voyage ! Je m’occupe de tout, profitez et reposez-vous !

Léonore lui adressa un petit sourire. Difficile de se montrer enthousiaste quand on ne se rappelait plus ce qu’on faisait là. Un voyage de noce. Quelle drôle d’idée.

Laurent n’était pas désagréable à regarder et à en croire son comportement à son égard, il avait l’air de prendre soin d’elle. Elle supposa qu’il avait dû lui faire une demande en mariage et qu’elle avait accepté. Avait-elle hésité ? S’était-elle décidée tout de suite ? Avaient-ils fixé une date de mariage ? Elle n’osait pas poser ces questions à Laurent, sûrement par peur de la réponse. Elle se décida à lui en parler le soir venu, et s’intéressa enfin aux explications de Lars.

-Ce petit chemin mène à ce qu’on appelle le Landmannalaugar, ce qui signifie « Les bains chauds des gens du pays ». Ce sont des sources chaudes, et c’est également un excellent endroit pour passer la nuit !

-Passer la nuit à côté de sources chaudes ? Tu es sûr de l’idée ? demanda Laurent.

-Les nuits sont sûrement froides ici. Un peu de chaleur ne pourra que nous faire du bien, répondit Léonore.

Lars la regarda avec un sourire éclatant.

-Nákvæmlega, mademoiselle, exact ! Ce ne sera pas du luxe, croyez-moi.

-C’est vrai que la nuit dernière était plutôt froide, sourit Laurent. S’endormir n’était pas chose facile, heureusement qu’on était deux sous la tente…

Ce sous-entendu tendit Léonore. Est-ce que… Non, elle n’osait pas y penser. Ah, elle aurait donné cher pour se rappeler de la soirée.

Cherchant dans les méandres de sa mémoire, elle s’aventura sur le petit chemin qui déboucha bientôt au pied d’un massif de montagnes rougeoyantes, traces d’anciennes activités sismiques dans la région. La nuit qui commençait à tomber donnait une ambiance de vieux film de western à l’endroit. Curieux, quand on sait où on est, pensa Léonore.

Lars et Laurent se mirent à installer le campement, les tentes, le réchaud et les provisions. Elle, de son côté, s'assit sur un rocher. Curieuse sentation que d’avoir mal aux jambes mais ne pas se souvenir d’avoir marché. Perdre la mémoire en pleine action, voilà une chose qu’elle n’avait jamais expérimenté. Au fur et à mesure de la soirée, quelques souvenirs lui revinrent. Elle se rappelait bien de Laurent, de son tour du monde. Elle se surprit à sourire : c’était agréable de constater qu’elle ne devenait pas complètement amnésique. Elle rejoignit les deux hommes autour du feu.

Le repas terminé, elle se dirigea vers sa tente, espérant de tout son cœur qu’elle se réveillerait toute entière le lendemain. Laurent l’attrapa par l’épaule :

-Hé, Léonore, ça va ? Tu as l’air plus en forme !

-Je me souviens, Laurent ! Je ne t’ai pas oublié, tu vois !

-C’est vrai ?

Les yeux de Laurent brillèrent de soulagement.

-Tout t’est revenu ? Le voyage ? La demande ? La…

-Non. Je ne me souviens pas de cette partie-là, répondit-elle avec une pointe de tristesse. Mais ce n’est pas grave. Il me reste la bague !

Son ami/fiancé eut l’air contrarié. Il lui rendit son sourire triste, puis lui prit les mains.

-J’ai encore quelques détails à régler avec Lars pour demain. Va te coucher, je te rejoins dans pas longtemps, d’accord ?

Léonore acquiesça, et avant de se séparer, décida de prendre Laurent dans ses bras.

-J’ai hâte que tu me remontres tout ce que j’ai oublié, lui chuchota-t-elle.

En riant, elle entra dans sa tente, enleva sa bague de son doigt et se coucha dans ses draps de fortune. Epuisée par la longue journée et rassurée par ses souvenir pas complètements morts, elle s’endormit assez vite.

