Chapitre 3 ~ Désaccord
- Moi aussi, je suis contente de te voir, lança la jeune fille en passant devant Robbie pour entrer dans le dortoir vide. Elle referma la porte derrière elle et se planta devant lui, bras croisés.
- Mais qu’est-ce que tu fabriques ici ?
- Je vis ici au cas où tu aurais oublié. C’est plutôt à toi qu’il faut poser la question.
- Simple visite. Je ne compte pas m’éterniser dans les parages.
- Ah oui ? Ça explique ton passage dans le bureau de Miss Grant. Et Benjamin t’a fait la visite guidée, je suppose ?
L’adolescent ouvrit la bouche et la referma sans piper mot. Il se contenta de regarder Charlie, laquelle avait une lueur de satisfaction dans le regard. Elle savait qu’elle avait raison, il le voyait clairement dans ses yeux gris. Ce qui agaça le garçon au plus haut point. Il n’avait pas besoin qu’on lui dise qu’il n’aurait pas dû se trouver là. Ça, il le savait déjà. Lâchant un soupir, il contourna la rousse et colla son oreille droite contre la porte. Aucun bruit ne lui parvint, le couloir semblait silencieux. Robbie saisit le métal froid de la poignée entre ses doigts et la tourna, délicatement. Il passa sa tête par l’ouverture et regarda à gauche, puis à droite. La voie était libre. Ouvrant complètement la porte, le garçon allait sortir de ce dortoir lugubre quand il sentit une main lui saisir le poignet et le tirer brusquement en arrière. Si brusquement d’ailleurs qu’il en tomba à la renverse. Par terre, il observa Charlie refermer la porte – encore une fois – et s’appuyer contre le panneau de bois, comme si elle voulait le maintenir clos.
- Bordel, Charlie. Qu’est-ce que tu fiches ? siffla Robbie entre ses dents.
Une bouffée de colère mélangée de panique emplit sa cage thoracique, tandis qu’il se remettait sur ses jambes.
- J’essaie de sortir de ce trou, au cas où tu n’aurais pas remarqué.
- Et moi, j’essaie de t’aider, au cas où tu n’aurais pas remarqué, répliqua-t-elle sur le même ton.
- Laisse-moi passer alors.
- Non.
Ils s’affrontèrent du regard, gris stellaire contre bleu glacial.
- Pousse-toi, grommela Robbie. Je reste pas ici, je rigole pas Char…
- Et tu vas faire comment pour sortir ? Tu vas jouer au chat et à la souris avec Benjamin toute la nuit ?
- Il ne m’attrapera pas une deuxième fois.
- Oh oui, je suis sûre qu’il te laissera tranquille si tu le lui demandes gentiment, railla la jeune fille.
Robbie serra les dents.
- Il ne m’attrapera pas, répéta-t-il. J’atteindrai le soupirail avant que –
- Parce qu’en plus tu veux passer par là où ils t’ont eu ? C’est le premier endroit qu’ils surveilleront idiot ! T’as laissé ta cervelle chez Miss Grant ou quoi ?
- LA FERME !
Charlie sursauta et se pressa un peu plus contre la porte sans cependant quitter Robbie des yeux. Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais ce dernier ne lui en laissa pas le temps. La boule de panique qu’il croyait avoir sagement maîtrisée venait d’exploser dans sa poitrine.
- Il faut que je sorte d’ici, t’as pas compris ? Si toi et les autres minables qui espèrent encore qu’on vienne les sortir de ce trou à rat voulez rester ici à regarder la vie passer, c’est votre problème. Mais ce sera sans moi. Je vaux mieux que ça.
« Crétin, lui cracha sa voix intérieure au visage. »
En voyant l’expression de Charlie, Robbie se sentit désagréablement coupable. Il cherchait quelque chose à dire mais sans succès. Qu’aurait-il pu ajouter de toute façon ? Il sentait qu’un « désolé » serait mal pris par la rouquine. Elle serait capable de le remettre au sol en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et il n’avait pas le temps pour ça. Il se pinça l’arête du nez en soupirant, les yeux clos, un bref instant pour s’éclaircir les idées. Il entendit alors la porte grincer légèrement. Il rouvrit les yeux pour voir Charlie passer la tête par l’ouverture, comme lui à peine quelques minutes auparavant. Elle se retourna vers lui et lui fit signe de la suivre. Son regard l’effleura à peine. Soupirant malgré lui, il se hâta derrière elle dans le couloir sombre, sans même prendre la peine de refermer la porte derrière eux. L’adolescent s’inquiéta brièvement au sujet du Bossu, puis décida qu’il devait probablement roupiller quelque part, comme le poivrot qu’il avait l’air d’être. Sa situation était déjà assez exiguë, pas la peine d’en rajouter.
