Chapitre 10 ~ Retrouvailles
Robbie resta deux jours dans l’Isoloir. Il avait affreusement mal la tête quand il reprit conscience, quelques heures après s’être écroulé dans la terre battue. Il était affamé, aussi ; pendant un instant, il regretta presque d’avoir balancé son bol à la face de Crumpek. Presque. Il se releva tant bien que mal, courbaturé des pieds à la tête, désorienté par le manque de lumière. Il avait l’impression que la pièce tanguait tout autour de lui, comme sur le bateau qu’il avait pris un jour avec ses parents. Il était tellement jeune qu’il ne parvenait plus à se rappeler ni le nom du bateau, ni là où ils allaient ou avaient embarqué. Seule la sensation de ballotement subsistait en lui.
Titubant, il parvint à trouver la couchette miteuse et à s’assoir dessus, la tête dans les mains pour apaiser les élancements. Il se sentait sale, couvert de terre, le coin des lèvres croûteux de sang. Il passa son corps en revue, examinant les dégâts. Sa langue était engourdie et lancinante, la plaie qu’il s’était faite dans le bureau de Grant s’étant rouverte. Il ouvrit la bouche pour parler, dût s’éclaircir la gorge, prononça quelques mots, douloureux mais possible, donc pas grave. Le coin de ses lèvres le lançait également mais pas au point de l’empêcher d’ouvrir la bouche. Aucune morsure de rats à déplorer. Bien.
Un de ses yeux le faisait souffrir mais il parvenait à les ouvrir tous les deux, sans trop de mal. Probablement un coquard. Il devrait attendre de sortir pour vérifier qu’il y voyait toujours mais il ne s’inquiéta pas trop à ce sujet. La tête lourde et lancinante, mais opérationnelle. En conclusion, pas trop amoché au final. Mais suffisamment que pour lui imposer un temps de repos avant de commencer ses recherches. La douleur dans son crâne pulsait encore trop fort. Il resta donc assis là, la tête entre les mains, les yeux clos, coudes sur les genoux, et attendit sagement que ça passe.
Il pensa à Charlie, songea à sa blessure, osa espérer qu’elle avait au moins reçu un torchon propre pour nettoyer la plaie. Il repensa à l’aplomb avec lequel elle avait tenu tête à Crumpek, et son désarroi dans cette pièce noire et humide. Il se demanda pourquoi cet endroit lui inspirait tant de peur ; il voulait comprendre.
Ses pensées se tournèrent ensuite vers sa mère. Son cœur se serra, comme à chaque fois. Il se repassa les moments heureux, ses plus beaux souvenirs, son visage, … Mais comme à chaque fois qu’il s’y laissait prendre, ses souvenirs le ramenèrent à cette fameuse nuit. Sauf que cette fois-ci, la voix de Crumpek se mêlait aux souvenirs. Les rendant plus horribles et pénibles encore. Les mains de Robbie se crispèrent dans ses cheveux. Son estomac se noua en un seul point de colère et de rage. Comment cette vieille mégère pouvait-elle en savoir autant ? Qu’est-ce qu’elle savait en réalité ? En quoi lui était-il lié ? Tant de questions qui se mêlèrent aux souvenirs, par-dessus le visage de sa mère, dont la panique déformait ses traits d’ordinaire si doux, placides.
Reste éloigné de l’orphelinat, mon ange, ne t’en approche pas.
« Pourquoi maman ? Qu’est ce que tu savais que j’ignores ? »
Seul dans le noir, meurtri, perdu, l’adolescent se laissa aller à un moment de faiblesse. Quand les larmes débordèrent de ses yeux, même Jimminy le criquet eut la sagesse de se taire. Sa mère lui manquait. Sa vie lui manquait. Même son père, qu’il voyait parfois comme un étranger, lui manquait. L’enfant qu’il était encore refit surface dans cette cave sombre et humide, à l’abri des regards, sous la douleur lancinante de sa tête. Il laissa couler les larmes qu’il s’interdisait d’ordinaire de verser et bascula sur le côté, le matelas crasseux s’affaissant sous son poids. Sans force, il ferma les yeux, les grandes eaux inondèrent ses joues.
***
- Elle a vraiment une sale tête.
- Je l’ai jamais vue comme ça.
- Taisez-vous, vous allez la réveiller.
- Elle va se réveiller hein ?