Le lendemain, Laurent se réveilla avant Léonore, comme il en avait l’habitude. Jetant un coup d’œil à la jeune femme afin de s’assurer qu’elle ne se réveille pas, il attrapa la bague de fiançailles et la rangea dans une petite boite carrée qu’il glissa dans sa poche. Toujours sans un bruit, il sortit de la tente pour admirer l’extérieur. Dehors, il ne faisait pas si froid, les sources chaudes faisant leur travail de manière plutôt efficace. Le soleil du matin rendait encore plus voyantes les couleurs des montagnes alentours. Lars était déjà levé, buvant son café.

-Aujourd’hui, on part à Bláhnúkur ! C’est une montagne magnifique d’une jolie couleur bleue, tu verras, c’est très impressionnant !

Laurent se servit une tasse à son tour et sourit à Lars. Le programme semblait lui plaire.

-Léonore dort toujours ? demanda le guide.

-Oui… Grosse journée pour elle, hier. J’espère que tout ira mieux aujourd’hui.

A peine venait-il de prononcer ces mots que Léonore surgit de la tente, l’air paniqué.

-Laurent ? Où est-ce qu’on est ? Et… Qui est cet homme ?

Jetant un coup d’œil rapide à Lars, le jeune homme expliqua la situation à son amie.

-Nous sommes en Islande, Léonore. Cet homme s’appelle Lars, c’est notre guide pour le séjour.

-Oh… Je vois. Excusez-moi, Lars. Je suppose que… Ce n’est pas la première crise que je traverse j’imagine.

-Ne vous en faites pas ! Je suis au courant, Laurent m’a tout expliqué. Prenez le temps qu’il vous faut !

-Je me souviens de lui parce que je le côtoie depuis longtemps ; mais d’ici la fin du séjour, j’espère que vous resterez dans mes souvenirs pour toujours, Lars !

-Avec plaisir, mademoiselle, Með ánægju !

Léonore rit de bon cœur avant de se tourner vers Laurent.

-Eeeettt… Pour quelle raison avons-nous décidé d’aller en Islande ?

Laurent tâta instinctivement sa poche avant de répondre :

-C’est… Pour nos followers ! C’est toi qui as choisi la destination.

-Je vois… J’espère que je ne me suis pas trompée !

Après avoir rangé leur campement, le trio attaqua la randonnée en direction du « Pic bleu ».

-C’est un volcan qui s’est formé durant l’ère glaciaire, ce qui explique la couleur bleutée de sa roche. Rassurez-vous, aujourd’hui, il n’est plus en activité !

Les explications de Lars ponctuaient leur montée vers les hauteurs du volcan.

Du coin de l’œil, Laurent observa Léonore regarder le paysage, l’air très peu intéressé par les paroles du guide. Il se souvenait de la jeune femme, avant que sa mémoire ne s’embrouille, lui disant qu’elle aurait préféré un voyage en tête à tête. Laurent eut un rire intérieur. Elle y tenait, à sa lune de miel. Elle avait tellement apprécié le début du séjour ! Même avant, au moment de la demande, Laurent ne l’avait jamais sentie aussi heureuse. Il se demandait pourquoi, d’ailleurs. Avec sa mémoire en gruyère, quelle image de lui avait son amie ?

Quand enfin ils parvinrent au sommet, après quelques heures de marche, ils purent découvrir avec émerveillement le paysage qui s’ouvrait devant eux : de nouvelles montagnes aux teintes différentes, rouges, vertes, blanches, jaunes !

-Un vrai arc-en-ciel de cailloux, plaisanta Lars, avant de s’éloigner pour installer le campement.

Laurent le regarda partir et s’approcha de Léonore, la main dans sa poche. Il lui tapota l’épaule doucement, et elle se détourna de la vue pour se plonger dans les yeux du jeune homme.