Les deux adolescents redescendirent les escaliers et traversèrent le couloir en sens inverse. Robbie, une fois de plus, se contenta de suivre son guide improvisé. Ils descendirent encore quelques dizaines de marches, obliquèrent deux fois à gauche et une fois à droite, traversèrent le réfectoire et arrivèrent enfin dans la cuisine de l’orphelinat, plongée dans la pénombre. Robbie avançait à tâtons, ne distinguant que vaguement ce qui l’entourait. Des murs recouverts de casseroles, deux grandes tables mises bout à bout, c’était tout ce qu’il pouvait voir avec certitude. Il rejoignit Charlie au bout de la pièce, au niveau de la deuxième table, là où se trouvait le soupirail. Son ticket de sortie.
- Merci, dit Robbie en jetant un coup d’œil aux quelques rayons de lune qui filtraient par l’ouverture.
Il se tourna vers Charlie, qui avait les yeux baissés au sol, se sentant affreusement mal à l’aise.
- Ecoute Charlie, pour ce que je t’ai dit…
- Laisse tomber, le coupa-t-elle. Si jamais t’arrives à sortir ce soir, fais-toi oublier un moment avant de revenir par ici.
Sa voix était douce mais ses yeux étaient distants lorsqu’elle le regarda.
- Ouais.
Le garçon savait qu’elle le conseillait seulement de rester loin de l’orphelinat le temps que les choses se tassent, que la Momie et le Bossu lui lâchent la grappe. Mais il ne put s’empêcher de penser qu’elle sous-entendait aussi qu’elle ne voulait plus le voir avant un certain temps. Cette supposition lui serra le cœur, un peu. Il l’observa s’éloigner, sa silhouette se fondant progressivement dans l’obscurité du passage. Juste avant qu’elle ne passe l’ouverture, il crut l’entendre murmurer quelque chose comme « fais attention, idiot » mais ça aurait très bien pu n’être que son imagination. Il reporta son attention sur le soupirail, se baissa et entreprit de retirer la grille quand il sentit quelque chose appuyer contre sa peau sous sa chemise. Le paquet. Avec tout ce qui lui était tombé dessus, il l’avait complètement oublié. Il ne se sentit que plus coupable des mots qui s’étaient échappés dans le dortoir. Elle voulait juste lui apporter son aide et lui l’avait rembarrée, obsédé qu’il était de s’échapper le plus vite possible, blessé dans sa fierté de ne pas trouver de solution satisfaisante à son problème. Pire, furieux d’entendre Charlie raisonner alors que lui en était incapable. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. S’il ne s’était pas emballé comme un gosse de cinq ans devant un cadeau d’anniversaire, il n’en serait pas là. Robbie contempla la grille qui bouchait le passage, la main sur le paquet au travers de sa chemise.
Parce qu’en plus tu veux passer par là où ils t’ont eu ? C’est le premier endroit qu’ils surveilleront idiot ! T’as laissé ta cervelle chez Miss Grant ou quoi ?
Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas.
Le garçon sursauta en entendant des bruits de pas dans le couloir. Serait-ce Charlie qui revenait ? « Tu rêves mon vieux, pourquoi elle ferait ça ? » « Le Bossu alors ? » Il se glissa sous la table en espérant que l’ombre ambiante le dissimulerait à la vue de quiconque. S’il se faisait attraper ici, il était sûr que le gros balourd ajouterait « voleur » au surnom affectif qu’il lui avait déjà donné. Il réfléchit et réfléchit à ce qu’il allait faire, et prit sa décision. Vite. Il devait faire vite. Le garçon attendit que les pas s’éloignent et sortit du dessous de la table.
***
Charlie filait comme une ombre dans les couloirs, gravissant les escaliers à toute allure jusqu’à l’aile nord. Elle passa la trappe et la claqua violemment derrière elle. L’atmosphère rassurante du grenier la calma un peu, mais elle était toujours de mauvaise humeur.
- Non mais quel abruti ! s’exclama-t-elle tout haut.
« Toi et les autres minables ». Mais pour qui se prenait-il ?
- Crétin !
