57 : Psychiatrie

7 minutes de lecture

Hôpital de Jour Psychiatrique

66, avenue Marx Dormoy

Sarcelles (95)

Fin janvier 2011

Le troisième jour

14:30

Marina pénétra dans l’enceinte d'un établissement hospitalier. L’ambiance intérieure était ultra-moderne et très épurée. La blancheur immaculée des murs contrastait avec le dallage marbré de gris anthracite. De sombres lettres majuscules étalaient le nom et les directions des différents services, ainsi que celui des spécialistes y officiant. Au milieu de l’immense hall sur lequel débouchait l’entrée principale, un comptoir d’accueil laqué d’ébène trônait fièrement, donnant cette étrange impression de surgir dans quelque entreprise futuriste férue de haute technologie. Des caméras partout. Et une standardiste qui n’aurait pas dépareillé en couverture de Vogue, maquillée à outrance, affublée d’une oreillette-microphone dernier cri, davantage préoccupée par sa manucure que par le rare public en quête d’information.

Avec son look de garçon manqué peu apprêté, ses cheveux courts, sa veste aviateur en cuir râpé, son blue-jean délavé et son col roulé de laine écrue, le tout jeté sur des bottines à bouts ferrés de motarde, Marina affichait d'emblée une allure moins léchée. L’antithèse de la séductrice, de la femme fatale. Et de la midinette sans cervelle, peroxydée à la Marilyn, qui lui faisait face. D'ailleurs, cette nana ne daignait même pas lever ses iris, habillés de lentilles violacées, de son pinceau vernissant ses ongles. Des ongles qui n’avaient probablement jamais été malmenés par les tâches ménagères. Des mains guère plus pressées de s’affairer à d’autres choses moins superficielles.

La fliquette s’accouda un instant au comptoir en tapotant sa carte de police sur son revêtement brillant comme un miroir. L’impatience la gagna rapidement.

— Bonjour, Mademoiselle, s’agaça Marina d’un ton sarcastique.

Comme la demoiselle en question n’avait pas l’air d’avoir très envie de se préoccuper de son unique interlocutrice, l’OPJ finit par abandonner toute diplomatie.

— On vous paie pour quoi ici, au juste, Stéphanie ?

La standardiste releva la tête, aussi étonnée que confuse.

— C’est bien votre prénom, là, sur ce badge, n’est-ce pas ? Et en dessous de ce prénom, il est bien indiqué votre fonction : hôtesse d’accueil. Alors faites votre boulot, bordel de merde !

— Oui, bonjour… bredouilla la ravissante idiote. Excusez-moi, Madame, j’étais tellement accaparée…

— Commissaire Marquance, martela Marina avec autorité en fourrant sa carte d’OPJ sous le nez de l’ingénue. J’ai rendez-vous avec le professeur Lebrun, et contrairement à vous, j’ai un métier donc peu de temps à perdre. Signalez-lui immédiatement ma présence.

— C’est-à-dire que…

— C’est-à-dire que quoi ? Vous voulez vraiment que je vous inculpe pour entrave à l’exercice de la justice dans le cadre d’une enquête criminelle ?

— Non, bien sûr que non, Madame la Commissaire. C’est juste que la femme du professeur Lebrun a été conduite d’urgence à la maternité. Une grossesse difficile apparemment. Il est actuellement auprès d’elle.

Marina soupira. Tout se liguait contre elle pour lui mettre des bâtons dans les roues.

— Ecoutez-moi bien, Stéphanie, ce rendez-vous était d’une importance capitale pour mon enquête. Il n’y a vraiment personne d’autre qui puisse me recevoir ? Il me faut à tout prix rencontrer Karim Assouyef, et le plus vite possible…

— Karim Assouyef vous dites ? Attendez, je vais joindre l’infirmière en chef ; c'est elle qui le connaît le mieux dans le service. En l’absence du professeur, elle seule est habilitée à vous autoriser ou non à interroger ce patient.

— Je vous remercie, se radoucit la fliquette.

Quelques minutes plus tard, une grosse dame, la cinquantaine revêche, saucissonnée dans une tunique médicale peu adaptée à sa morphologie, se présenta à l’accueil.

— Bonjour Madame la Commissaire, salua la bonne-femme aux allures de matrone en serrant la main de Marina. Ségolène Mougin, proche collaboratrice du professeur Lebrun. Que puis-je pour vous ?

— Je souhaiterais pouvoir parler à votre patient, Karim Assouyef.

— Assouyef ? Le muet ? Je ne suis pas sûre qu’il soit en état de vous dire quoi que ce soit. On ne sait même pas s’il nous entend, dans le sens d’entendement, de compréhension si vous voulez. Il refuse toute alimentation par voie orale, il est sous perfusion. Mais suivez-moi si vous y tenez.

Marina se fit docile et marchait aux côtés de l’infirmière dans les couloirs impersonnels de l’hôpital.

— A votre avis, qu’est-ce qui a pu provoquer ce mutisme chez Karim ?

— De toute évidence, ce patient est atteint d’une dépression réactionnelle, suite au décès de son frère.

— Il s’agit d’un attentat, n’est-ce pas ?

— C’est ce que nous ont dit vos collègues. Cela dit, on n’en sait pas plus.

