34 : Les jours heureux
Parties communes d'un immeuble
Quartier de la Préfecture
Cergy-Pontoise (95)
Mi-juin 2005
18:25
— Daddyyyyyy !
La fillette à la longue chevelure auburn, au regard empli de malice et à la robe fleurie, se précipita dans les bras de son père. Celui-ci s’accroupit afin de l’accueillir et la souleva de terre pour la faire voler au-dessus de lui.
— Bonjour ma princesse...
Le grand rouquin embrassa tendrement la prunelle de ses yeux avant de la reposer sur le sol.
— Bonjour Anouchka, poursuivit-il en s'adressant à l'assistante maternelle qui s'occupait de Jenny dès qu'elle quittait l'école.
— Bonjour, Monsieur Marc. J'ai fait goûter votre fille à 17 heures comme vous me l'avez demandé.
— Eh oui, parce qu'aujourd'hui est un jour spécial. C'est l'anniversaire de ?
— Mummyyyyyyy !
— Yes ma Jenny. Allez ! Va vite chercher tes affaires ; il me faut encore passer chez le fleuriste avant de récupérer ta mère à son travail. Et après, direction...
— Le Caffé Milanoooo, pizza à gogo et coca à volonté !
— Pas trop quand même, mit gentiment en garde la nourrice.
— Ne vous inquiétez pas, je vous la ramène demain matin en pleine forme.
— Bonne soirée.
— Bonne soirée à vous.
La fillette déposa un bisou péteur sur la joue de Nounouche et prit la main de son père dans la sienne pour l'entraîner dans les escaliers. Marc se coltinait le magnifique sac à dos rose à l'effigie de Dora l'exploratrice, mais il était fou de sa progéniture. Il aurait fait n'importe quoi pour elle.
A la vue de l'antédiluvienne Alfasud de son père, Jenny fit la moue.
— Ne me dis pas que je dois encore monter dans ce tas de ferraille !
— Jeune fille, on ne tergiverse pas... Ce tas de ferraille roule encore très bien !
— N'empêche qu'il n'y a même pas de ceintures de sécurité à l'arrière de ta carriole préhistorique…
— Un peu de respect pour les ancêtres, s'il te plaît ! ironisa gentiment Marco, faussement sérieux.
— T'aurais pas pu prendre la Modus de mum’ ? Ou même un véhicule de ton boulot...
— Ma puce, j'ai davantage confiance en ma bonne vieille titine.
La vénérable auto s’ébroua dans un vacarme assourdissant pour quitter son stationnement. Dans l'habitacle, pour meubler un univers sans autre musique que celle du bruyant quatre cylindres à plat, la fillette entonna la chanson phare du film Le Roi Lion, L’amour brille sous les étoiles (Can you feel the love tonight) en mêlant les versions française et anglaise tout au long du trajet. D’origine franco-britannique, la gamine était déjà parfaitement bilingue.
***
Joyce Sunderland travaillait aux éditions Albin Michel. Elle était chargée de contrôler les traductions des textes anglo-saxons de la collection Spécial Suspense afin que le sens du récit originel ne soit pas édulcoré ou détourné. Ce soir-là, sobrement vêtue d’un tailleur-pantalon gris souris à peine égayé par les couleurs chamarrées de son ample carré de soie frangé, elle ne s'attendait pas à recevoir de la visite au sein de son bureau ultra-moderne, tendu de nuances allant du beige clair au brun soutenu, et situé dans un immeuble parisien du quatorzième arrondissement. Il était convenu qu'elle rejoigne directement sa fille et son mari au restaurant. L’arrivée impromptue de Jenny les bras encombrés d’un gigantesque bouquet la surprit autant qu’elle la fit sourire. Elle baisa sa pitchoune sur ses pommettes rosées en la remerciant et la débarrassa pour mettre les fleurs dans un vase art-déco. Marc s’était caché derrière une cloison mobile afin d’attendre le moment propice pour apparaître. Il avança à pas de loup alors que son épouse lui tournait le dos pour arranger la composition florale sur son plan de travail. Parvenu à sa hauteur, pendant que Jenny essayait de contenir un fou-rire, il enlaça tendrement sa taille. La jeune femme poussa un petit cri et se retourna pour embrasser passionnément son mari.
— Joyeux anniversaire, ma chérie !
— Happy birthday, mum’…
— Vous êtes incorrigibles !