De dépit, elle balança son pied dans l’objet le plus proche, qui s’avéra être un gros coffre en bois, comme ceux des pirates. Le choc lui arracha un grognement de douleur. Clopin-clopant, soufflant comme une machine à vapeur, elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour et se laissa tomber lourdement dans son fauteuil. Cette soirée était un véritable fiasco. La jeune fille ne savait pas exactement à quoi elle s’attendait : que Robbie l’écoute sans broncher, qu’il lui explique le pourquoi du comment il s’était fait prendre. Elle aurait pu le réconforter, lui expliquer le fonctionnement de l’orphelinat, et peut-être même l’emmener ici, au grenier, pour lui montrer ses trésors. Est-ce qu’elle avait vraiment cru que la soirée se déroulerait de cette façon, ne serait-ce qu’un instant ? Elle devait bien admettre que oui. Mais rien de tout ça ne s’était produit. Elle n’avait pas été à la hauteur et maintenant, cet imbécile se baladait dans la cuisine en essayant en vain de sortir. Au moins, Crumpek n’était pas là ce soir. C’était déjà ça. Il existait peut-être une chance infime pour qu’il réussisse à s’échapper. Mais si c’était aussi facile, Charlie serait déjà partie depuis longtemps.
La jeune fille ramena ses jambes contre elle, et resta assise là, les yeux perdus dans le vide. Inconsciemment, elle guettait le moindre bruit venant de l’extérieur. Crissement de gravier, éclats de voix. Mais rien, pas un son ne perturba la mélodie douce du vent nocturne dans les arbres. Robbie avait peut-être réussi en fin de compte. Charlie se leva et s’étira avant de s’approcher de la fenêtre ouverte. Elle s’accouda au rebord et se pencha à l’extérieur, savourant la brise fraîche sur son visage tourné vers le ciel. Comme guidé par un aimant, son regard accrocha un point lumineux dans cet océan sombre troué comme une passoire.
- Bonsoir, murmura-t-elle doucement.
Aussitôt, l’éclat de la petite étoile s’intensifia, parut même clignoter un instant, en guise semblait-il de réponse à la salutation de l’adolescente. Un léger sourire s’installa sur les lèvres pâles de la jeune fille tandis que son cœur s’allégeait quelque peu des évènements de la soirée.
- J’espère que ta soirée a été meilleure que la mienne, lâcha la jeune fille dans un soupir.
L’étoile scintilla frénétiquement, comme à chaque fois qu’ils se retrouvaient, invitant Charlie à lui raconter ce qu’elle avait sur le cœur. Elle pouvait presque l’entendre dire : « Dis-moi, comment était-ce aujourd’hui ? ». Et alors, Charlie lui racontait. Elle lui raconta sa journée remplie de corvées et de leçons insignifiantes. Ses repas, toujours aussi insipides. Elle lui raconta Robbie aussi. Leur dispute, et comment elle l’avait laissé seul dans la cuisine, avec probablement Benjamin qui faisait sa ronde, il y avait plus d’une heure maintenant. Pendant son récit, l’étoile scintillait, attentive. Celle-ci ne pouvait parler, ni toucher sa jeune amie. Et pourtant le simple fait de se sentir écoutée réconfortait Charlie.
Aussi étrange que cela puisse paraître, tous les deux semblaient se comprendre. L’étoile avait une place primordiale dans le cœur de la jeune fille, et sans qu’elle puise se l’expliquer, elle savait que c’était réciproque. Depuis son arrivée à Greywall, ils passaient ainsi quelques merveilleuses heures ensemble, chaque soir, quand les conditions le permettaient. Lorsqu’enfin l’étoile s’estompait du ciel, Charlie quittait la fenêtre et allait se coucher, un sentiment de bien-être éphémère au creux de la poitrine qui chassait la solitude quotidienne. Dans un sens, tous deux se complétaient mutuellement. L’étoile apparaissait aussi solitaire dans son coin de ciel que Charlie l’était à l’orphelinat. Même si elle s’entendait bien avec les autres orphelins, elle n’était proche d’aucun d’entre eux. Pas suffisamment en tout cas pour parler d’amitié. Elle se sentait à l’écart, pas à sa place. Différente. Sauf avec Robbie.
La nuit était déjà bien avancée maintenant. Le ciel commençait à se couvrir. En bas dans la cour, c’était le calme plat. Aucun mouvement ne venait perturber les ombres sur le sol, si ce n’est le passage occasionnel d’un rat d’un coin de mur à un autre. Charlie attendit encore quelques instants jusqu’à ce que son compagnon disparaisse derrière un nuage. Elle referma la fenêtre, frissonnant légèrement d’être restée si longtemps à portée de la brise automnale. L’adolescente s’empara d’une couverture qui traînait là, et ralluma une bougie. Maintenant que le temps s’était couvert, dissimulant les rayons de lune, il faisait plus sombre dans le grenier. Charlie se blottit à nouveau dans son fauteuil, le plus confortablement possible avec la couverture sur les épaules. Rassérénée, elle reprit son livre là où elle l’avait laissé et continua sa lecture, espérant que les Darling achèveraient de chasser Robbie de ses pensées.
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