Les voix continuaient de parler autour d’elle, des voix qu’elle connaissait. Charlie avait mal à la tête et dans la main gauche. Elle remua sous les couvertures rêches. Quand elle ouvrit les yeux, les membres de La Resistencia se trouvaient autour d’elle. Tiph et Fred à gauche, Ed et Nick à droite. Ils avaient l’air inquiets.
- Tu vois, Fred, qu’elle s’est réveillée, lança Nick.
- N’importe qui se réveillerai avec votre discrétion, soupira Tiph à l’intention des garçons. Comment tu te sens Charlie ?
La rouquine se releva sur les coudes, difficilement, mais elle parvint à s’assoir. L’engourdissement de sa tête commençait à se dissiper.
- Ça va… Vous êtes là depuis longtemps ?
- Pas autant que toi en tout cas, t’as dormi deux jours.
- Fred !
- Deux jours ?
Charlie regarda autour d’elle, incrédule. Elle était dans son lit dans le dortoir. D’après la lumière qui sortait de sous les rideaux, c’était le matin. Elle regarda de nouveau le quatuor.
- C’est Francine qui t’a trouvé par terre, t’étais blanche comme une morte. Elle t’a ramené ici. Elle a soigné ta main aussi. T’as pas réagi jusqu’à ce matin. T’as fait peur à tout le monde, même à Grant.
- Et Crumpek ?
La jeune fille frissonna en se rappelant le regard que lui avait lancé la directrice en voyant sa blessure.
- Si elle vous trouve ici, vous allez passez un sale quart d’heure.
- Aucun risque, dit Ed. Elle est partie.
- On l’a plus vue après la scène que Robbie nous a faite au dîner, compléta Nick.
- Et elle a confirmé son départ à Grant hier soir, acheva Tiph.
Charlie la regarda.
- Mais comment vous …
- Je me suis faufilé dans son bureau pour lire son courrier, expliqua fièrement Fred. Pendant que la vieille descendait à l’Isoloir.
Les trois autres rirent en regardant le benjamin de la bande, même si Ed semblait un peu contrarié des risques qu’il avait pris seul. Charlie esquissa un demi-sourire. Elle commençait à se sentir mieux, malgré sa main qui la lançait encore. Cependant, son instinct lui soufflait que quelque chose clochait, sans qu’elle puisse saisir quoi. Mais le malaise persista dans sa poitrine. Elle regarda la Resistencia, et se décida à poser la question qui la taraudait depuis qu’elle les avait vu à son chevet.
- Et Robbie ? Comment il va ?
- Grant l’a ramené hier soir après avoir reçu la lettre de la vieille sorcière, l’informa Tiph. Il est salement amoché mais il va bien. Le premier truc qu’il a demandé en s’asseyant près de nous au réfectoire c’est comment tu allais.
« Dieu merci, soupira-t-elle intérieurement. »
- Il est passé avant qu’on arrive mais tu dormais encore, dit Fred.
- Qu’est-ce qu’il a fait pour se retrouver à l’Isoloir ? demanda la rouquine.
C’est Nick qui lui raconta comment Robbie avait écrasé son assiette sur le visage de la Directrice, devant tout Greywall.
- En pleine poire ! s’exclama-t-il. Il est complètement fou.
Charlie secoua la tête, sidérée.
- Mais à quoi il pensait ?
La Resistencia haussa les épaules à l’unanimité. Au même moment, l’estomac de Charlie gargouilla. Elle regarda son ventre pendant que les autres éclatait de rire.
- Allez viens, ça va être l’heure du dîner de toute façon, lui dit Tiph.
- Ils vont en faire une tête en te voyant les autres, sourit Fred.
- Tu peux te lever ? demanda Nick.
- Ça devrait aller.
Charlie balança les jambes hors des couvertures et se mit debout. Pas de vertiges. Elle examina le bandage enveloppant sa main, à peine tâché de sang.
- Francine t’a changé ton bandage, la blessure est superficielle, lui dit Ed qui avait gardé un bras levé pour la rattraper si jamais elle tombait.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé quand la sorcière t’a emmenée à l’Isoloir ? lui demanda Fred.
- Rien de plus que d’habitude ; les insultes, le claquage de porte. Puis elle est revenue avec Robbie, je suis sortie et c’est le trou noir.
La jeune fille s’abstint de mentionner la panique qui l’avait oppressée. Elle savait qu’ils savaient qu’elle détestait l’Isoloir, inutile d’amener le sujet sur le tapis.
- Mais il a bien dû se passer quelque chose pour que tu restes dans les vapes deux jours. Francine a dit que ça ne pouvait pas être la blessure, qu’elle était trop bénigne.