Une porte en mélaminé rose pâle. Chambre numéro 28. Celle du jeune homme.

— C’est ici.

La grosse dame précéda la fliquette à l’intérieur de la pièce médicalisée. Le maghrébin étendu sur le lit avait le regard rivé au plafond. Il clignait périodiquement des yeux, à intervalles réguliers, parfois même de manière frénétique, traduisant un sursaut d’anxiété encore accru par rapport à la norme qu’il présentait au personnel médical depuis son admission.

— Bonjour, Karim. C’est Ségolène. Une jeune femme voudrait te parler…

Les cils du gamin des rues papillonnèrent de plus belle, anormalement. Il semblait suffoquer.

Délivrer Melody... Tu dois délivrer ma meuf, Karim ! Elle est en danger. J’ai besoin de toi, frérot !

Un cri, un hurlement à déchirer les tympans, une convulsion. L’infirmière déclencha l’alerte. L’équipe médicale accourut. On pria Marina de sortir et de laisser le personnel soignant faire son travail.

***

La commissaire avait été paralysée par la scène, et était encore groggy de la réaction d’Assouyef. Dans le couloir, elle chercha à tâtons un strapontin pour s’asseoir. Ses jambes ne la portaient plus. Pourquoi avait-elle été autant troublée ? Était-ce parce qu’inconsciemment, elle savait que le frangin du jeune beur avait été victime de la froide cruauté d’Izmaar Eagle ? Parce que son môme était entre ses mains et qu’il pouvait sans préavis exercer son droit de vie ou de mort sur lui ? Elle appuya sa tête contre le mur et pria mentalement son défunt mari.

David, donne-moi la force de libérer notre fils et les clés pour l'arracher à son bourreau… Fais qu’il me revienne ! Je n’ai plus rien si on me l’enlève, plus rien…

***

L'équipe médicale mit près d'une demi-heure à stabiliser l'état émotionnel de Karim. Compte tenu de ce qu'il venait de vivre, l'infirmière en chef se refusait à endosser la responsabilité d'accorder le droit de visite qu'espérait l’enquêtrice sans l'aval du professeur Lebrun. Cependant, Marina n'avait pas l'intention de s'avouer vaincue, et après moult tergiversations de la part du cerbère de service, elle finit par obtenir une très courte audience auprès du jeune homme alité, sous étroite surveillance.

La fliquette s'approcha du corps du maghrébin. Elle sentit les battements de son cœur s'accélérer lorsqu'elle prit sa main. Lui n'eut aucune réaction. Elle s'assit sur la chaise et s'exprima le plus posément possible.

— Karim, je suis commissaire de police et j'enquête sur plusieurs homicides. J'aimerais comprendre ce qu'il s'est passé. Que faisiez-vous à cet endroit précis, ton frère et toi ? Qui pouvait en vouloir à Samir ?

Le patient ne réagissait pas.

— On a buté ton pote Bouba au volant de ta Béhème, on a refroidi ton frangin... J'ai bien une idée concernant l'identité de l'auteur de ces crimes, mais j'ai besoin de ton témoignage pour le coincer.

La respiration d'Assouyef s'accéléra, il déglutit puis serra fort la main de Marina tout en restant immobile.

— Je ne te laisserai pas tomber, Karim. Je suis là. J'ai juste besoin que tu répondes à mes questions.

— Vous voyez bien qu'il ne peut pas ! ronchonna l'infirmière postée dans le coin de la pièce. Entretien terminé.

— Non, s'il vous plaît, laissez-moi encore un peu de temps. Deux minutes, je vous demande juste deux minutes... Karim, est-ce que le nom d'Izmaar Eagle évoque quelque chose pour toi ?

La main du jeune homme resserra son emprise sur celle de la commissaire et des perles lacrymales ruisselèrent sur ses joues. Il commença à trembler.

— Ça suffit maintenant, j'exige que vous sortiez !

Marina allait prendre congé, mais Karim ne la lâchait plus. Il tourna sa tête vers elle, son menton et sa lèvre inférieure vibraient d'émotion.

— C'est Eagle le responsable de tout ça, n'est-ce pas ?

Derrière son rideau de larmes, le jeune homme opina du chef.

— Bouba et Samir dealaient pour lui, ils lui devaient de l'argent, beaucoup d'argent, et ils n'ont pas pu s'acquitter de leur dette, c'est bien ça ?

Assouyef continuait d'acquiescer sous le regard ahuri du garde-chiourme.

— Je vais le coffrer, ne t'en fais pas, et mettre un terme à sa carrière de pourriture...

— Mé... Mé... Mé...

Les deux femmes furent très surprises d'entendre la voix du maghrébin, mais Marina ne montra rien de son étonnement.

— Oui Karim, dis-moi !

— Melody... C'est... C'est pour ça qu'on était là-bas... Samir... Samir et moi... Pour délivrer Melody... C'est... C'était sa meuf... Sauvez-la...

Il avait articulé avec difficulté, presque à bout de souffle. Néanmoins, il avait parlé.

— Sauvez-la...

C'était comme si Samir s'était exprimé à travers le jeune homme. Cet effort surhumain l'avait vidé de ses forces ; il perdit connaissance.

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