6 : Pleurer des rivières...
Appartement de Marc Oettinger
Quartier de la Préfecture
Cergy-Pontoise (95)
Fin janvier 2011
Le premier jour
16:45
Katia achevait sa préparation culinaire. Eggs and bacon, l'encas préféré de Marc. Mais la nouvelle compagne de l'inspecteur de police n'avait ni le coup de main ni les origines britanniques de Joyce Sunderland, son ex-femme. En quittant l'existence du sémillant rouquin, la charmante anglaise avait emporté avec elle la moindre étincelle de chaleur et de féminité qui avait meublé l'appartement du couple le temps de leur idylle. Désormais, il était sobrement fonctionnel, impersonnel et froid. Katia s'y sentait étrangère, vaguement de passage. Son amant ne l'avait jamais conviée à prendre possession de son antre. Elle se contentait de le tenir propre et rangé, en attendant d'hypothétiques jours meilleurs, ces jours où Marc daignerait enfin oublier ce lourd passé qui le rongeait de l'intérieur.
La voix rocailleuse de son homme, tentant vainement d'imiter celle plus éraillée de Mark Knopfler, arracha un sourire à la belle blonde. En effet, Heavy Fuel, le célèbre tube des Dire Straits, à peine couvert par les vocalises d'un Marc déchaîné, lui parvenait depuis la chambre. Était-ce là les prémices d'une renaissance ? Elle n'osait y croire. Néanmoins, elle ne put s'empêcher d'espérer presque inconsciemment.
En regagnant le nid de leur amour, Katia traversa le couloir, portant à bout de bras un plateau d'entremets concoctés pour son compagnon. Elle le posa en équilibre sur le guéridon recouvert de papier-décor imitation wengé et avisa brièvement le répondeur téléphonique. Le chiffre « 15 » clignotait. Elle lança l'écoute du dernier message. La voix passablement agacée de la commissaire Marquance se fit entendre. Le long monologue au son métallique un brin artificiel terminé, la belle blonde reprit son chemin en direction de la chambre. Debout sur le paddock dans son plus simple appareil, Marc se prenait pour l'un des papys de la scène musicale en jouant de la air-guitare, déclenchant ainsi un véritable fou-rire chez sa maîtresse. Elle disposa son plateau sur une table basse en verre trempé et se laissa retomber sur le lit, hilare. Après avoir repris son souffle, elle redevint sérieuse.
— Marco, tu devrais rappeler Marina, ça a l'air urgent.
— Si ça concerne le boulot, ça peut attendre... C'est quoi ce regard inquisiteur ? C'est elle qui m'a mis au repos forcé, non ?
— Parce qu'elle n'avait pas le choix, tu le sais très bien... Et puis c'est ton amie, non ? Si elle insiste autant, c'est que ça doit être important. Elle ne se permettrait pas de nous déranger pour rien.
— Je lui passerai un coup de fil plus tard. Pour l'heure, je suis affamé. Pas toi ?
— Non. De toute manière, il faut que j'aille prendre une douche. Mais ne te prive pas pour moi, régale-toi.
— Dommage, tu n'es pas sans savoir combien j'aime nos tête-à-tête amoureux...
— Tu aimes surtout leurs prolongements langoureux !
— C'est parce que tu sais très bien me mettre en appétit, ma chérie...
Il descendit de la scène improvisée pour enlacer et embrasser affectueusement sa compagne avant de la libérer de son étreinte. Eddy Mitchell prit la suite des Dire Straits sur la station d'accueil du I-pod. La peau d'une autre... La chanson de Katia, celle qui semblait si bien raconter sa propre existence.
Toutes les nuits,
Elle vit dans la peau d'une autre [...]
Toutes les nuits,
Elle dit : "prends-moi pour une autre
Fais semblant de m'aimer,
Puis tu pourras m'oublier..."
L'ex-catin s'éclipsa, abandonnant son amoureux à son étrange parodie des mimiques et de la voix du Schmol.
Au sortir de la salle de bain, Katia, douchée et parfumée comme une bourgeoise parisienne, maquillée comme une star, une poule de luxe Givenchy, parée d’un bustier pailleté coordonné à une longue jupe fendue et à de hauts escarpins, chercha Marc du regard. Elle le retrouva prostré contre le chambranle de la chambre de sa défunte fille, secoué de sanglots. Les hasards de la sélection aléatoire du lecteur numérique avaient ravivé de douloureux souvenirs. I have nothing, l'extrait de la bande originale du film The Bodyguard, interprété par Whitney Houston. L'air préféré de Jenny aussi.
I have nothing if I don't have you... (4)
C'en était troublant de vérité, de clairvoyance même. Il n'avait plus rien parce que la chair de sa chair n'était plus là. La jeune femme se posta derrière lui, et dans un geste d'une infinie tendresse, enserra sa taille. Il se retourna, le visage ravagé de larmes.
— J'ai tellement mal, Katia ! Si tu savais comme j'ai mal...
D'un instinct presque maternel, son amante épongea ses rivières de ses doigts. Il se saisit du cadre-photo trônant sur l'étagère en hêtre teinté merisier. Un sourire empreint de mélancolie éclaira brièvement sa triste mine.
— Vois comme elle était radieuse, innocente... C'était mon ange, oui, et elle me manque...
— Je sais, mon Marco...
Le rouquin s'épancha sur l'épaule nue de sa compagne. Elle le caressa pour consoler sa peine.
— Il faudrait que tu parviennes à tourner la page, darling. Toi aussi, tu manques à quelqu'un.
— Je n'y arrive pas, Katia...
— Mais Youri a besoin de son père !
Estomaqué, Marc repoussa violemment la grande blonde.
— Je ne peux pas remplacer Jenny, bordel ! Personne ne remplacera jamais ma fille, personne...
— Ce n'est pas ce que je te demande, Marco... Mon petit bonhomme de deux ans et demi aimerait simplement que tu le considères et l'élèves comme ton fils !
— Tu me l'as imposé, Katia ! Tu te fichais royalement de mon avis... C'était ton désir d'être mère. C'était tout ce qui comptait pour toi, même si cela t'était biologiquement impossible. Tu as fait toutes les démarches, recruté la mère porteuse toute seule. Moi je n'ai filé que mon sperme... Alors ne me le reproche pas aujourd'hui, et assume puisque, pour toi, c'est si facile.
— Ah oui ? Et qui confierait un minot de cet âge à un ex-travelo qui a changé de sexe, à une ex-prostituée, célibataire qui plus est, devenue hôtesse dans un club privé ? En me faisant femme, tu as implicitement éveillé en moi une véritable obsession, cette intarissable soif de maternité. Et que tu le veuilles ou non, tu es son géniteur !
La maîtresse de Marc attrapa son manteau de fourrure sur le canapé et quitta précipitamment l'appartement en claquant la porte, maudissant ce jour où elle avait accepté l'argent de son amant pour réaliser son rêve.
(4) : Je n'ai rien si je ne t'ai pas toi...
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