- Je sais pas, Ed.
Et c’était vrai, elle ne savait pas. Elle n’avait aucune idée de ce qui l’avait touchée à ce point. Elle ne pouvait leur parler de l’expression de Crumpek face à sa blessure, ils la prendraient pour une folle ; elle-même se demandait si elle n’avait pas tout imaginé. Et Charlie savait que cela n’avait rien à voir avec son court séjour dans les caves, c’était autre chose. Et elle pressentait que ce quelque chose avait à voir avec ce sentiment de malaise qu’elle ressentait depuis son réveil. Un malaise différent de celui qu’elle avait ressenti quand la Directrice avait saisi son poignet.
C’était comme si elle avait perdu une chose importante tout en ayant le sentiment que cette chose n’était pas loin. Comme si cette chose n’était plus à sa place, plus dans son élément. Un poisson qu’on sort de l’eau.
Son ventre gargouilla à nouveau.
- Allez, on va manger. J’ai hâte de voir ce que Robbie nous a préparé aujourd’hui, lança Nick. On pourra spéculer sur le pourquoi Charlie a roupillé pendant deux jours à table.
Tiph et Ed levèrent les yeux au ciel, Fred ria. Même Charlie laissa échapper un rire. Ils sortirent du dortoir, direction le réfectoire. Elle écouta La Resistencia raconter les deux jours qu’elle avait manqué – rien de plus monotone que le quotidien ne s’était déroulé à Greywall – ainsi que les prochains potentiels mauvais coups qu’ils comptaient faire.
Il était étrange de se trouver dans les couloirs de Greywall à leurs côtés, riant avec eux, donnant parfois son avis sur leurs plans. Étrange et très naturel à la fois, comme si elle avait toujours fait partie intégrante de la Resistencia. Sachant de plus que Crumpek était de nouveau absente, Charlie se sentit détendue dans les couloirs de Greywall. Elle en oublia presque son sentiment de malaise, les horribles évènements des derniers jours. Elle avait hâte de voir Robbie.
Les cinq orphelins arrivèrent en avance au réfectoire, mais ils poussèrent tout de même la porte.
- Et vos corvées ? demanda Charlie en haussant les sourcils.
- Pas faites, répondit Fred.
- Les fenêtres ont besoin de respirer un peu, t’as vu l’état des torchons ? Les pauvres, enchaîna Tiph.
- La serpillère a peur de moi, j’ai pas pu faire les sanitaires. Impossible de mettre la main dessus, continua Ed.
- Je ne voulais pas que mon superbe uniforme gris soit tâché des poussières de la bibliothèque, répliqua Nick en lissant sa chemise, le gris ne me va pas au teint.
Charlie les regarda à tour de rôle, puis éclata de rire. La porte de la cuisine s’ouvrit sur Francine, qui fronça les sourcils.
- Regardez qui voilà. Tu pourras te remettre à la tâche dès demain ma fille, deux bras de plus ne seront pas trop, avec cet empoté sur les talons.
Charlie hocha vigoureusement la tête.
- Tu peux te servir de ta main ?
- Oui, acquiesça la rouquine. Merci Francine.
- Bah, répondit la cuisinière en haussant les épaules.
Cette dernière retourna dans la cuisine. Les cinq amis restèrent au milieu de l’allée, attendant que Francine ressorte pour ensuite aller s’assoir avec leur bol. Charlie guettait la porte impatiemment. « Cet empoté ». Elle dût retenir un sourire. Robbie dans la cuisine, ce devait être quelque chose pour que Francine le désigne de cette façon. La porte s’ouvrit de nouveau sur la cuisinière, un léger sourire étirant ses lèvres. Elle portait la casserole qu’elle posa sur la longue table qui faisait face à la porte. Sur ses talons, Robbie poussait le chariot avec les bols.
Quand il leva la tête et aperçut Charlie, ses traits fatigués s’éclairèrent. La jeune fille eut mal au cœur en voyant son visage couvert de bleus, la paupière déformée par un cocard, la lèvre fendue. Sans se préoccuper de La Resistencia ou de Francine, la rouquine s’élança vers lui. Robbie n’eut que le temps de s’écarter du chariot avant que Charlie ne le prenne dans ses bras et le serre contre elle. Il lui rendit son étreinte.
- C’est pas tout ça, mais j’ai faim. On peut prendre un bol ?
