Chapitre I.1
Sur Terre, 8h30 du matin.
Une fois de plus, l’abeille s’apprêtait à quitter le doux confort de la ruche. Si nombre de ses sœurs dormaient encore, d’autres étaient à l’ouvrage depuis longtemps, et beaucoup avaient déjà rejoint les airs ; mais la petite abeille était encore tout engourdie, à peine assez réveillée pour préparer son envol.
Lentement, délicatement, elle lissa ses longues antennes, sans lesquelles, elle le savait, elle serait à jamais perdue dans le vaste monde. Puis, avec une précaution infinie, elle fit jouer ses deux paires d’ailes, si fines, qui allaient la faire voler tout au long de son voyage sans jamais cesser de battre.
L’abeille prit son élan ; une, deux… elle était partie.
On aurait pu se demander quelle sorte de fleur cette abeille pouvait bien aller butiner... Mais la question n'avait en fait plus lieu d'être, car les abeilles ne butinaient plus les fleurs, mais les renseignements.
En effet, depuis que les hommes savaient comment synthétiser le miel (et le leur était meilleur, car comment un insecte pourrait-il surpasser un humain ?), les abeilles avaient dû se recycler, faute d'un travail utile à qui que ce soit. Elles furent donc mutées dans le service de sécurité de la Société, et chargées de surveiller les milliards d’humains de la planète, rapportant tout ce qu’elles voyaient et entendaient au Réseau Informatique, qui analysait ces données pour la sécurité de chacun.
En outre, comme les abeilles préféraient malgré tout voleter au-dessus des champs, on les avait quelque peu robotisées. C'était plus pratique.
Mais la petite abeille, maintenant tout à fait éveillée par l’air frais du climatiseur de l’immeuble dont elle et ses sœurs assuraient la surveillance, n’était pas triste d’être un robot. Au contraire ! Elle savait que les renseignements qu’elle transmettait au Réseau Informatique auraient permis à ce dernier de repérer le moindre individu susceptible de nuire à son prochain, pour peu que quelqu’un soit assez fou pour enfreindre l’une des règles qui faisaient de la Société le meilleur des mondes pour tous. Et la petite abeille était fière de se savoir utile, et de contribuer au bonheur des Citoyens, en leur conférant cet extraordinaire sentiment de sécurité qu’ils chérissaient tant.
De plus, être faite en partie de pièces métalliques (en partie seulement, elle n’était tout de même pas une machine dénuée de vie !) lui procurait certains avantages. Ainsi, tout en effectuant le tour du grand hall de l’immeuble, par où venaient travailler les humains, elle dressa ses antennes en pensant : « Il est l'heure du bulletin de huit heures quarante-cinq. Les abeilles mellifères, mes ancêtres, pouvaient-elles aussi écouter la radio ? »
« … et maintenant, une grande nouvelle de l’Equipe Missionnaire en Amérique du Sud : à compter de ce jour, la Société est universelle sur la planète ! En effet, les derniers sauvages, qui vivaient jusqu’à présent dans le délabrement le plus complet aux fins fonds de la forêt amazonienne, ont enfin pu être contactés. Les pauvres hères n’avaient même pas connaissance de la grandeur de notre Société, et n’auraient jamais imaginé qu’il pût exister meilleur monde que le leur ! Quelle vie rudimentaire ! Heureusement, après maints périples à travers la forêt — l’opération aura d'ailleurs aussi servi à renforcer nos réserves de bois — un groupe de missionnaires a réussi hier à établir le dialogue avec les sauvages, les mettant au fait de l’actualité mondiale la plus récente. Et c’est sans hésiter que ceux-ci, désormais Citoyens à part entière, ont rejoint les rangs de la Société, après avoir reconnu la supériorité de cette dernière sur toute autre forme de civilisation. Leur contribution à l’unification de notre monde, par ailleurs, se fera par le défrichage plus que nécessaire de la région, en vue de l’instauration d’une nouvelle mégalopole où ils pourront, enfin, se sentir pleinement humains ! Et bientôt la suite de l’actualité, après une courte pause publicitaire... »
La nouvelle fit chaud au cœur électronique de l’abeille. Plus rien ne pourrait dorénavant ébranler la Société, aboutissement logique et parfait de toutes les anciennes grandes civilisations de la planète !
Mais ce n’était pas tout : elle avait du travail. Elle fit une dernière fois le tour du hall d’entrée, pour s’assurer que tout était normal. La grande porte, par laquelle les humains arrivaient à intervalles déterminés pour éviter une trop forte affluence, était gardée par deux hommes de la Sécurité, dont la prestance et la carrure garantissaient aux employés une parfaite sérénité tout au long de leur journée de travail. Au centre du hall, passée la conciergerie électronique qui délivrait absolument tous les renseignements que l’on pouvait désirer, se trouvaient les grands haut-parleurs radiophoniques, qui débitaient présentement leurs messages publicitaires, informant les Citoyens sur leurs nouveaux besoins. Tout était calme de ce côté-là ; les humains arrivaient en petits groupes d’une vingtaine d’unités, écoutaient la radio durant quatre minutes, puis se dirigeaient vers le fond de la pièce, où escaliers et ascenseurs étaient employés selon la répartition effectuée par l’Ordinateur Central, visant notamment à éviter tout excès de poids dans les installations, ou à soulager les jambes d’un travailleur particulièrement sollicité. Le système était simple : le soir, avant son départ, chaque humain était informé, par courrier directement dans son bureau, des horaires auxquels il devrait prendre soit un ascenseur, soit les escaliers.
Et c’est à côté de ces derniers que se trouvait la Ruche de Surveillance de l’abeille. Certaines de ses sœurs décollaient actuellement vers les étages inférieurs, où étaient effectués les travaux les plus élémentaires. La petite abeille, quant à elle, était contente d’avoir été envoyée vers l’Ordinateur Central, tout en haut de l’immeuble, car les ouvriers des niveaux inférieurs avaient des tâches trop simples pour jamais s’écarter des consignes ; en outre, c’était parmi eux que les humains modifiés étaient les plus nombreux.
Elle commença donc son ascension, volant dans les cages d’escalier par-dessus les têtes de tous ces gens qu’il fallait surveiller ; elle allait inspecter rapidement chaque étage avant de prendre position dans celui de l’O.C.
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