Un lotissement de maisons individuelles en construction

Joinville-le-Pont (94)

Fin janvier 2011

Le quatrième jour

10:50

Marc Oettinger gara le Scénic de service à quelques encablures de la cabane de chantier en préfabriqué, de manière à ce qu’on ne puisse le repérer. Immédiatement après l’office funéraire, l’inspecteur suspendu s’était changé afin d’être plus à son aise que dans des vêtements de deuil : un jean délavé, un pull-over à col roulé et maille irlandaise, une paire de tennis fatiguées, un antique perfecto qui datait de ses années fac. Ses sources ne l’avaient pas trompé. La veille, Shakes avait évoqué avec lui cet ensemble de constructions laissées pour compte. Le lotissement Mercks, le rêve pavillonnaire à portée de mains de la classe populaire. Mathilda Triviani et son compagnon s’étaient saignés pour façonner leur avenir dans une petite villa sans prétention ni cachet, pour vivre enfin sous le même toit et se bâtir un foyer après avoir galéré une bonne partie de leur existence. Une part de bonheur à laquelle aspirait légitimement le couple. Et puis, l’arrêt brutal des travaux, la faillite de Francis Mercks qui avait englouti des sommes colossales dans la production musicale de plusieurs albums de la scène rap, dont celui d’Izmaar Eagle. Une perte sèche pour les dizaines de familles qui voyaient partir en fumée l’investissement d’une vie. Se battre contre le financier suisse avait été vain et les avaient enfoncés un peu plus dans la spirale infernale du surendettement. L’escroc s’était offert l’un des meilleurs limiers du barreau de Paris : maître Philippe Roncourt. De fait, les petites gens s’étaient retrouvées dépossédées de tout, y compris de leur dignité.

Son flair de flic ne l’avait pas trahi. Une activité anormale agitait ce quartier censé être déserté de tous. Un fourgon suspect à proximité du préfabriqué. Le grand rouquin brûlait d’envie d’aller y traîner ses guêtres. Il écrasa sa Dunhill presque totalement consumée dans le cendrier nomade et remonta la vitre électrique du monospace. Il descendit de l’automobile et la verrouilla à l’aide à la carte électronique de démarrage, la faisant clignoter deux fois des projecteurs. Son pistolet personnel entre les mains, Marc s’approcha des lieux le plus discrètement possible et se posta derrière le véhicule utilitaire pour observer ce qui se jouait à l’intérieur du cabanon.

— Allez, lève ton cul de là, petite bite ! ordonna Omar en remuant de sa pompe l’ado qui s’était assoupi contre le groupe électrogène.

Alex ouvrit difficilement les paupières, défia du regard cet interlocuteur qui le prenait de haut et lui répliqua de manière insolente.

— Pour que je puisse lever mon cul, comme tu dis, faudrait déjà me détacher de là, banane !

D’origine africaine, l’armoire à glace bodybuildée s’accroupit pour se retrouver à la hauteur de l’impertinent et lui agrippa la chevelure souillée de sang séché à pleine main.

— T’es un comique, freluquet…

Il lui asséna un coup de boule conséquent, réveillant ainsi sa blessure au front, avant de détacher ses liens.

— Aïe, putain ! Mais t’es complètement cintré !

— Je te conseille de te la boucler, gamin. On va aller faire un tour…

Recroquevillée dans son coin, l’aspirante-mannequin chouinait le plus silencieusement possible.

— Où nous emmenez-vous ? reprit Alex une fois debout.

— La balade, c’est pas pour ta meuf. Elle reste avec Vladimir et Houcine.

— Hors de question que je vous suive sans Melo…

Sans crier gare, un uppercut lui frappa l’abdomen et le plia en deux.

— Ce n’est pas toi qui décides, pigé ?

— Laissez-le ! hurla l’asiatique bimbo.

Le gros black commençait à perdre patience. Il lui retourna une gifle magistrale pendant que l’un de ses acolytes se chargeait de ligoter les poignets d’Alex et de lui bander les yeux. Les sanglots de l’adolescente amplifièrent de volume, et devant la brutalité de leurs ravisseurs, le jeune homme abandonna toute résistance. Omar poussa le fils de Marina dehors en saluant ses camarades et le conduisit vers le Renault Master stationné devant la cabane de chantier.

La porte du préfabriqué jeta deux individus dans l’allée boueuse. Marc devait faire vite. Il aimanta un géo-traceur sur la face interne du passage de roue du fourgon tôlé et s’extirpa de sa position en exécutant une roulade amortie par un tapis neigeux, lui permettant ainsi de se planquer derrière un mur de parpaings en devenir. Un mastodonte noir, de genre brute épaisse, bouscula un adolescent filiforme afin de l’obliger à grimper à l’arrière du véhicule utilitaire.

Alex ! Merde… Et pourquoi les deux autres types ne les accompagnent-ils pas ? Ils ne vont quand même pas abuser de la môme !

Le black s’installa sur le siège conducteur. Un bruit de démarreur fatigué. Le Renault Master s’ébroua, effectua une marche arrière et mit les voiles. La voie était libre. Le flic s’approcha de l’une des fenêtres noyées sous la condensation. La buée qui s’accrochait aux vitres floutait le décor, mais les sons étaient parfaitement audibles.