Charlie lâcha Robbie à contre cœur, et eut le temps de voir Tiph donner un coup de coude dans les côtes de Nick. Elle se sentit quelque peu gênée sous les regard des autres, puis haussa les épaules. Robbie aussi semblait troublé par cette démonstration, mais il semblait mieux que lorsqu’elle l’avait vu sortir de la cuisine. Ses épaules s’étaient redressées et il avait retrouvé son attitude désinvolte.
- Sois pas jaloux Nick, t’en auras un après ton repas.
- Garde ça pour Charlie, le nouveau, répliqua l’intéressé en reculant d’un pas.
- Tes désirs sont des ordres grande perche, s’inclina Robbie en souriant.
- Ces bols ne vont pas se distribuer tout seuls que je sache, intervint Francine.
Charlie regarda les garçons, amusée et perplexe de voir Robbie si à l’aise avec La Resistencia. Avait-elle raté tant de choses en deux jours ? Elle suivit Robbie pour distribuer les bols, se sentant coupable de l’avoir laissé seul pour les corvées aujourd’hui.
- Vous autres, lança la cuisinière en direction du quatuor, rendez-vous utiles. Ça remplacera vos corvées non faites.
Ils obtempérèrent sans mots dire. Charlie remarqua le sourire de Francine, laquelle s’affairait près de la casserole. À eux six, ils eurent bientôt terminé leur tâche. La cuisinière les servit alors généreusement en porridge, une fois n’est pas coutume, et retourna se poster près de sa casserole à la table du fond, en attendant le reste des orphelins qui arrivèrent au compte-goutte.
Tous, excepté Viktor peut-être, étaient ravis de revoir la rouquine. Dom et Beth lui sautèrent au cou, manquant de renverser la table. Max lui adressa un énorme sourire au milieu de son visage triste. Charlie se sentit bizarre face à toutes ces salutations, de même que lorsqu’elle avait vu la Resistencia à son chevet. Elle ne s’était pas doutée que son absence marquerait tant Greywall, elle qui ne se sentait pas toujours à sa place.
La jeune fille mangeait son porridge insipide avec appétit. Pour une fois, cela lui sembla le plus délicieux des mets. Elle sentit ses forces lui revenir peu à peu, seule la sensation de malaise persistait, qu’elle ne parvenait toujours pas à identifier. Elle sentait le regard de Robbie posé sur elle. Elle tourna la tête vers lui et remarqua son bol vide. Elle haussa les sourcils.
- Tu as mangé la chose pâteuse dans ton bol ?
- Ça s’appelle du porridge d’après Francine.
- Le porridge de Greywall…
- Mon départ est retardé, il faut bien que je me nourrisse, répondit-il. Et j’ai fait la promesse à Francine de manger tout ce qu’elle préparerait après avoir balancé ma bouillie sur Crumpek.
Robbie sourit mais Charlie détailla son visage meurtri. Elle avait mal pour lui, et ressenti une telle bouffée de rage et de haine contre la directrice que son poing se crispa.
- C’est elle qui t’a fait ça ?
- Je crois qu’elle n’aimait pas les pommes de terre.
- Espèce d’idiot ! T’as vu ta tête ?
- Tu aurais vu celle de la vieille folle, ça valait le coup, rétorqua-t-il.
Ils se fixèrent. Charlie essaya de sonder son expression, mais il ne laissa rien paraître. Pas ici en tout cas. « Pourquoi Robbie ? Pourquoi t’être mis à dos Crumpek comme ça ? »
- Comment va ta main ? demanda l’adolescent avec un signe de tête.
Charlie leva sa main bandée, remua les doigts. Douloureux mais supportable.
- Opérationnelle.
- Bien. Je crois que tu manques à Francine en cuisine.
- Tu es si mauvais que ça ? se moqua la jeune fille.
- Même les génies dans mon genre ont leurs limites.
- Un génie ?
Charlie et Robbie se tournèrent d’un même mouvement vers la Resistencia.
- On dirait que tu as de la concurrence Nick, le railla Ed.
Tiph et Fred riaient sous cape. Charlie elle-même ne put se retenir. Elle croisa le regard de Robbie qui lui rendit son sourire.
- Au fait Rob, maintenant que Charlie est là, tu nous parles de ta découverte ?