-C’est beau, pas vrai ? J’adore cet endroit ! Ca donnerait presque envie de…

Elle s’interrompit. Laurent venait de mettre genoux à terre.

-Veux-tu m’épouser ? dit-il en lui montrait une petite boîte qui renfermait une bague avec écrit : « Souviens-toi du chemin de ton cœur ».

Léonore lui sauta au cou, décidément quel homme il était !

-OUI ! s’écria-t-elle en l’embrassant.

Léonore enfila sa bague au doigt, et heureuse comme tout, se mit à chantonner. Elle resta collée à Laurent toute la soirée, et quand vint l’heure de dormir, celui-ci lui chuchota à l’oreille :

-J’ai à parler avec Lars pour les préparatifs de demain. Va te coucher, je te rejoins vite.

Tout sourire, Léonore l’embrassa une dernière fois, puis rejoignit sa tente. Une fois seul, Laurent se tourna vers Lars, qui lui tendait un verre d’alcool.

-Ca ne te fera pas de mal, avec ce froid, tu verras !

Laurent accepta avec joie et y trempa ses lèvres. La chaleur envahit tout de suite son corps et il se sentit tout à coup d’humeur à déballer son sac.

-C’était une demande en mariage ? demanda Lars, curieux. Je croyais que tu l’avais déjà faite.

-Elle l’a oublié. Je ne fais que lui remettre en mémoire.

-Et si elle l’oublie encore demain ?

Laurent ne répondit pas, et Lars se rapprocha de lui.

-Pour qui fais-tu ça, Laurent ?

-Je veux qu’elle soit heureuse, c’est tout. Ca fait des mois que je l’accompagne à travers le monde et j’ai vu sa santé se dégrader aussi vite que notre feu est en train de s’éteindre. Rester avec une femme comme elle tout ce temps, c’est formidable, mais plus le temps passe et plus on s’accroche à elle, abandonnant le reste. Elle est ma seule source de contact depuis bientôt un an. Je n’ai plus qu’elle. Alors si elle est malheureuse, je dois la consoler.

-Et tu penses que ça marchera en lui répétant ces demandes en mariage ?

-Tu l’as vue aujourd’hui ? Elle était si rayonnante… Quel mal y-a-t-il ? Je fais ma demande, elle, elle devient heureuse jusqu’à ce qu’elle oublie. Alors je lui fais une nouvelle demande. C’est gagnant-gagnant.

-Mais cette demande, elle est sincère ?

Laurent eut un temps de réflexion.

-Je pense qu’au fond de moi, quelque part, se cache un romantique et un amoureux qui aimerait que ce soit le cas. Mais je te mentirai en te disant que je ne suis pas conscient de ses pertes de mémoire. Non, rester dans cette boucle infinie de demandes incessantes me va très bien.

Lars but en silence.

-Tu trouves ça bizarre ?

-Je trouve ça magique. J’en ai rencontré, du monde, et j’en ai vu des demandes en mariage, mais là, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme toi. Ne jamais l’aimer, c’est ta manière de l’aimer. C’est magique.

Laurent rit de bon cœur.

-Tu es guide depuis longtemps ?

-Depuis mes quinze ans. J’ai toujours adoré me balader dans la nature, alors imagine ma joie quand j’ai su que je pouvais gagner de l’argent comme ça ! Ma mère n’a jamais vraiment été d’accord avec ça. Elle me prédestinait à de grandes choses. Lars, ça veut dire « couronné de lauriers », tu le savais ? Elle voulait que je devienne célèbre, quelque chose comme ça.

-C’est drôle, murmurant Laurent en terminant son verre. Laurent, ça vient du mot « laurier ». A croire que tout était écrit…

Il se pencha vers Lars, qui lui sourit doucement.

-Tu veux remettre ça ? Hier soir, ça ne t’as pas suffi ?