— Ne perdons pas une seconde. Habille-toi vite, je n’aimerais pas que la table que j’ai réservée nous passe sous le nez, fit le rouquin, très fier de son petit effet.
— Tout de suite ? J’ai encore quelques pages à relire…
— Exécution, Madame Sunderland !
— Yes, mum’ ! This is your night, so forget your job and enjoy… (11)
— Bon, à deux contre moi, je n’ai aucune échappatoire… Je capitule.
— Hourraaaa ! hurlèrent en chœur le père et la fille.
La petite famille s’étreignit en un câlin collectif avant de quitter le building.
***
Le Caffé Milano, dans une chaleureuse ambiance méditerranéenne mêlant la pierre de taille à la rusticité du chêne brut, deux heures plus tard…
— … Et comme il me saoulait à me tirer tout le temps les cheveux, je lui ai dit qu’il n’était plus mon amoureux.
— Et désormais, c’est qui ton amoureux ? demanda un Marc très intéressé par la vie sentimentale de sa princesse.
— Ben, c’est Eliott ! Daddy, faut suivre un peu…
— Ah bon ? Eliott, c’est pas celui qui chouine en permanence ?
— Ben si, mais lui au moins, il est gentil avec moi…
— Tu as bien raison, ma chérie, de choisir un amoureux qui prenne soin de toi, souligna Joyce en prenant la main de son mari. C’est très important. Vois comme papa s’occupe de moi…
— Et ce n’est pas fini !
Le serveur apporta les douceurs.
— Attenzione, le tiramisu dé la petite, la mousse au café dé monsieur et la crème brûlée dé madame…
— Comment se fait-il qu’un petit dôme argenté orne comme par enchantement mon assiette à dessert ? s’enquit la jeune femme, amusée.
En soulevant l'objet de sa curiosité, elle découvrit un écrin de velours reposant sur une coupelle en cristal. Elle l’ouvrit pendant que Jenny et Marc se mettaient à fredonner I have nothing de Whitney Houston.
Don’t walk away from me ;
I have nothing,
Nothing, nothing
If I don’t have you…(*)
Entre émotion et franche rigolade - son époux chantait horriblement faux et son accent anglais était vraiment très approximatif, Joyce était infiniment touchée. L’anneau de diamants sertis de trois ors devait coûter une fortune.
— Marco, tu es fou !
— Rien n’est trop beau pour toi, darling… Je voulais attendre notre voyage à Londres, seulement je ne pouvais plus me contenir. Allez, je me lance.
— Quoi ?
— Come on, Dad ! (12)
Le grand rouquin se jeta aux pieds de sa moitié.
— Madame Joyce Sunderland, voudriez-vous m’épouser ?
— Mais on est déjà mariés !
— Civilement oui, pas religieusement !
— Je ne sais pas quoi dire…
— Dis-moi simplement oui !
— Oui ! Oui ! Oui !
— Et moi, je veux un petit frère… ajouta Jenny aux anges.
Le couple rit aux éclats à la demande de leur princesse. Le dîner s’acheva peu après dans la bonne humeur.
***
Marc porta leur fillette épuisée dans son petit lit, la déshabilla et la borda. Puis, il rejoignit sa femme dans la chambre parentale. Débarrassés de leurs vêtements et lovés l’un contre l’autre sous la couette, ils firent l’amour une bonne partie de la nuit, un corps à corps bercé par la douce chanson des Charts : Aime-moi encore.
Là tes cheveux qui me frôlent,
Mon visage sur ton épaule,
Donne-moi de ta chaleur,
Contre ta peau, sur ton cœur ;
Toi si fragile et si belle,
Emmène-moi sous ton aile ;
Je veux que tu me protèges
Des mauvais sorts, des sortilèges...
Tous nos démons, nos délires,
Pour le meilleur et même pour le pire,
Le pire... Je n'en ai pas peur !
Je deviens fou, je deviens fort,
Je suis déjà sourd, j'en veux encore,
Encore ! Que tu m'aimes encore…
Pour concevoir un petit être peut-être, un Adam ou une Eve ; agrandir la famille et embellir un foyer uni… Les derniers instants de bonheur aussi, avant le drame.
(11) : Oui, maman! C’est ta nuit, alors oublie ton boulot et profites-en...
(12) : Vas-y, papa !
(*) : traduction des paroles de la chanson I have nothing :
Ne t'éloigne jamais de moi ;
Je n'ai rien,
Rien, rien,
Si je ne t'ai pas toi...
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