Rob ? La jeune fille regarda Fred et Robbie à tour de rôle, puis les autres membres de la Resistencia. Elle était un peu perdue de voir Robbie aussi à l’aise avec le quatuor infernal, une sorte de lien semblait s’être tissé entre eux pendant son absence, probablement liée à l’effronterie de Robbie face à la Directrice. Elle se demanda s’il avait renoncé à s’évader de Greywall. Elle n’en n’était pas convaincue, ce n’était que partie remise. Mais le voir presque à sa place parmi eux, comme s’il avait toujours été là lui procurait un réconfort innommable. Pour la millième fois depuis son arrivée à Greywall, elle pria pour que Crumpek disparaisse à jamais. Sans elle, Charlie pourrait presque se sentir vraiment chez elle. Mais elle savait que ce souhait était puéril, irréaliste. Rien n’était aussi simple dans la vraie vie.
- Pas encore mon vieux, j’aimerais vérifier quelque chose avant. Mais vous serez les premiers au courant, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
- Qu’est-ce que tu mijotes encore ? l’interrogea Charlie, inquiète et suspicieuse, mais aussi intriguée par cette « découverte ».
Robbie se contenta de sourire pour toute réponse. Le repas se termina légèrement. Ils se levèrent ensuite tous, allèrent déposer leurs bols sur le chariot, et se mirent en route vers la classe de Miss Grant pour la leçon. Celle-ci les assommèrent à force de long discours sur la grammaire et la syntaxe. Charlie somnolait malgré elle sur sa chaise. Des regards qu’elle lançait en direction de Robbie, elle constata qu’il se tenait tranquille, à l’instar des autres orphelins. Mais elle pouvait voir aussi qu’il n’écoutait rien de ce que Grant racontait. Son esprit travaillait à toute vitesse et elle doutait que ce soit sur la complexité de la grammaire. Lorsque les yeux gris de Charlie rencontrèrent ceux, bleus, de Robbie, il articula deux mots en silence, avant de reporter son attention factice sur Grant.
« Le grenier. »
Jamais la leçon ni le reste de la journée ne lui parurent si long. Lorsqu’enfin ce fut l’heure des douches, Charlie se hâta, et fut la première à se coucher. Elle jugea préférable de d’abord se coucher puis de s’éclipser discrètement quand les autres seraient endormies. Savait-on jamais si l’envie prenait à Grant ou à Francine de venir voir comment elle se portait. La couverture sous le menton, elle patientait, se repassant les derniers jours en tête. L’arrivée de Robbie, leur soirée au grenier, le retour de Crumpek, l’Isoloir… Cela faisait beaucoup de choses en peu de temps pour Greywall. Inévitablement, elle revit le visage monstrueux de Crumpek face à sa main ensanglantée, se demanda pour la millième ce que cela signifiait – en considérant qu’elle n’avait rien imaginé. À l’image de la Directrice s’associait dorénavant dans son esprit un sentiment de danger, de catastrophe imminente. Elle avait toujours exécré cette femme du plus loin qu’elle se souvienne. Mais elle avait l’impression que quelque chose avait changé, que Crumpek devenait plus mauvaise encore qu’autrefois. Le visage de Robbie en témoignait.
Ce n’était pas la première que la Directrice de Greywall se laissait aller à violenter les orphelins. Mais cela n’allait jamais plus loin qu’une ruade dans les épaules ou une tape à l’arrière de la tête. Avec Robbie elle était hors de contrôle, si elle avait pu le tuer sous ses coups, Charlie était certaine qu’elle l’aurait fait. Mais pourquoi Robbie ? Qu’est-ce qu’il avait bien pu lui faire ? Lui revint alors en tête les premiers instants du garçon dans les murs de Greywall, la façon dont Miss Grant l’avait introduit parmi les orphelins. Et Crumpek, qui ne s’absentait jamais plus de deux jours de suite, revenait après plusieurs jours pour repartir presque aussitôt. C’était étrange.
Et son inconscience qu’elle ne parvenait pas à expliquer, pas plus que son sentiment de malaise qui persistait depuis son réveil. Charlie ne croyait pas au hasard de tous ces évènements ; elle avait peut-être lu trop de livres d’aventures. Mais son instinct lui soufflait qu’il se passait quelque chose. Et elle comptait bien découvrir de quoi il retournait avant que cela ne lui tombe dessus – sur elle ou ceux à qui elle tenait.
Le calme se fit dans le dortoir. Les murmures stoppèrent progressivement, les respirations se firent plus profondes. Les filles s’étaient endormies. La rouquine attendit encore quelques minutes puis se glissa hors des couvertures. Ses pieds nus sur le sol froid, ses chaussures à la main, elle entreprit de se faufiler jusqu’à la porte le plus silencieusement possible.