Vladimir préparait la seringue d’injection. Paniquée, Melody n’en menait pas large. Elle n’avait jamais été sous l’emprise d’une quelconque drogue.

— C’est prêt, Miss Monde. Grâce à mon shoot d’enfer, tu vas planer…

L’aspirante-mannequin tremblotait sous sa parka violine. Avec un rictus carnassier, le rustre individu se rapprocha de la minette avec l’assentiment de son complice.

— Sûr qu’elle va planer, Mistinguett ! Et puis on va pouvoir s’amuser un peu avec elle, j’en bande d’avance…

— T’enflamme pas comme ça, Houcine. On s’en tient aux ordres d’Izmaar. La cocaïne en intraveineuse pour la rendre dépendante, pour qu’elle ait cette sensation d’être en manque de sexe aussi. C’est tout.

— Y’a pas de mal à se faire du bien, Vlad' ! On va lui apprendre les ficelles de son futur boulot, une sorte de formation accélérée…

Le maghrébin n’eut pas le loisir de terminer sa phrase. Marc venait d’enfoncer la porte et il se la prit en pleine tête. Le grand rouquin ne relâcha guère la pression en lui cognant du genou le bas-ventre, l’expédiant ainsi à terre. Puis, il braqua son arme sur le blondin cradingue.

— C’en est fini des conneries, mec, balance ta seringue !

Au même moment, Houcine le fit trébucher en le balayant de ses jambes. Dans sa chute, l’inspecteur lâcha son flingue. Celui-ci percuta le sol et Vladimir l’éloigna du pied. En une fraction de seconde, le beur ensanglanté mais coriace était à nouveau à la verticale, paré à rouer le rouquin de coups. Néanmoins, Oettinger était beaucoup plus aguerri qu’il ne le pensait. ll le prit de vitesse en mettant à profit ses lointains souvenirs de judoka. Utilisant la technique de la planchette japonaise, il saisit les poignets de son adversaire et l’attira à lui avec force. Profitant de cet élan qu’il lui imposa, il s’allongea au sol, son pied placé sur son aine sans relâcher son effort de traction. Ce mouvement de bascule projeta en arrière le maghrébin qui s’écrasa contre la vitre. Celle-ci vola en éclats sous la violence du choc. La confusion passagère lui permit de récupérer son revolver ; il visa Vladimir en pleine tête. Le corps du blondin retomba lourdement sur le plancher. Le flic se releva, se pencha sur sa victime afin de vérifier qu’elle n’était plus. Il jeta un œil par la fenêtre brisée. Houcine s’était rompu le cou sur une des marches saillantes conduisant à l’entrée.

Melody n’osait plus esquisser un seul geste. En position fœtale, elle avait attendu son heure. Cette heure qui n’était pas venue. Marc s’accroupit devant elle.

— Ne me faites pas de mal, je vous en supplie !

— Hé, regarde-moi ! Regarde-moi Melody…

La vietnamienne releva son visage ravagé de traces de fond de teint dilué que de récentes larmes avaient dessiné sur ses joues. L’enfer qu’elle vivait depuis deux jours l’avait rendue craintive. Elle observa avec méfiance ce curieux bonhomme qui lui parlait avec tant de sollicitude et de bienveillance dans la voix.

— Tu ne risques plus rien à présent, Melody, plus rien…

— Que me voulez-vous ?

— Te délivrer. Je ne suis qu’un flic venu te libérer de ces chaînes…

Oettinger se déplia pour récupérer l’opinel sur la table et délivra la demoiselle en détresse. Secouée de spasmes, elle s’écroula en pleurs dans les bras protecteurs de cet homme providentiel.

— C’est fini, murmura-t-il en caressant ses longs cheveux crasseux de poussière, fini…

Il la soutint pour quitter la cabane de chantier et rejoindre le Scénic.

— J’ai un sac de fringues à l’arrière de ma voiture. Elles appartenaient à ma compagne. Je ne suis pas certain que ce soit ta taille mais…

— L’un d’entre eux a embarqué Alex. Il faut qu’on aille le sauver.

— Je sais, et c’est ce qu’on va faire. Avant que les ruskofs ne l'envoient faire la pute dans une quelconque capitale européenne.

La veille, le grand rouquin n'avait pas eu besoin de beaucoup bousculer Fredo le Nabot pour qu'il se montre bavard. Il tenait trop à sa meuf pour risquer quoi que ce soit à son encontre. La transaction avec les proxénètes russes devait avoir lieu le lendemain soir sur l'Île Seguin.

— Tu connais leur destination ? reprit Oettinger.

— L’entrepôt désaffecté où j’ai été séquestrée quelques heures peut-être… C’est tout près de Sarcelles je crois.

— On va rapidement être fixé. J’ai équipé le fourgon dont se sert le ravisseur d’un géo-traceur. Via une connexion internet, sa position GPS n’aura plus aucun secret pour nous.

Un timide sourire illumina les traits de l’adolescente. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait l’impression d’entrevoir enfin le bout du tunnel. Un espoir…