-Je crois que c’est les îles… Ca me met toujours dans cet état…

Sans attendre d’avantage, et tandis que le feu s’éteignait, Lars et Laurent se jetèrent l’un sur l’autre, s’embrassant, avides du corps de l’autre. Sans précautions particulières, ils basculèrent sur le sol droit et rocailleux, enlevant les derniers morceaux de tissus qui séparaient leur peau. Laurent plongea son regard noisette dans les yeux bleus de Lars. Relâcher la pression avec lui était délicieux.

-Laurent ?

Le jeune homme se figea net. Il tourna la tête vers l’endroit d’où provenait la voix. Léonore était en train de les regarder, les yeux écarquillées, au bord des larmes. Croisant le regard de son ami, elle secoua la tête, puis se réfugia dans son abri.

Pris de panique, Laurent se rhabilla. En jetant un dernier regard à Lars, il pénétra à son tour sous la toile, craignant la discussion à venir, et les explications à fournir.

Il décela Léonore cachée sous la couette. S’allongeant à côté d’elle, il commença son discours.

-Léonore, écoute, je…

-Oui ?

Léonore surgit de sa cachette, le regard curieux.

-Oh, tu es de retour ! Ça a été avec Lars ? Vous avez pu terminer les préparatifs ?

Réalisant ce qu’il venait de se passer et se sentant coupable, il se tourna dos à elle.

-Oui… Demain sera une grosse journée…

Elle avait perdu la mémoire. Son trouble de la mémoire avait sauvé Laurent.

Elle n’avait pas perdu la mémoire. Le lendemain, Léonore se souvenait toujours des évènements de la veille. Quelle ironie, se disait-elle, pour une fois, elle aurait tant voulu que sa maladie se réveille. Voir Laurent avec Lars… Après sa demande en mariage ! Ça avait cassé quelque chose en elle. Elle n’arrivait plus à s’imaginer heureuse.

Durant la journée, elle fit à peine attention au paysage. Les montagnes si colorées la veille lui paraissaient mornes et tristes. Elle se croyait dans une mine de charbon. Laurent, fidèle à lui-même (et uniquement à lui, d’ailleurs), bavardait avec le guide, comme si rien ne s’était passé.

Mais Léonore ne disait rien. Elle se taisait. Elle avait compris quelque chose, la veille. Laurent s’était donné pour elle, il s’était donné énormément. Et elle ? Rien. Elle s’était contentée d’accepter la présence de Laurent et basta. Elle l’aimait, peut-être, mais ce n’était pas réciproque. Pourtant, le jeune homme continuait de prendre soin d’elle. Mais lui aussi avait le droit d’être heureux, alors elle se taisait le temps de décider quoi faire, pour ne pas le faire culpabiliser.

Au milieu d’un paysage tout aussi gris que le précédent, Laurent se mit à genoux face à elle. Vite, feindre la surprise. Elle avait vu juste, il ne faisait tout ça que pour elle, en s’oubliant totalement.

-Veux-tu m’épouser ? dit-il en lui montrait une petite boîte qui renfermait une bague avec écrit : « Souviens-toi du chemin de ton cœur ».

Léonore lui sauta au cou, décidément quel homme il était !

-Non, chuchota-t-elle en l’embrassant.

Surpris, Laurent se recula.

-Quoi ? Mais… je…

-Je me souviens d’hier soir, Laurent. De tout, répondit-elle avec un petit sourire.

Pas de réponse.

-Ma mémoire est comme une prison, mais tu es en train de t’y enfermer avec moi, et ça c’est hors de question. Tu es heureux avec Lars, alors reste avec lui.

-Pourquoi tu n’as rien dit ? On aurait pu en parler !

Léonore secoua la tête.

-Je ne voulais pas te laisser le choix. Tu n’as pas ton mot à dire. Moi, je vais rentrer ce soir, ou demain. Le plus vite possible. Toi, tu restes avec Lars.

Laurent resta muet d’incompréhension. Tout s’enchaînait si vite.

-Sois heureux, s’il te plait, chuchota-t-elle. Tu l’as mérité.