- Je savais que tu ne dormais pas.
Charlie sursauta. Elle se tourna et vit Tiph redressée dans son lit, qui l’observait. Dans la pénombre, elle ne pouvait distinguer ses traits mais elle aurait juré qu’elle souriait. Enfreindre le règlement était une immense qualité aux yeux de l’adolescente.
- T’en fais pas, je te couvre. Le nouveau a vraiment une mauvaise influence sur toi, chuchota la blonde dans l’obscurité.
- C’est peut-être moi qui ai une mauvaise influence sur lui, lança-t-elle presque sur la défensive.
Elle n’avait pas attendu Robbie pour se faufiler hors du dortoir la nuit.
- Une rebelle dans l’âme, je l’ai toujours dit ! Fais attention à Benjamin surtout.
- T’en fais pas. Bonne nuit.
Tiph se recoucha, et Charlie sortit enfin du dortoir. Elle avait toujours été convaincue d’être passée inaperçue pendant ses escapades, mais elle se demanda si Tiph ne l’avait pas remarquée depuis un moment. Haussant les épaules et longeant les murs, elle parcourut le chemin jusqu’au grener en un temps record.
Elle adorait ce sentiment de liberté qu’elle avait à lorsqu’elle parcourait l’orphelinat endormi. Comme si elle était capable de tout faire. Rien ne pouvait l’arrêter, ni Benjamin, ni Grant et surtout pas Crumpek. Elle se sentait invincible.
Quand elle passa la trappe du grenier, Robbie n’était pas encore là. Tout était encore comme elle l’avait laissé trois jours auparavant. Les deux fauteuils défoncés en vis-à-vis, Peter Pan sur la table, le livre de Robbie sur l’accoudoir de son fauteuil à elle. Elle se sentait toujours bien au grenier de l’orphelinat, mais ce soir-là, il lui semblait qu’il manquait quelque chose. Son malaise s’était accentué. Comme s’il lui manquait quelque chose qui était en même temps très proche. Elle regarda autour d’elle, mais elle ne vit de particulier. Tout était à sa place.
Elle secoua la tête et haussa les épaules.
« Ressaisis-toi ma vieille, tu perds la tête, tenta-t-elle de se rassurer. »
Charlie se dirigea vers la fenêtre qu’elle ouvrit doucement. Elle sentit l’air froid lui mordre le visage mais cela lui fit du bien, lui éclaircit les idées. Elle tourna son visage vers le ciel encombré de nuages sombres pour voir son étoile. Depuis trois soirs qu’elle ne l’avait pas vue, elle espérait que les nuages s’estomperaient assez vite. Soupirant, elle referma la fenêtre et s’installa comme à l’accoutumée dans son fauteuil, la couverture élimée sur ses genoux. À la lueur vacillante de la bougie, la jeune fille saisit avec délicatesse le livre que son ami lui avait offert. Le pourquoi il était membre de Greywall maintenant. Elle ressentit une pointe de culpabilité. Il n’aurait pas dû se faire prendre par Benjamin.
La couverture du livre était usée par le temps. Le cuir vert était patiné par endroit, et aucun titre ne figurait sur l’ouvrage peu épais. Charlie était intriguée. Elle le feuilleta rapidement ; les pages jaunies étaient recouvertes d’une écriture manuscrite ronde et soigneuse. Robbie avait dit que le livre appartenait à sa mère. Était-ce elle qui l’avait écrit ? L’adolescente avait l’impression de tenir un trésor rare entre ses doigts. Elle le referma, caressa la couverture de ses doigts, hésita. Avait-elle le droit de le lire ? Elle se sentait comme une intruse, une fouineuse. Mais si Robbie le lui avait donné, c’était pour qu’elle le lise.
« Il est à toi. Je préfère le savoir entre tes mains plutôt que là où je l’ai retrouvé. »
Elle se demanda où il avait retrouvé ce livre. Elle se rendit compte qu’elle ne savait rien de Robbie. Ni d’où il venait, ni ce qu’il était arrivé à ses parents. Il ne se dévoilait que par miettes, révélant ce qu’il voulait bien dire.
« Les ruelles de Greywall ne sont pas seuls lieux d’activités, tu sais. »
Qu’est-ce que ça signifiait ? La liste de questions à son sujet ne faisait qu’augmenter.
Se promettant de le questionner quand il arriverait, Charlie ouvrit le livre et commença sa lecture pour patienter.
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